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Alain Besançon

Extrait du dossier de « L’Express » (12 décembre 2002) consacré au débat « L’Europe avec ou sans la Turquie ? »
Avis d'Alain Besançon, historien, membre de l’Institut de France.

« Le monde turc est étranger à l'Europe »


Tout le passé de la Tur­quie démontre qu'elle n'est pas européenne. Acteurs de l'histoire univer­selle depuis le Xe siècle, les Turcs, venus d'Asie centrale, guerriers valeureux, exercent d'abord leur pression sur l'Empire abbasside arabo-persan. Puis sur l'Empire by­zantin. Et enfin sur l'Europe latine. L'Empire ottoman, al­lié de l'Allemagne, s'effondre en 1918, à la fin de la Pre­mière Guerre mondiale, à l'is­sue de deux siècles d'expan­sion suivis de deux siècles de recul. Cependant, après le génocide des Arméniens, en 1915, et l'expulsion des Grecs, qui demeuraient en Asie Mi­neure quinze siècles avant les Turcs, la Turquie moderne se réforme en profondeur grâce à Mustafa Kemal, dit Ataturk, pendant les an­nées 1920 et 1930.

Mais un changement d'ins­titutions ne fait pas un chan­gement de civilisation. En ef­fet, le monde turc est étran­ger à toutes les grandes expériences qui ont fondé L'Europe en tant que civili­sation, à savoir l'héritage de l'Empire romain, la conver­sion au christianisme latin, les innovations du Moyen Age, la Renaissance, la Ré­forme, la contre-Réforme, les Lumières, le romantisme. Il n'a imité qu'avec un siècle de retard les formes de vie po­litique nées au XIXe siècle, telles que l'Etat national, le parlementarisme, la démo­cratie libérale.

Que l'Europe ait beaucoup de respect envers la Turquie, celle-ci l'a bien méritée. Qu'elle lui doive beaucoup depuis la fin de la dernière guerre ne l'empêche pas de la regarder comme une civi­lisation brillante, mais diffé­rente. Ce n'est pas insulter les Turcs que de constater que l'Anatolie profonde rap­pelle, par son aspect, l'inté­rieur de l'Iran. A Istanbul, où je me trouvais récemment, j'étais réveillé par l'appel du muezzin. C'est très bien ainsi, mais cela ne doit pas faire ou­blier que, depuis que l'islam existe, sa cohabitation avec les autres religions est dif­ficile. Au Maghreb, elle a abouti à la conversion de tous les habitants à cette religion ; en Espagne, à l'expulsion de tous les musulmans ; en Inde, à une guerre très dure. Or l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne si­gnifierait l'arrivée de 70 mil­lions de musulmans au sein d'un ensemble de 350 mil­lions d'habitants. N'oublions pas non plus la démogra­phie : il y a actuellement da­vantage d'enfants en Tur­quie qu'en Allemagne et en France réunies.

L'Union européenne ne doit pas devenir un "club chrétien", nous dit-on. Mais l'Europe ne l'est plus depuis deux siècles ! Nous vivons aujourd'hui dans une société postchrétienne ou multireligieuse. En revanche, la Tur­quie, autrefois bariolée, est, elle, devenue un "club mu­sulman" où ne subsiste qu'une infime minorité d'Ar­méniens, de Grecs, de Latins. N'inversons pas les rôles. La réalité, c'est que les chrétiens sont aujourd'hui moins nom­breux dans toute la Turquie que ne le sont les musulmans dans un seul département français.

Certes, c'est un pays offi­ciellement laïque, puisque Ataturk a emprunté à l'Eu­rope l'idée d'un Etat jacobin, moderne, centralisé, autori­taire et donc laïque. Cette laï­cité repose principalement sur les 30 000 officiers turcs, qui en sont les gardiens. Il est possible que ce système per­dure. Toutefois, l'évolution politique récente, avec la pro­gression des islamistes, ne le garantit pas. Par ailleurs, faire entrer la Turquie dans l'UE placerait cette dernière dans la situation d'avoir à régler le problème des Kurdes de Turquie (devenus euro­péens), d'Iran et d'Irak... Laissons aux Turcs le soin de régler ce vieux problème, qui n'est pas le nôtre.

Certaines personnes nous expliquent que l'intégration de la Turquie permettrait de faire progresser la démocratie sur les rives du Bosphore. Peut-être. Mais enfin l'Europe ne se définit pas comme un club de démocraties mé­ritantes ! La démocratie, c'est avant tout l'affaire des Turcs eux-mêmes ! Ce système po­litique existe hors d'Europe, à Taiwan, au Japon, au Chili, lesquels n'ont pas eu besoin d'adhérer à l'Union euro­péenne pour se démocrati­ser. Les Turcs consentiront sans doute tous les efforts pour être admis dans l'UE. Néanmoins, ils auront beau supprimer la peine de mort, avaler les 80 000 pages de rè­glements européens, recon­naître le génocide arménien, modifier encore leurs insti­tutions, cela en fera à nos yeux un pays plus honora­blement démocrate, mais pas davantage européen. L'Eu­rope et la Turquie sont deux grandes civilisations. Amies mais distinctes. Les mélan­ger ne ferait de bien ni à 'une ni à l'autre. »

Propos recueillis par Axel Gyldén