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Source : "Mahomet et la tradition islamique" d'Emile Dermenghem, pages 38-40 et 97-98

Le Coran

De ce Coran (Lecture, Récitation), dont chaque verset était une aya (signe, preuve), Mahomet ne cessait pas de s'émerveiller lui-même. Il en recevait les fragments dans des états seconds qui submergeaient sa personnalité volontaire et consciente, même quand ils répondaient à ses préoccupations. Les révélations s'interrompaient parfois; il les attendait pour résoudre ses difficultés, donner à sa communauté des directives au jour le jour, poser des règles quand la nécessité s'en faisait sentir. Elles devinrent moins abruptes au fur et à mesure qu'il vieillit et s'habitua à son rôle de transmetteur. Le contact était branché et débranché plus aisément ; comme il arrive dans la vie des mystiques une période plus unie, plus sereine, après les grands orages. Mais toujours il fit une différence nette entre ce qui venait de cet au-delà dans ces états seconds et ce qui venait de sa propre intelligence consciente, même inspirée. Les traditionnistes ont conservé de nombreux hadîts où le Prophète agit, parle, enseigne, ordonne, fait des apologues et des sermons, fait même parler Dieu à la première personne. Mais nul ne songe à confondre cela avec le Coran, et ne serait-ce que par le style, tous les Arabes font du premier coup la différence.

Les phénomènes qui accompagnaient les révélations étaient impressionnants. Quand Mahomet les sentait venir, il frissonnait et tremblait, se faisait généralement couvrir d'un voile ou d'un manteau (« 0 toi qui es couvert d'un manteau », LXXIII, LXXIV), sous lequel on l'entendait souffler, gémir, pousser des cris rauques. Il en sortait en sueur avec une lourdeur de tête qu'il soignait par des cataplasmes. Une tension musculaire intense est aussi signalée. Après le sermon solennel du Pèlerinage d'adieu, un verset, le dernier, descend et fait ployer les genoux de la chamelle sur laquelle il est monté. Quand est révélé le verset IV, 97, contre ceux qui négligent la guerre sainte, le Prophète fait appeler son secrétaire ordinaire, Zeid ben Tsâbit. Un aveugle se présente et se plaint d'être blâmé alors qu'il n'en peut mais. La cuisse de Mahomet reposait alors sur celle de Zeid et pesa tout à coup d'un tel poids que ce dernier craignit de voir la sienne se rompre, pendant que descendait une aya précisant qu'exception était faite pour les infirmes. Un homme avait demandé à 'Omar de lui faire voir le Prophète au moment d'une révélation. L'occasion se présenta sur la route de La Mecque. Quelqu'un avait posé une question sur le pèlerinage. Mahomet se tut. Une révélation lui vint, 'Omar souleva le voile et fit voir à l'homme le Prophète en transes. Il avait la face rouge, respirait bruyamment, « geignant comme un veau », puis tomba dans une torpeur dont il sortit pour dire : « Où est l'homme qui m'a interrogé ? »

II y avait plusieurs modes de réception, degrés plus ou moins parfaits, semble-t-il. Parfois il entendait des bruissements, des tintements et un discours confus dont il saisissait le sens quand le bruit avait cessé. Parfois l'ange apparaissait sous une forme humaine, parlait distinctement et se faisait comprendre, au fur et à mesure des paroles. Parfois, semble-t-il, avait lieu une intuition plus directe et intellectuelle. L'effort devait être grand pour passer à l'état de discours logique et intelligible. Le Coran recommande au Prophète de ne pas s'énerver, de ne point « agiter la langue pour hâter l'expression» (LXXV, 16) d'un texte que Dieu se chargeait de graver dans sa mémoire.

Que devenaient les fragments reçus dans ces conditions ? Ils étaient retenus par la mémoire du Prophète et des fidèles, dont certains s'efforçaient d'en savoir le plus possible par cœur. On les écrivait sur des peaux, des palmes, des poteries, des omoplates de mouton. À Médine, Mahomet eut des secrétaires qui les transcrivaient aussitôt.

Ces fragments furent groupés en chapitres ou sourates, lesquelles furent classées à peu près par ordre de longueur ; les plus courtes et en même temps les plus anciennes, en gros, à la fin. Les longues sourates elles-mêmes ne sont pas des discours ordonnés (sauf celle de Joseph), mais des réunions de fragments plus ou moins longs, pas forcément de même date. À la mort du Prophète, quatre médinois savaient le tout par cœur. Le calife Aboû Bakr, non sans hésitation, chargea Zeid ben Tsâbit de transcrire le tout. Puis le calife 'Otsmân (644-655) fit établir une vulgate, d'après les exemplaires confiés à la garde de Hafça, veuve de Mahomet, et fille de 'Omar; et les autres exemplaires furent brûlés.

Ainsi que nous l'avons vu, le Coran ne peut être considéré comme une œuvre littéraire ayant pour auteur Mahomet. Sa valeur, sa beauté même sont en quelque sorte supra-littéraires, en raison tant de son origine que de la nature qu'on lui attribue. L'efficacité totale d'une œuvre d'art, et de celle-ci en particulier, est le résultat d'un contact et d'une collaboration entre la pensée qui est à l'origine et celle qui reçoit. Le Coran est un livre « inspiré », en tout cas du fait qu'il n'est pas le fruit seul de la pensée discursive consciente, ou que la conscience de celui qui l'émettait en des états seconds plus ou moins accentués mais toujours discernables de l'état normal, était reliée alors à sa subconscience profonde, personnelle sans doute encore en bien des cas, mais aussi, peut-on penser, immergée dans une réalité dépassant le phénomène.

D'autre part, le fait que le Coran est considéré comme Parole divine incréée et est en conséquence objet de récitation, au cours de la prière, en vue d'entrer en communication, par la parole sensible, avec le Verbe éternel, ne permet pas de le traiter comme un poème quelconque. Ainsi qu'à tous les livres sacrés, même quand ils traitent des faits historiques, du droit ou des actualités banales, il convient de lui appliquer les règles de l'anagogie, qui permettra de trouver des sens divers superposés dont un toujours au moins sera « vrai ».

Sa récitation a non seulement une valeur liturgique et sacramentelle, mais aussi mystique. C'est la mémorialisation des réalités éternelles dont chaque âme a virtuellement le «souvenir» (en un sens platonicien). Le mot dzikr, à plusieurs reprises répété dans le Coran, signifie d'ailleurs à la fois et au sens le plus fort, récitation, pensée, souvenir.

Sans ordre méthodique, explosif, jailli selon les circonstances, se répétant souvent, se contredisant parfois (d'où la curieuse théorie des versets abrogés par des versets abrogeants), le Coran est avant tout dynamique.