Dracula : Vlad IV de Valachie

Vlad IV de Valachie dit "Dracula" (le Diable)
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Un des héros nationaux de la Roumanie est le fils de Vlad le Diable. Pour marquer la terreur que son nom inspirait, ses contemporains l'ont appelé Vlad L'Empaleur. Son nom de famille était... Dracula. C'est lui qui a donné naissance à l'actuel mythe des vampires. Mais, au fait, ce voïvode de Valachie est-il bien mort ?

Des vampires, il y en a eu dans toutes les civilisations et dans toutes les cultures, en Chine comme en Egypte, à Babylone comme à Rome, en Grèce comme au Japon, et il n'est, pour se faire une juste idée de son universalité, que de se reporter au précieux Pedigree du vampire de Pierre Gripari (Éditions de l'Age d'Homme), ouvrage dans lequel l'écrivain offre une passionnante anthologie des récits vampiriques de l'Antiquité à nos jours.

« Bien que ses origines soient fort anciennes, écrit cependant Pierre Gripari, le vampire, tel que nous le connaissons, est une création récente. A partir de la Renaissance, le bruit commence à courir, en Allemagne, en Autriche et en Europe de l'Est, qu'il y a des morts, des morts en chair et en os, et non de simples fantômes, qui sortent de leurs tombeaux pour attaquer les vivants. Dans des tombes suspectes, qu'on a rouvertes aux fins d'enquête, on a trouvé des cadavres non décomposés, aux veines remplies de sang liquide, dont certains paraissaient avoir dévoré une partie de leur linceul, parfois une de leurs mains... »

Au début du XIXe siècle, la croyance aux vampires était encore vivace dans les campagnes, et les écrivains romantiques, grands amateurs de mythes populaires et de légendes fantastiques, ne tardèrent pas à s'en emparer. De Sheridan Le Fanu à Mérimée, de Nodier à Alexandre Dumas, la littérature romantique est pleine de vampires plus ou moins conformes à la tradition, mais aucun ne devait atteindre à une aussi formidable célébrité que celui du romancier irlandais Bram Stoker, l'illustre et ténébreux comte Dracula. Paru en 1897, le Dracula de Bram Stoker est en effet le fruit d'une synthèse particulièrement heureuse entre le vampire cher aux romantiques et un personnage historique que lui avait fait découvrir, en 1880, un érudit hongrois nommé Arménius Vambery. Ce personnage s'appelait Vlad Dracula et avait vécu au XVe siècle en Roumanie, c'est-à-dire à l'époque où le mythe du vampire avait pris naissance en Europe centrale. Certes, Bram Stoker ne conservera pas grand-chose du vrai Dracula dans son roman, sinon son nom et ses origines géographiques, mais l'histoire de ce personnage, telle que nous pouvons aujourd'hui la reconstituer, était bel et bien de nature à être identifiée, dans l'esprit des populations superstitieuses, au mythe lui-même, et peut-être même à le légitimer.

En 1431, la formidable poussée turque menace directement les provinces de Valachie et de Transylvanie. Conduite par le sultan Mourad II, l'armée turque, après un échec devant Constantinople puis devant Belgrade, réussit à imposer sa domination en Bulgarie, en Grèce et jusqu'en Serbie. Seul le roi de Hongrie, Jean Hunyadi, parvient à contenir les Turcs dans leur avance vers le nord.

C'est en cette année 1431 que naît Vlad Dracula dans une petite ville de Transylvanie à forte population saxonne, Schassburg, qui prendra par la suite le nom de Sighisoara. De son père Vlad le Diable, il hérite le surnom de Dracula (le « dragon » ou le « diable »). En effet, toujours en cette année 1431, le père de Dracula avait été admis par Sigismond de Luxembourg, empereur d'Allemagne, dans l'ordre du Dragon renversé, ordre de chevalerie fondé à l'image des Templiers ou des Teutoniques, et qui avait pour mission de combattre l'hérésie hussite et surtout les infidèles, c'est-à-dire les Turcs. A sa naissance, Vlad Dracula est fait duc d'AmIas et de Fagaras. Bien que né en Transylvanie, Dracula sera un prince valaque, et ses opérations militaires se situeront en majeure partie en Valachie, province tampon entre la Bulgarie occupée par les Turcs et la Transylvanie encore épargnée.

On sait peu de chose sur la jeunesse du prince, si ce n'est qu'il accompagna son père, Vlad le Diable, dans plusieurs expéditions de guérilla contre les Turcs aux portes de la Transylvanie. Mais Vlad le Diable fut contraint de traiter avec l'ennemi, de sorte que Dracula et son frère Radu le Bel furent emmenés comme otages en Asie Mineure, à Egrigoz. Si Radu le Bel devait s'accommoder aisément de cette captivité, se plaisant même à adopter les coutumes et les murs ottomanes, Dracula, en revanche, en conçut une haine inexpiable contre les Turcs, dont il allait d'ailleurs apprendre la langue et étudier la civilisation. C'est du reste pendant cet emprisonnement que Dracula apprendra le désastre de Varna, en 1444, où les croisés polonais et hongrois furent écrasés par les armées ottomanes.

Mais en 1447, Vlad le Diable est assassiné par les partisans de Jean Hunyadi, lequel lui reproche une politique indécise à l'égard des Turcs et ses querelles incessantes avec les Danesti, une grande famille transylvaine qui avait l'appui du roi de Hongrie. Libéré par les Turcs, Dracula s'empare en 1448 du trône de Valachie et prend le titre héréditaire de voïvode, mais pour quelques mois seulement. En attendant des jours meilleurs, il se réfugie auprès de son oncle Bogdan, gouverneur de Moldavie, et se lie d'amitié avec son cousin Étienne qui, sous le nom d'Étienne le Grand, deviendra roi de Moldavie. C'est pendant ce séjour en Moldavie que Constantinople tombe aux mains des Turcs, en 1453. Et trois ans plus tard, en 1456, Jean Hunyadi meurt dans Belgrade, assiégée par les Turcs.

Dracula choisit ce moment pour remonter sur le trône de Valachie. Accompagné d'une petite armée, il dirige des opérations d'une cruauté inouïe, non seulement contre les Turcs qui s'infiltrent en Valachie et en Transylvanie, mais aussi contre les villes allemandes de ces régions. Dracula, prince orthodoxe, voulait ainsi décimer les Saxons, tenants du catholicisme romain, détenteurs de la puissance commerciale et alliés à la famille rivale des Danesti... C'est à cette époque que le voïvode se fit connaître de tous sous le nom effrayant de Vlad Tepes, c'est-à-dire Vlad l'Empaleur. C'est par dizaines de milliers que ses victimes, Saxons, Turcs, paysans insoumis, prêtres trop indépendants ou seigneurs rebelles, périrent par le supplice du pal. Véritable génie militaire, rompu aux expéditions foudroyantes et jouissant de l'effet de surprise, Dracula faisait enfin des ravages chez les Turcs, qui, bientôt, ne l'appelèrent plus également que Kazikiu Bey (« l'Empaleur »).

Un manuscrit russe conservé à la bibliothèque de Leningrad et datant de 1490 relate ainsi quelques-unes des occupations favorites de Dracula :

« Un Jour, Dracula festoyait au milieu d'un grand nombre d'hommes empalés autour de sa table, et il aimait manger au milieu d'eux. Ils se trouvait, juste devant lui, un serviteur qui ne put supporter davantage l'odeur des cadavres. Lors, il se boucha le nez et détourna la tête. Dracula lui demanda :

» - Pourquoi fais-tu cela ?

» Le serviteur répondit :

» - Monseigneur, je ne puis plus endurer cette puanteur.

» Dracula donna l'ordre de l'empaler sur-le-champ, disant :

» - II faut que tu demeures là-haut, en un endroit où la puanteur ne montera pas jusqu'à toi. »

Tout aussi épouvantable est le récit que fait de ses « exploits » un manuscrit conservé à la bibliothèque de Saint-Gall, en Suisse :

« Une fois, il imagina des tortures terrifiantes, épouvantables, indicibles. Ainsi, il empala des mères et des nourrissons et il empala des enfants de un an ou deux ans ou plus. [...] Et il causa bien d'autres souffrances et de si grandes douleurs et tortures que jamais n'en imaginèrent des tortionnaires assoiffés de sang de la chrétienté, tels Hérode, Néron, Dioclétien et autres païens qui n'ont jamais autant fait de martyrs que ce fou assoiffé de sang. [...] Un jour, il fit empaler des humains, comme d'habitude, sans discrimination, jeunes et vieux, femmes et hommes. Les gens essayaient aussi de se défendre des mains et des pieds et ils se tordaient, bondissaient comme des grenouilles. Après cela, il les empalait et tenait souvent ce langage :

» - Oh, que de grâce ils montraient !... Et c'étaient des païens, des juifs, des chrétiens, des hérétiques et des Valaques. »

Ainsi Dracula sévit d'abord en Transylvanie, qu'il dévaste et où il s'empare des villes de Sibiu, de Sercaia, de Fagaras et de Brasov. Dans cette dernière ville, il massacre 10 000 Saxons, le 2 avril 1459. Puis l'Empaleur se tourne vers la Valachie où il choisit comme capitale Targoviste, dont la citadelle avait été bâtie par son grand-père, Mircea le Grand. Il fait construire la forteresse de Curtea et fonde de nombreux monastères, tels que Tirgsor et Comana. Protecteur de l'abbaye de Tismana, Dracula aime à s'entourer de gens d'Église, et, bien que farouchement orthodoxe, il tolère les franciscains de Targoviste et les cisterciens établis au couvent de Carta. Les bénédictins, en revanche, allaient subir un tout autre traitement. La chronique raconte qu'un jour il fit empaler l'âne d'un moine, puis le moine lui-même par-dessus...

A quoi ressemblait l'Empaleur ? Un religieux nommé Nicolas de Modrussa en a fait le portrait, dans une relation adressée au pape Pie II : « II n'était pas très grand, mais râblé et fort, avec un aspect cruel, terrible, un nez droit, des narines dilatées, un visage mince et rougeaud, où les grands yeux verts, bien fendus, étaient ombrés par des sourcils noirs, broussailleux, qui les faisaient menaçants. Il avait les joues et le menton rasé, et portait moustache. Les tempes gonflées augmentaient le volume de la tête que soutenait un cou de taureau encadré par les vagues d'une longue chevelure bouclée, noire, qui retombait sur ses larges épaules. »

Empalant impitoyablement tous ses ennemis de l'intérieur, exterminant les Saxons, soumettant le clergé, mettant un terme aux prétentions des Danesti en faisant exécuter leur dernier héritier, Vladislas Dan III (non sans lui avoir fait préalablement creuser sa tombe...), Dracula n'a plus qu'à mettre à la raison les seigneurs (les boyards), encore très puissants en leurs fiefs. Là encore, il emploiera son moyen favori. «Un jour, rapporte une chronique du temps, il fit décapiter plusieurs seigneurs et fit apprêter des plats avec leurs corps. Après quoi, il invita chez lui leurs amis, leur fit goûter de ces mets et leur dit : " Vous êtes en train de manger le corps de vos amis ". Après quoi, il les empala. »

Dès lors, le voïvode de Valachie peut lever une armée de 20 000 hommes et se tourner contre les Turcs : soutenu par Mathias Corvin, le nouveau roi de Hongrie, il entreprend une formidable campagne contre Mehemet II, successeur de Mourad II. Il inflige aux Turcs de cuisantes défaites et fait prisonnier le général Hamza Pacha à Giurgiu, sur le Danube. Dracula envoie la nouvelle de ses victoires dans toutes les cours de l'Europe centrale et se pose, non sans raison d'ailleurs, comme le champion de l'Occident chrétien face à la menace ottomane. Mais ses cruautés le discréditent, et Mathias Corvin se méfie de ses ambitions. En outre, Mehemet II reprend l'offensive avec une armée de 250 000 hommes, face à laquelle Dracula doit reculer. Au cours du printemps 1462, Dracula se retire à travers la Transylvanie, semant la terreur sur son passage et massacrant les avant-gardes turques, trop audacieuses. A l'automne, il est finalement contraint de demander asile à Mathias Corvin, tandis que son frère Radu le Bel, complètement inféodé aux Turcs, monte sur le trône de Valachie.

Mais à peine arrivé à Budapest, Mathias Corvin le fait emprisonner à Visegrad, sur le Danube. Sans doute les Saxons, soucieux de se venger et encore terrorisés par ses crimes, ont-ils poussé le roi de Hongrie à agir de cette sorte, publiant contre l'Empaleur des pamphlets remplis du récit des horreurs qu'il leur a fait subir. Dracula n'en fut pas moins traité avec tous les égards dus à son rang. Il devait même, au cours de sa captivité, épouser la propre fille de Mathias Corvin, dont il eut trois fils : Vlad Tepelus (le Petit Empaleur), Mihnea le Mauvais et Mircea. Pour cela, Dracula dut embrasser la religion catholique.

Mais entre-temps, Athènes, Trébizonde, la Bosnie et l'Herzégovine sont passées sous le joug turc. Aussi, en 1474, Mathias Corvin libère Dracula après de longues années de captivité et, en 1475, il lui confie un commandement dans une campagne que les Hongrois mènent contre les Turcs en Bosnie et en Croatie.

En 1476, Dracula rentre en Transylvanie, où lui sont restitués ses duchés d'AmIas et de Fagaras. Il tente de reconquérir cette province à la tête d'une troupe de soldats valaques, aidé par Étienne Bathory et par des soldats moldaves que lui envoie Étienne le Grand. Dracula s'empare de Sibiu, de Brasov, et poursuit son avance jusqu'en Valachie où, sous les murs de Targoviste, son ancienne capitale, il met en déroute les contingents turcs commandés par son propre frère, Radu le Bel. En novembre 1476, il est à nouveau couronné voïvode de Valachie par l'arpar les Turcs et accrochée aux murs de Constantinople. Quant à son corps, il fut sans doute enterré en secret dans l'abbaye de Snagov, près de Bucarest, que son grand-père Mircea le Grand avait édifiée.

Aujourd'hui considéré en Roumanie comme un héros national, Dracula a laissé en revanche des souvenirs d'épouvanté parmi les populations germaniques de Transylvanie, auxquelles il infligea des supplices affreux. Or, c'est précisément parmi les populations germaniques de l'Europe centrale que le mythe du vampire devait se développer peu après la mort de l'Empaleur, et c'est donc tout naturellement que, en vertu d'un processus classique, ces populations allaient opérer une superposition du plan de l'histoire et du plan de la légende, et assimiler le souvenir du voïvode de Valachie à la crainte des vampires, ces morts qui, la nuit, se lèvent de leur tombe pour boire le sang des vivants. Car Vlad Dracula, même mort, continuait d'effrayer, comme s'il pouvait un jour (ou plutôt une nuit) quitter sa tombe et recommencer ses crimes...

(Source : Revue hebdomadaire "INEXPLIQUÉ, le monde de l'étrange, de l'insolite et du mystère", N°75, septembre 1982, pages 1481 à 1487)

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