illustration de la comédie « Ne me parle pas d'ALLAH », par Claude VALMONT, août 1920

MOULAI BEN NEZIB

M. MAZAUD, propriétaire de l'Hôtel.

Mme MAZAUD, sa femme.

UN CHASSEUR.

UN INTERPRÈTE

UN SERRURIER

DOMESTIQUES DE L'HOTEL

LA SUITE DE L'ARABE

La scène se passe dans le vestibule de l'Hôtel des Souverains. A droite, sur le devant de la scène, on voit le bureau de Lhôtel dont les deux portes ouvertes donnent sur le vestibule. A gauche de la scène, une porte donnant sur la rue. Dans le fond, un escalier conduisant aux appartements. M. Mazaud se promène dans le vestibule, très affairé, surveillant tout. Mme MAZAUD est assise dans le bureau en train de faire ses comptes.

AZAUD, aux domestiques. - Dépêchez-vous, dépêchez-vous ! M. MOULAÏ va rentrer.... Il voudra déjeuner tout de suite.... (M. Mazaud va sur le pas de la porte et s'écrie :) Tenez, le voilà justement qui rentre en taxi-auto. (Les domestiques se précipitent.... On voit descendre du taxi-auto un bel Arabe, de stature imposante, avec une femme voilée et un petit enfant coiffé d'un fez. Les domestiques s'inclinent très bas devant eux.. L'Arabe indique par geste à M. Mazaud qu'il doit faire payer la voiture.)

M. MAZAUD, au groom. - Vite, dépêche-toi... va payer le taxi.... Tu donneras deux francs de pourboire....

(Au fond, l'Arabe, sa femme et son fils, très noblement, remontent l'escalier qui conduit aux appartements.)

M. MAZAUD, très agité, très empressé, aux domestiques. - Montez le déjeuner tout de suite pour M. Moulai.... (Il revient près du bureau et dit à sa femme :) Je vais voir à la cuisine si tout est prêt.

(Mme MAZAUD est toujours assise à son bureau. Entre un interprète)

L'INTERPRETE. - Mme MAZAUD, je viens toucher ma petite commission.

Mme MAZAUD. - Quelle commission?

L'INTERPRETE. - Mais vous vous souvenez bien.,..

Mme MAZAUD. - Non...

L'INTERPRETE. - M. Mazaud ne vous a donc rien dit ?

Mme MAZAUD. - II ne m'a rien dit.

L'INTERPRETE. - Voilà.... M. Mazaud m'a promis une commission de cinquante francs si j'arrivais à amener comme client, à l'Hôtel des Souverains, MOULAÏ Ben Nézib, l'Arabe qui est descendu chez vous et sa famille.

Mme MAZAUD. - Je n'étais pas au courant.... Je vais appeler mon mari.

(Elle sort et revient un instant après avec son mari)

L'INTERPRETE. - M. Mazaud, j'étais en train de dire à votre dame qu'il avait été convenu entre nous que vous me donneriez une commission de cinquante francs si je vous procurais la clientèle de MOULAÏ Ben Nézib.

M. MAZAUD. - Mais parfaitement, mon ami, c'est entendu. (A sa femme.) Veux-tu me donner cinquante francs?

Mme MAZAUD, à son mari. Ils sont tous deux dans le bureau et L'INTERPRETE n'entend pas leur conciliabule. - Je te ferai observer qu'il vaudrait peut-être mieux attendre que MOULAÏ eût payé sa note pour régler la commission de L'INTERPRETE.

M. MAZAUD. - Ma pauvre femme, je t'assure que tu es folle. C'est toi-même qui m'as engagé à faire tout ce qu'il était possible pour enlever la clientèle de MOULAÏ à notre voisin, l'Hôtel des Etrangers, où il devait descendre, et voici que maintenant....

Mme MAZAUD. - Enfin, mon ami....

M. MAZAUD. - Je t'en supplie, ne fais pas d'histoires ! Donne-moi les cinquante francs ; je ne peux pas laisser .attendre cet homme pendant une heure....

(Mme MAZAUD va à sa caisse, sort à regret un billet de cinquante francs.... Son mari, qui l'a suivie, le lui prend vivement et va le donner aussitôt à L'INTERPRETE.)

L'INTERPRETE.- Merci bien, M. Mazaud.

M. MAZAUD. - Chaque fois que vous m'amènerez un bon client, il y aura quelque chose pour vous.

L'INTERPRETE. - C'est entendu, M. Mazaud. Au revoir, M. Mazaud.

(L'INTERPRETE sort. M. Mazaud rentre dans le bureau où est restée sa femme)

Mme MAZAUD, de très mauvaise humeur. - Enfin tu diras ce que tu voudras, tu pouvais bien attendre que....

UNN DOMESTIQUE, entrant vivement dans le bureau. -- C'est M. MOULAÏ qui demande, des pêches.

Mme MAZAUD.- Des pêches au mois de novembre ! Mais vous êtes fou !

M. MAZAUD. - Eh bien ! allez en chercher ! Vite ! Dépêchez-vous !

Mme MAZAUD. - Mais tu n'y penses pas ! Des pêches à cette époque-ci !

M. MAZAUD, au domestique, sans faire attention à ce que dit sa femme. - Allez chercher des pêches ! Et tout de suite, n'est-ce pas? (A sa femme, une fois que le domestique est sorti :) C'est extraordinaire ! Tu n'entends rien au commerce ! Le rôle d'un commerçant est de pousser à la consommation, n'est-ce pas? Eh bien ! toi, tu retiens le consommateur ! C'est inouï ! Non, vraiment, c'est inouï ! Nous avons la chance, à cette époque de l'année, d'avoir ici un gros client qui occupe avec sa femme et son fils les trois meilleures chambres de l'hôtel, et nous n'en profitons pas ! C'est ridicule !

Mme MAZAUD. - Tu en as plein la bouche, toi, quand tu dis : un gros client ! Tout ce que je sais, c'est que Mouîaï est arrivé ici le Ier novembre; il aurait dû par conséquent payer sa note le 7 ; nous sommes aujourd'hui le 10 et il n'a encore rien payé !

M. MAZAUD. -Tu es extraordinaire ! Il n'y a même pas songé, voilà tout ! Je te dis que c'est un gros personnage ! Il m'a dit qu'il connaissait intimement le bey de Tunis.

Mme MAZAUD, ironique. - C'est lui qui te l'a dit?

M. MAZAUD. - Bien sûr ! Autrement, je ne le saurais pas !

Mme MAZAUD. - Mon pauvre Ernest, moi je ne suis peut-être pas commerçante, mais toi tu n'es pas méfiant !

M. MAZAUD, se rendant un peu aux raisons de sa femme. - Ecoute.... C'est ridicule, mais si cela peut te faire plaisir, tout à l'heure, quand il descendra, je lui dirai que c'est l'habitude de payer la note chaque semaine et nous serons payés ce soir, tu peux être tranquille.

Mme MAZAUD. - Je le souhaite !

M. MAZAUD. - Moi, j'en suis sûr !

(M. et Mme MAZAUD restent quelques instants dans leur bureau sans parler.)

Mme MAZAUD, apercevant l'Arabe qui descend. - Tiens, le voilà... va lui parler....

M. MAZAUD. - Tout à l'heure.... Ne t'inquiète pas....

(M. et Mme MAZAUD ferment la porte de leur bureau. L'Arabe s'installe dans le vestibule de l'hôtel. A gauche de la scène, on voit, sur le seuil de la porte donnant sur la rue, L'interprète causant avec le chasseur du Café de la Tranquillité.

L'INTERPRETE, au chasseur. - Tiens, le voilà, ton Arabe ! Maintenant que j'ai touché ma commission, tu peux aller lui réclamer tout ce que tu voudras. Mais tu comprends bien que jamais le patron ne m'aurait payé s'il avait eu le moindre doute sur la solvabilité de son client.

LE CHASSEUR. - Tu es bon, toi ! Tu es tranquille, maintenant que tu as palpé !

L'INTERPRETE. - Que veux-tu, mon vieux, les affaires sont les affaires . Une heure plus tôt ou plus tard ça ne t'aurait servi a rien, et moi ça m'a permis de toucher cinquante francs. Combien est-ce qu'il te doit, le moricaud?

le chasseur.-Deux louis.

L'INTERPRETE. - Tu peux te fouiller, il ne te les paiera pas.

LE CHASSEUR, inquiet. - Tu crois?

L'INTERPRETE. - Je fais mieux que de le croire, j'en suis sûr. Je l'ai amené ici parce que l'Hôtel des Etrangers, connaissant les habitues du bonhomme, n'en a pas voulu. II est déjà venu l'année dernière et il a fait le même coup dans trois ou quatre hôtels : il ne bouge pas jusqu'à ce qu'on lui réclame sa note. Quand on la lui réclame, naturellement il ne la paye pas et les patrons, trop contents de se débarrasser de lui, le mettent dehors sans rien lui demander que de s'en aller. Il s'en va et recommence ailleurs.

LE CHASSEUR. - Ah ! le chameau ! Eh bien, je suis refait, moi, avec mes deux louis !

L'INTERPRETE. - Ce que t'as été poire, mon vieux, de lui prêter ça !

LE CHASSEUR. - Qu'est-ce que tu veux ! C'était il y a quatre jours, au Café de la Tranquillité ; il m'appelle et me demande si j'ai la monnaie de cent francs, je lui dis que non, que je n'ai que deux louis. Alors il me dit de lui prêter mes deux louis, qu'il va me les rendre dans un instant. Je l'ai aperçu hier sur les boulevards, je lui ai réclamé mon argent ; il a marmonné je ne sais quoi, qu'Allah était grand, qu'Allah avait des grâces parfumées, et c'est tout ce que j'ai pu tirer de lui. Je l'ai suivi, j'ai vu qu'il demeurait ici et je me suis bien-promis de venir le relancer. Je te réponds qu'il va me les rendre, mes deux louis !

L'INTERPRETE. - Essaye toujours ! Qu'est-ce que tu risques?

LE CHASSEUR. -Tu vas voir. En tout cas, ce que je vais lui passer, à ton moricaud; je vais m'en payer pour mes quarante francs !, Attends un peu.

(L'INTERPRETE s'en va et le chasseur s'avance près de l'Arabe, en train de fumer tranquillement. Il s'arrête près de lui, retire sa casquette. Moulai ne bouge pas.)

LE CHASSEUR. - Je suis le chasseur du Café de la Tranquillité.

moulai. - Bonjour, mon ami. Qu'Allah te comble de ses dons choisis ! Mon cur est. avec ton cur.

LE CHASSEUR. - J'aimerais mieux qu'il soit avec mes deux louis.

MOULAÏ. - Quoi? Que dis-tu?

LE CHASSEUR. - Je dis que vous me devez deux louis et que je voudrais que vous me les rendiez.

MOULAÏ, avec une grande noblesse, très doux. - Par Allah, je te les rendrai, homme de peu de confiance ! Qui peut te faire penser que, MOULAÏ Ben Nézib est un emprunteur infidèle? Allah dit que chacun recevra le prix de ses uvres. Tu m'as prêté deux louis, je te rendrai tes deux louis. Pour qui donc me prends-tu?

LE CHASSEUR. - Je ne sais pas pour qui je vous prends, mais je voudrais que vous me rendiez tout de suite les quarante francs que je vous ai prêtés, car j'en ai besoin. .

moulai. - Deux louis, tu as besoin de deux louis ! Mais qu'est-ce que c'est que deux louis! Ce n'est pas de l'argent, cela, deux louis!

Je t'en donnerai bien plus que cela, moi ! Je te ferai riche ! Personne ne sera trompé, Allah est exact dans ses comptes. Tu verras, je te ferai riche.

LE CHASSEUR, exaspéré. - Mais je ne vous demande pas de me faire riche, je veux que vous me rendiez mes deux louis.

MOULAÏ. - Par Allah !...

LE CHASSEUR. - Ah ! zut à la fin ! Rends-moi mes deux louis et surtout ne me parle plus d'Allah !

MOULAÏ. - Qu'Allah ne te punisse pas de ton irrévérence !

(Attirés par la discussion, M. et Mme Maraud ont ouvert les portes de leur bureau et assistent à cette scène, stupéfaits.)

LE CHASSEUR. - Oh ! non, grâce! grâce ! Je te dis de ne plus me parler d'Allah et de me rendre mes deux louis.

MOULAÏ. - Rendez la balance égale, dit Allah....

LE CHASSEUR. - Encore !

MOULAÏ, continuant sans se démonter. - ... et vous remplirez les lois de la justice et de l'honnêteté. Moi, je te rendrai tes deux louis, homme de peu de confiance.

LE CHASSEUR. - Je les veux tout de suite.

MOULAÏ. - Par la grandeur d'Allah, tu es un homme bien pressé !

LE CHASSEUR. - Mais je te crois que je suis pressé, mon patron m'attend.

MOULAÏ. - Mais alors, employé infidèle, qu'est-ce que tu fais ici?

LE CHASSEUR, au comble de l'exaspération. -Tu le demandes encore, ce que je fais ici! Mais je veux mon argent, espèce de canaille! Entends-tu, tu n'es qu'une fripouille, une canaille si tu ne me rends pas mon argent tout de suite !

MOULAÏ. -Tu dis que je suis une canaille!

LE CHASSEUR. - Pour sûr que je le dis, et une fameuse fripouille encore ! Et je te le redirai encore si cela peut te faire plaisir!

MOULAÏ. - Tu dis que je suis une fripouille? Tu as raison, puisque c'est ton avis ; mais ce n'est pas le mien, et Allah, qui est le plus miséricordieux et le plus savant de tous, sait bien que je ne suis pas une canaille et que je ne suis pas une fripouille....

LE CHASSEUR. - Mais sapristi ! je t'ai déjà dit que je me fichais pas mal d'Allah....

(Tandis que le chasseur continue à crier et à gesticuler de plus belle et que l'Arabe ne se départit pas de son calme, M. et Mme MAZAUD parlent à voix basse.)

Mme MAZAUD. - Tu vois ce que je te disais ! Il a emprunté de l'argent au chasseur et il ne veut pas le lui rendre.

M. MAZAUD, naïf. - Cela, par exemple, cela m'étonne joliment.

Mme MAZAUD. - Cela t'étonne peut-être, mais c'est comme ça !

M. MAZAUD, de même. - Cela ne doit pas être vrai. Regarde comme il est calme, regarde avec quelle sérénité il reçoit les injures de l'autre. C'est le chasseur qui est en colère, c'est le chasseur qui doit être dans son tort.

Mme MAZAUD. - Enfin, que vas-tu faire? Tu ne peux pas laisser cette scène-là se prolonger. Cela va ameuter tout l'hôtel !

M. MAZAUD, sortant du bureau. - Je vais lui dire de se débarrasser du chasseur en lui payant ce qu'il lui réclame.

Mme MAZAUD, retenant son mari. - Pas du tout. Si cet homme n'a pas d'argent et que tu lui fasses payer quarante francs au chasseur, ce sera quarante francs de moins que nous aurons.

M. MAZAUD. - Alors,que veux-tu que je fasse?

Mme MAZAUD. - Prends le parti de l'Arabe; c'est ton client d'abord, et fais mettre le chasseur à la porte.

M. MAZAUD, allant près de l'Arabe. - Tu as peut-être raison.

LE CHASSEUR, enragé de colère. - Mais moricaud de malheur, vas-tu me rendre mon argent?

M. MAZAUD , très digne et sévère, au chasseur. - Mais d'abord qu'est-ce qui vous a permis de faire une pareille scène dans mon hôtel?

LE CHASSEUR, interloqué. - Mais....

M. MAZAUD. - II n'y a pas de mais ! Allez-vous-en tout de suite ou je vous fais flanquer à la porte par votre patron. Est-ce que ce sont des manières ! Vous êtes fou !

LE CHASSEUR, confus. - Je vous demande pardon, M. Mazaud. mais votre client me doit de l'argent.

M. MAZAUD. - Cela ne me regarde pas. Vous n'aviez qu'à le lui réclamer poliment. Commencez par vous en aller, nous verrons cela un autre jour.

LE CHASSEUR, s'en allant, maugréant. - Maudit bonhomme d'Allah ! II me le paiera, le brigand !

MOULAÏ, resté parfaitement calme. - Je te remercie, ô mon hôte ! Ceux qui font le bien auront une récompense éternelle. Mon cur est avec ton cur ! Tu entends bien les lois de l'hospitalité ! Que les grâces parfumées d'Allah soient sur ta tête !

M. MAZAUD. -Mais enfin, pourquoi avez-vous laissé cet homme vous injurier ainsi?

MOULAÏ, superbe. - Par Allah ! que m'importe? Les injures de cet homme ne peuvent pas m'atteindre : les injures des petits ne comptent pas. Pendant la guerre de 1870, la France a été harcelée de petites blessures : n'est-elle pas arrivée à se relever, plus puissante et plus glorieuse? J'aime les Français, ce sont des gens très braves. En vérité, je te le dis, par la grandeur d'Allah, les blessures des petits ne comptent pas.

M. MAZAUD, très embarrassé. -Je voulais vous demander....

MOULAÏ, avec condescendance. - Que veux-tu? Parle et qu'Allah te comble de ses dons choisis. Je te l'ai dit, tu es mon ami et mon cur est avec ton cur.

M. MAZAUD. - Voilà, c'est l'habitude, dans notre maison,de régler les notes chaque

semaine, et si vous pouviez me régler la vôtre aujourd'hui, vous me rendriez service.

MOULAÏ, de même. - Mais oui, je te la, réglerai.

M. MAZAUD. - Si cela ne vous faisait rien de me la régler tout de suite?

MOULAÏ. - Mais, par Allah, je te la réglerai. De combien est-elle?

M. MAZAUD. - De douze cents francs, je crois. (A sa femme,de loin.) Veux-tu apporter la note de Monsieur?

(Mme MAZAUD arrive aussitôt avec la facture).

MOULAÏ. - Douze cents francs ! Mais ce n'est pas de l'argent ! Douze cents francs, qu'est-ce que c'est que cela? Moi, je puis te faire riche si tu veux ; je puis te donner de l'or, de l'or et encore de l'or! Mais douze cents francs, ce n'est pas de l'argent !

M. MAZAUD. - Réglez-moi toujours cela, nous verrons après.

MOULAÏ. - Je te paierai, sois-en sûr. Allah nous recommande de ne pas manquer de faire honneur à nos engagements. Mais ce n'est pas pressé ; douze cents francs, ce n'est pas de l'argent.

Mme MAZAUD. - Pour nous, c'est de l'argent tout de même et vous seriez bien aimable de nous régler tout de suite votre note.

MOULAÏ, à M. Mazaud.-- Puisque tu es mon ami, puisque mon cur est avec ton cur, j'aime mieux te parler franchement, car Allah n'aime pas les discours séduisants que l'on fuit pour tromper. Nous autres, les croyants, nous avons horreur du mensonge et de l'hypocrisie. Alors je te dis avec franchise que je ne peux pas te payer tout de suite.

M. MAZAUD, terrifié. - Vous ne pouvez pas me payer !

Mme MAZAUD.- Qu'est-ce que Je disais !

MOULAÏ. - Je dis que je ne peux pas te payer aujourd'hui ; mais, par le souffle parfumé des grâces d'Allah, je ne dis pas que je ne pourrai jamais te payer. Je te paierai demain. On doit m'envoyer de l'argent demain.

M. MAZAUD. - Si vous ne pouvez pas me payer aujourd'hui,je préfère que vous quittiez mon hôtel.

MOULAÏ. toujours avec le plus grand calme. - Quitter ta demeure, mais tu n'y songes pas ! Tu es mon ami et j'appelle les faveurs d'Allah sur ton front. Ecoute-moi, ô mon ami ! L'homme a deux vies, l'une limpide et l'autre troublée : je suis en ce moment dans la vie troublée. Le temps a deux sortes de jours, jours de sécurité et jours de danger : je suis en ce moment dans les jours de danger ; mais demain... demain je serai dans les jours de soleil. Ne te fie, ni au temps, ni à la vie, car aux jours les plus limpides succèdent les jours sombres et troublés et aux jours troublés, succèdent les jours de bonheur et de joie. A côté de l'infortune est le bonheur. Que veux-tu, ô toi qui es mon ami, un homme sage doit bien se rendre compte que, dans la vie, chacun a ses embêtements !

M. MAZAUD. - Quoi?

MOULAÏ. - Je dis que dans la vie chacun a ses embêtements. J'ai les miens, voilà tout. Par la grandeur d'Allah, ils passeront. Aujourd'hui je suis dans le pétrin, demain je serai dans l'abondance et je te ferai riche, je te le répète, ô toi qui es mon ami. Douze cents francs, voyons, ce n'est pas de l'argent !

M. MAZAUD, énervé. - Ecoutez, tout cela c'est très joli, mais je ne peux pas vous garder chez moi sans rien toucher.

MOULAÏ. - Mais je te dis que je te paierai, ô homme obstiné !

M. MAZAUD. - Tu me paieras, oui, c'est entendu, mais en attendant va-t'en !

MOULAÏ.- Comment! je suis ton hôte et tu voudrais me mettre à la porte ! Mais non, par Allah, je ne m'en irai pas! J'ai de l'argent, te dis-je. J'ai deux cents francs là-haut dans ma valise, mais ma valise est fermée à clef et j'ai perdu la clef.

M. MAZAUD, de plus en plus énervé. - Ce n'est pas deux cents francs, c'est douze cents francs que tu me dois. Mais je ne te les demande même pas. Va-t'-en seulement de chez moi, c'est tout ce que j'exige.

Mme MAZAUD, à son mari. - Mais, mon ami, s'il a deux cents francs, il peut bien payer un acompte.

MOULAÏ, à M, Mazaud. - Mais non, je ne m'en irai pas. Je t'ai dit que tu étais mon ami; je t'ai dit que mon cur était avec ton cur et, puisque tu es mon ami, je ne te laisserai pas commettre l'action infâme de mettre ton hôte à la porte !

M.mazaud, exaspéré. - Ah ! ça, as-tu bientôt fini de te ficher de moi ! Tu vas me faire le plaisir de décamper, et tout de suite!

MOULAÏ. - Mais ne te fâche pas, tu es mon ami ; Je te paierai, te dis-je !

M. MAZAUD. - Je ne te demande pas ton argent, je te demande de t'en aller !

moulai. - Mais pourquoi te mets-tu en colère?

M. MAZAUD. -Fiche le camp! Entends-tu?

MOULAÏ. - Allah ne veut pas qu'on se mette en colère !

M. MAZAUD; exaspéré. - Ah !... ne me parle plus d'Allah !

Mme MAZAUD, qui, depuis quelques instants, essaye en vain de se faire entendre. - Mais, mon ami, s'il a deux cents francs, il peut bien payer un acompte. L'on fera ouvrir sa valise. Je vais la faire chercher dans sa chambre.

(Elle en donne l'ordre à un domestique.)

M. MAZAUD. - En tout cas, tu vas t'en aller aujourd'hui.

MOULAÏ, toujours avec le même calme. - Pourquoi veux-tu que je m'en aille? Non, je ne m'en irai pas.

Mme MAZAUD, a son mari. - Ecoute, mon ami, si tu n'es pas d'accord avec Monsieur, tu n'as qu'à faire chercher le commissaire de police.

MOULAÏ, changeant aussitôt, mais toujours avec le même calme. - Mais non, mais non, nous sommes d'accord avec ton mari, puisqu'il est mon ami. Pourquoi faire intervenir les autorités? Qu'ont-elles à voir ici, les autorités? Elles n'ont pas à se mêler de nos affaires. Je m'en irai, puisque tu le veux. Je m'en irai ce soir et Mohammed, mon fils, partira demain avec sa mère.

M. MAZAUD. - Pas du tout. Mohammed va s'en aller avec toi et la mère de Mohammed aussi va s'en aller avec toi. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici de ta femme et de ton enfant ? Emmène Mohammed surtout, ou je fais chercher le commissaire de police.

MOULAÏ, toujours avec la plus grande noblesse. - Mais ne te fâche donc pas, puisque je te dis que je partirai ; c'est convenu. Selon les divins préceptes d'Allah, moi, je respecte les engagements. Je t'a dit que je partirai aujourd'hui, et je partirai aujourd'hui.

M. MAZAUD. - Avec Mohammed et la mère de Mohammed ?

MOULAÏ. - Oui, avec Mohammed et la mère de Mohammed, mon épouse devant Allah ! Tu peux lui faire dire qu'elle descende et tu peux faire prendre nos bagages, nous allons partir.

(M. Mazaud donne un ordre à un domestique et,à ce même moment on apporte la valise demandée.)

M. MAZAUD. - Et tu prétends qu'il y a deux cents francs dans ta valise et que tu as perdu la clef?

MOULAÏ. - Par la souveraine grâce d'Allah, c'est la vérité.

M. MAZAUD. - Nous allons bien voir. (A un domestique.) Voulez-vous aller chercher un serrurier ?

MOULAÏ. - Allah nous dit que si l'on exerce la bienfaisance envers un ennemi, il deviendra un ami tendre. Eh bien ! quoique tu te conduises en ennemi, je veux te répondre par des paroles de paix, afin que tu deviennes pour moi un ami tendre.

M. MAZAUD. - Je ne t'en demande pas tant que ça !

MOULAÏ. - II n'y a que l'homme qui sait souffrir qui soit capable d'une générosité pareille à la mienne, ou bien encore celui dont l'excès du bonheur a élevé l'âme. Moi, c'est parce que j'ai souffert que je suis généreux, et si tu avais été comme moi dans le pétrin, tu ne mettrais pas aujourd'hui ton hôte à la porte. Enfin, n'importe, tu es un homme énergique, tu as de la poigne et j'aime les hommes énergiques ! Tu resteras quand même mon ami et je te paierai, je ne te ferai pas tort d'un centime. Tiens, voilà mon épouse avec mon fils, Mohammed.

(On voit arriver la femme de Moulai avec son fils. La femme a le visage couvert, mais sa robe courte laisse voir ses jambes nues. Les domestiques descendent les bagages.)

Mme MAZAUD. - Où faut-il porter les bagages?

MOULAÏ, superbe. - Au Grand Hôtel. (A sa femme) Tu peux donner une poignée de main à Monsieur, c'est un ami.

(La femme donne une poignée de main à M. Mazaud. Arrive le serrurier.)

M. MAZAUD.-Ah ! c'est le serrurier...parfaitement. Voulez-vous me forcer cette valise dont Monsieur a perdu la clef ?

(Le serrurier prend ses outils et s'apprête à forcer la valise. Cependant il essaye d'abord de presser sur le ressort et la valise s'ouvre toute seule)

LE SERRURIER. -Mais voilà, monsieur, la valise n'était même pas fermée à clef.

MOULAÏ, sans se démonter. - Par le nom d'Allah, voilà qui est bien extraordinaire. Il faut croire qu'un homme peu scrupuleux s'est emparé de ma clef et a ouvert ma valise. Pourvu qu'il ne m'ait pas volé mon argent. (Il cherche dans la valise.) En effet, je l'avais bien pensé, on m'a volé mon argent. Toi qui es mon ami, tu dois me le faire rendre, puisque tu en es responsable.

Mme MAZAUD, suffoquée, levant les bras au ciel. - Responsable ! Responsable !

M. MAZAUD, au comble de la fureur. - Je ne suis responsable de rien du tout. Je voudrais bien savoir quand tu auras fini de te moquer de nous tous ! Fiche le camp. Arabe de malheur ! que je ne te revoie jamais et que je n'entende plus jamais parler de toi ni d'Allah !

MOULAÏ, avec un imperturbable sang-froid. - Tu dois me rembourser mon argent, puisque j'étais ton hôte et que mon argent a été volé dans ta maison.

Mme MAZAUD, levant les bras au ciel. -Le misérable !

M. MAZAUD. - As-tu bientôt fini, espèce de voleur !

MOULAÏ, très digne, voyant qu'il n'y a plus rien à faire, fait passer devant lui sa femme et prend son enfant par la main. - Tu ne veux pas, c'est bien ! Qu'il soit fait selon ta volonté. Je quitte ta demeure en emportant dans mon cur, comme une tulipe sanglante, la blessure de l'offense. Mais Allah nous a recommandé de pardonner toujours à ceux qui nous ont offensé et je ne t'en veux pas et tu resteras mon ami.

(Il sort, très noble.)

M. MAZAUD, se tenant la tête dans ses mains. - Son ami ! son ami ! II vous ferait devenir enragé !

Mme MAZAUD, levant les bras au ciel. - Et nos pêches ! Et la commission de l'interprète !

CLAUDE VALMONT, 1920

page précédente