mensuel L'histoire, octobre 2003, N°280 Spécial

mensuel L'histoire, octobre 2003, N°280 Spécial

Le mensuel "L'histoire" (www.histoire.presse.fr) est publié par la société d'éditions scientifiques, 4, rue du texel, 75014 Paris.
Ce numéro 280 Spécial contient un dossier de 44 pages sur l'esclavage, dont un article de 8 pages "La traite oubliée des négriers musulmans".

Extrait :
L'AUTEUR Olivier Pétré-Grenouilleau est membre de l'Institut universitaire de France. Il vient d'achever Les Traites négrières. Essai d'histoire globale (a paraître chez Gallimard).

La traite oubliée des négriers musulmans

Entre le VIIe et le XIXe siècle, environ 17 millions d'Africains ont été razziés et vendus par des négriers musulmans. Un épisode aujourd'hui méconnu, resté tabou. Il s'agit pourtant du plus grand trafic d'hommes de l'histoire.

La traite* négrière est inévitablement associée au grand trafic transatlantique organisé à partir de l'Europe et des Amériques, qui a conduit à la déportation d'environ 11 millions d'Africains en Amérique (cf. Philippe Haudrère, p. 56). C'est oublier, d'abord, les traites internes, destinées à satisfaire les besoins en main-d'œuvre de l'Afrique noire précoloniale. Elles auraient pourtant concerné, si l'on applique les méthodes de Patrick Manning, au moins 14 millions de personnes1. C'est oublier ensuite les traites « orientales », qui alimentèrent en esclaves* noirs le monde musulman et les régions en relation avec ses circuits commerciaux.
Ces traites sont mal connues. Leurs évaluations chiffrées font l'objet de nombreuses erreurs. C'est l'historien améri- cain Ralph Austen2, le meilleur spécialiste de la question, qui nous fournit les données les plus solides sur le sujet1 Selon lui, 17 millions de personnes auraient été déportées par les négriers* musulmans entre 650 et 1920.
Au total, à elles seules, les traites orientales seraient donc à l'origine d'un peu plus de 40 % des 42 millions de personnes déportées par l'ensemble des traites négrières. Elles constitueraient ainsi le plus grand commerce négrier de l'histoire. Pourtant, mis à part les travaux - en leur temps pionniers - de François Renault, le sujet est le plus souvent à peine effleuré par les chercheurs français.
Pourquoi un tel oubli ? Il existe une tendance à dédramatiser le rôle et l'impact des traites orientales, à en minimiser la dureté.
Cette « légende dorée » de la traite orientale est d'une part une forme de réaction à la « légende noire » véhiculée par les explorateurs européens de la fin du XIXe siècle. Leur but était d'abolir la traite en Afrique : ils ont donc parfois exagérément noirci la réalité des traites orientales, insistant sur la cruauté des négriers.
D'autre part, la recherche se heurte dans ce domaine à des tabous. « Pour le moment, écrivait Bernard Lewis en 1993, l'esclavage en terre d'islam reste un sujet à la fois obscur et hypersensible, dont la seule mention est souvent ressentie comme le signe d'intentions hostiles3. » Analysant des manuels scolaires du monde entier, Marc Ferro écrivait en 1981, à propos d'un livre de la classe de quatrième utilisé en Afrique francophone : « La main a tremblé, une fois de plus, dès qu'il s'agit d'évoquer les crimes commis par les Arabes [...] alors que l'inventaire des crimes commis par les Européens occupe, pour sa part, et à juste titre, des pages entières4... »
Un déni qui s'explique aussi par des raccourcis idéologiques dépassés, comme la « solidarité » affichée entre pays d'Afrique noire (parfois musulmans) et monde musulman, du fait d'une commune marginalisation à l'époque de la bipolarisation Est-Ouest, ou du sentiment de ne faire qu'un seul dans un « Sud » défavorisé, par opposition à un « Nord » développé.
Le tout est renforcé par des témoignages insuffisamment passés au crible de la critique. C'est le cas de celui d'Emily Rùete. Née Salmé bint Saïd, cette fille du sultan de Zanzibar et d'Oman (1791- 1856) a dû quitter l'île de l'océan Indien pour épouser un commerçant allemand, Heinrich Ruete. Dans ses Mémoires, publiés en allemand en 1886, elle écrivait : « [il] ne faut pas comparer l'esclavage oriental à celui qui existe en Amérique [car, pour le premier,] une fois arrivés au terme du voyage, les esclaves sont généralement bien traités sous tous les rapports.5 »
De nombreux facteurs ont également contribué à minorer l'ampleur des traites orientales par rapport aux traites occidentales. Certains tiennent à l'histoire. La colonisation de l'Afrique noire par l'Europe ayant suivi (d'un petit demi-siècle quand même) la fin du trafic atlantique, les deux événements sont parfois assimilés, rendant les réalités négrières encore plus criantes. Inversement, l'influence des pays d'islam, pourtant parfois plus profonde que celle de l'Europe, fut plus diffuse et souvent plus intériorisée.
Il est vrai aussi que la traite orientale comportait des caractéristiques qui en réduisaient la visibilité : elle se déroulait en partie à l'intérieur du continent africain (alors que le trafic occidental faisait passer les esclaves d'un continent à un autre)
(...)

Voir aussi :
Les négriers en terres d'islam, La première traite des Noirs VIIe-XVIe siècle, ISBN : 2-262-01850-2