Le Coran a une histoireparu in Notre Histoire, 195 (janvier 2002), p. 22-28Interview de Claude Gilliot, par Jaqueline Martin-Bagnaudez
Mahomet est présumé né vers la fin des
années 570 de l'ère chrétienne (nous conserverons par commodité ce système de
datation), dans la tribu des Koreïchites de La Mecque. Mais si la tradition
musulmane donne de nombreuses informations sur lui, beaucoup d'éléments, même
essentiels, restent dans l'ombre, faute de pouvoir les recouper avec des sources
non musulmanes. On n'est même pas absolument certain que le Prophète se soit
appelé " Mohammad ". Cette expression est un participe passé, signifiant " le
Loué ". On l'appelle aussi " Amîn ", " le Fidèle ", sa mère s'appelant Amîna, "
la Fidèle ", mais il s'agit plutôt d'un qualificatif que d'un nom. Question : Toutes les incertitudes que vous soulignez sur les datations doivent être bien gênantes dès lors qu'il s'agit de déterminer la chronologie de la révélation des sourates*. Une première analyse, donnée par la
tradition musulmane elle-même, distingue les révélations de la période mecquoise
et celles de la période médinoise, avec un accord à peu près général. Les
orientalistes* acceptent ce classement. Ils y ont toutefois introduit des
considérations de langue, d'occurrence de mots pour affiner l'analyse : ainsi
distingue-t-on tout un groupe de sourates dans lesquelles Dieu est qualifié de "
Miséricordieux ", terme emprunté à l'environnement yéménite, où une divinité
portait ce nom. Ces sourates pourraient bien appartenir aux tout premiers
moments de la révélation, le dieu de Mahomet n'étant pas encore désigné
clairement comme un dieu unique. Dans leurs datations, les orientalistes
s'appuient aussi sur des analyses de style. Question : Reste que les datations constituent un élément essentiel de la théorie de l'abrogeant/abrogé… La théorie de l'abrogeant/abrogé, telle que
l'analyse Hubert Grimme (1864-1942), Mohammed, II, Einleitung in den
Koran (Münster, 1895), p. 10, s'est établie. " lorsque Mohammed,
explique-t-il, fut devenu le maître absolu de Médine… sa volonté du moment
acquit dans l'instant force de loi, et l'on accepta tacitement que face à
quelque chose de nouveau [dans la révélation] quelque chose de plus
ancien n'eut plus de valeur… Mais lorsque après sa mort, d'autres générations
s'occupèrent philosophiquement des problèmes que le Prophète leur avait laissés,
le tableau de la vérité musulmane leur offrait tant de contradictions que l'on
eut recours à des moyens très osés pour les dissimuler, surtout à
l'établissement de la théorie de l'abrogeant et de l'abrogé ". Question : Nous sommes pour le moment dans une tradition orale. Mais comment s'est passée la mise par écrit ? D'après une certaine tradition musulmane,
" des " Compagnons du Prophète savaient " du " Coran par cœur. Selon d'autres
récits anciens, aucun Compagnon n'aurait " su par cœur " le Coran en son entier
du vivant de Mahomet, hormis quatre ou six dont ils nous donnent les noms. Le
verbe utilisé est jama'a, qui signifie, dans ce contexte, " savoir par cœur ",
mais aussi " collecter ", " posséder ". On sait surtout que même si certains
Compagnons recueillaient les paroles de Mahomet et les écrivaient sur des
omoplates de chameau, des pierres plates, des parchemins (tout supports
habituels de l'écriture), l'essentiel de la révélation était conservé " dans les
poitrines des gens ", c'est-à-dire par cœur. On est donc en pleine
ambiguïté. Question : Le classement sous lequel nous connaissons actuellement le Coran fait appel à la longueur décroissante des sourates. Comment s'est-il imposé ? Ici encore on doit se référer à diverses
traditions. Ce même Zayd b. Thabit témoigne d'une mise en ordre déjà effectuée
sous le Prophète. Selon d'autres traditions, si une révélation était faite "
à l'Envoyé de Dieu, il appelait certains qui écrivaient et il disait : "place ce
verset dans le lieu où [Dieu] mentionne cela et cela "". Il s'agit ici
simplement d'ordonner les versets à l'intérieur d'unités. Question : De quand datent les plus anciens manuscrits, actuellement connus, du Coran, et où ont-ils été rédigés ? Les plus anciens manuscrits complets et datés -
par un colophon (note finale authentifiant le document) ou, de manière moins
précise, par une simple note - remontent essentiellement au IXe siècle. Quant à
savoir où ils ont été rédigés, ce n'est pas facile, car tous, pour des raisons
de prestige, se qualifient comme provenant du Hedjaz, cette région du nord-ouest
de la péninsule arabique qui est le berceau de l'islam. Mais il a été démontré
que leur style n'autorisait pas toujours cette provenance. En fait, les villes
où on a pu copier de telles œuvres sont finalement peu nombreuses : Médine,
Bassora, Coufa. Le développement de Bagdad est postérieur. Question : Comme tout texte de cette époque, le Coran se transmet donc par copie. A quand remontent les premières éditions imprimées ? Le Coran aurait été imprimé pour la
première fois à Venise autour de 1530, mais cette édition aurait été détruite
sur l'ordre du pape Paul III (1534-37). Avec l'édition préparée par Théodore
Bibliander (1500-64) et publiée à Bâle en 1543, on est en terrain sûr pour ce
qui est d'une édition imprimée. D'autres suivirent en Occident, mais aucune
n'eut de retentissement en terre d'islam, hormis quelque peu l'édition de Gustav
Flügel : Corani textus arabicus (Leipzig, 1834, 1841), réimprimée jusqu'à
nos jours. Question : Constate-t-on des variantes, des leçons différentes, entre les diverses lectures du Coran ? Pour comprendre la complexité du
problème, il convient de remonter à l'évolution de l'écriture arabe. A
l'origine, les signes diacritiques* dont sont munies, pour les distinguer, les
consonnes d'un tracé identique mais pouvant se prêter à plusieurs lectures,
n'existaient pas. Les voyelles brèves n'étaient pas écrites, les longues pas
toujours. La recension othmanienne du Coran était à l'origine ainsi rédigée, le
diacritisme ne s'étant établi que vers le IXe siècle. En fait, on ne pouvait
lire un texte que si on le connaissait déjà. D'où d'innombrables variantes
possibles. Question : On voit bien, à partir de ces exemples, toute la complexité, et toute l'importance de l'étude de la langue. Dans les écoles coraniques actuelles, qu'enseigne-t-on exactement aux élèves ? Et qu'en comprennent-ils ? Dans le monde entier, on enseigne ce qui passe
pour être la recension othmanienne. Question : Connaît-on d'autres textes écrits dans cette même langue ? Et peut-on distinguer des genres littéraires dans le texte coranique ? Il n'y a pas vraiment d'écrit semblable. Non
que la langue coranique soit réellement unique, comme le dit la tradition
musulmane, car elle est aussi celle de l'ancienne poésie arabe, consignée par
écrit à une époque postérieure. Mais ceux qui l'ont rédigée étaient aussi des
poètes et mettaient une part d'eux-mêmes dans ces textes. De toutes façons, s'il
y a bien des points communs entre le Coran et cette littérature, le style en est
tout à fait différent. Quant à savoir si cet arabe-là était parlé à l'époque,
c'est difficile à dire. Le style général est proche, dit-on, de celui des
anciens devins qui pratiquaient la prose rimée, ce que le Coran passe pour être,
même si ce n'est pas tout à fait vrai. Question : Qu'en est-il des traductions ? On a traduit le Coran en français et dans les autres langues occidentales. Existe-t-il des versions dans des arabes modernes ? Surtout pas. Le Coran étant considéré dans
l'imaginaire religieux musulman comme un miracle inimitable, la " Parole de Dieu
", les croyants n'admettent pas qu'on puisse le traduire, puisque cette
traduction serait l'œuvre d'un homme et ferait disparaître les "merveilles" de
la langue de Dieu. On admet cependant une " traduction " dans le sens d'une "
interprétation " ou d'un " essai d'interprétation du Coran inimitable ", étant
entendu que cette " interprétation " ne peut remplacer le texte original.
Théologiens et juristes ont adopté en général une attitude rigoriste en ce qui
concerne la prière. Ainsi, la fatiha* ne devrait être prononcée qu'en
arabe, et si le fidèle ne peut la réciter dans cette langue, il devrait la
remplacer par un autre passage du Coran. Question : Comment les croyants musulmans considèrent-ils les chercheurs orientalistes comme vous, qui ne faites pas partie de leur communauté mais consacrez votre science à étudier les fondements de l'islam ? Pour beaucoup de musulmans, il y a d'abord une attitude de stupéfaction : comment quelqu'un qui connaît le Coran a-t-il pu ne pas se convertir ? Il existe d'ailleurs toute une littérature musulmane comportant des attaques contre les orientalistes. Toutefois, beaucoup de musulmans savent que les meilleurs travaux sur le Coran sont dus aux orientalistes, français, anglais, italiens, américains, et surtout allemands. De nombreux Occidentaux se sont aussi intéressés aux textes islamiques avec des visées missionnaires, et aussi parce qu'ils voyaient dans l'islam une civilisation péribiblique. Question : Les principaux articles de foi ont-ils été révélés dans le Coran ? On les trouve surtout dans les sourates
mecquoises. En ce qui concerne les prescriptions rituelles, les " Cinq piliers "
figurent bien dans le Coran, à un moment ou à un autre, mais pas en tant que
tels. Les prières quotidiennes, par contre, ne sont dénombrées nulle part. Elles
figurent dans les récits traditionnels du Voyage nocturne de Mahomet à
Jérusalem, au cours duquel Dieu lui prescrit de faire réciter 50 prières à sa
communauté ; le Prophète est quelque peu accablé par le poids de cette
obligation, mais sur les conseils de Moïse, il réussit à la faire ramener à
5. Propos recueillis par Jacqueline MARTIN-BAGNAUDEZ
DIACRITIQUES (points -) - Points dont sont maintenant marquées certaines consonnes de l'alphabet arabe pour distinguer et fixer la valeur exacte des signes consonantiques qui prêtaient à confusion. FATIHA - Ce terme arabe signifiant " la liminaire " désigne la première sourate* du Coran. Elle est récitée à plusieurs reprises au cours des cinq prières canoniques, soit au moins dix-sept fois par jour. PILIER (de l'islam) - Une des cinq obligations rituelles que l'islam impose à tout musulman : la profession de foi (en l'unicité de Dieu et la reconnaissance de Mahomet son prophète), la prière (cinq fois par jour), le jeûne (pour tout musulman pubère, pendant le mois de Ramadan, s'accompagnant de l'abstinence de relations sexuelles et de l'interdiction de fumer), le pèlerinage (à La Mecque, une fois dans sa vie, pour tout musulman qui en a les moyens), l'aumône [GILLIOT : l'aumône légale qui n'est valide que remise à un musulman]. [GILLIOT : Ce sont là les obligations individuelles. La guerre sainte (jihad), elle, incombe à la communauté] ORIENTALISTE - Spécialiste (occidental) des langues, littératures, etc. de l'Orient. SOURATE - Une des sections du Coran, qui en comporte 114. De longueur très variables, elles sont divisées en versets (de 3 à 287) et hormis la fatiha* classées approximativement par ordre décroissant de longueur. Outre leur numéro d'ordre dans le texte coranique, elles sont désignées par des titres divers, se rapportant à leur sujet principal, leurs premiers mots, un thème dont elles traitent, des lettres. On ne peut dire à quel moment ces titres ont été donnés. |