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Extrait du dossier de « L’Express » (12 décembre 2002) consacré au débat « L’Europe avec ou sans la Turquie ? »
Avis de Claude Allègre, homme de sciences et ancien ministre de la gauche française.

Il est indispensable et vital que les citoyens se prononcent sur l'Europe qu'ils veulent

II faut donc un débat et un référendum à l'échelle de l'Union


Le problème turc divise déjà - et va diviser - beaucoup la France, et sans doute aussi les peuples d'Europe. Mais faut-il le poser comme une alternative entre le oui et le non, entre l'amitié et l'adversité, entre l'amour et l'opprobre ? Une chose paraît aujourd'hui certaine :

il faut aider la Turquie économiquement. Non pas comme on aide, peu ou prou, les pays du pourtour méditerranéen, mais avec un nouveau plan Marshall de développement de la Turquie. Ce faisant, on doit permettre à cet Etat de jouer un rôle central dans la restructuration politique et économique de la région, qui va des républiques musulmanes de l'ex-URSS, dont la plupart font partie de l'aire culturelle turque, Jusqu'au Pakistan à l'est et à l'Egypte au sud. La Turquie est à la fois un pays musulman, avec une certaine tradition laïque cristallisée par Ataturk, dont on peut retrouver des signes précurseurs dans l'Empire ottoman. La Turquie a aussi une histoire et une culture spécifiques, prestigieuses. Un temps, cette civilisation a rayonné dans toute la Méditerranée orientale. Il convient de l'aider à se développer pour qu'elle joue à nouveau un grand rôle historique.

Mais la Turquie ce n'est pas l'Europe ! Et ce n'est pas le petit territoire situé à l'ouest du Bosphore qui y changera quelque chose ! La Turquie n'a jamais fait partie de l'Europe, pas plus, d'ailleurs, que Constantinople. Constantin, Justinien Ier comme Michel Paléologue ont été des empereurs d'Orient. Le mot est clair. Or, dans la définition des entités politiques, la géographie, l'Histoire et la culture sont déterminantes. Il existe une culture européenne, il n'existe pas de culture européano-turque. Nous, Français, connaissons Francis Bacon, Shakespeare, Cervantes, Goethe, Mozart, Sibelius, Beethoven, Verdi, Copernic, Galilée, Kepler et bien d'autres. Nous ne connaissons véritablement aucune personnalité représentant la civilisation turque, sans aucun doute par ignorance, ce qui prouve que cet Etat appartient à une autre sphère culturelle. Ce constat n'est pas lié directement à la religion : je sais, par exemple, le rôle fondamental qu'Averroès a joué dans la culture européenne. Les musulmans des Etats membres peuvent aussi nous apporter beaucoup à la condition qu'ils s'intègrent dans la culture européenne.

Quels sont les partisans de l'entrée de la Turquie dans l'Union ? Les Etats-Unis, d'abord. Soucieux depuis toujours de diluer l'Europe afin de l'affaiblir, ils ont encouragé, aidé, préparé l'adhésion de la Turquie. Ce pays étant, militairement, l'un des pays les plus proches des Etats-Unis, son entrée dans l'Europe accroîtrait encore l'influence des Américains sur le Vieux Continent.

Les « européens tièdes », ensuite. Les Britanniques, suivant Margaret Thatcher, sont partisans d'une Union européenne politiquement faible, réduite à une zone de libre-échange. Ils ne sont pas les seuls : certains pays nordiques les appuient. Avec le mouvement actuel d'élargissement rapide, les « européens mous » ont, d'ailleurs, le vent en poupe. Contre la « doctrine Mitterrand-Kohl », qui disait « Pas d'agrandissement avant un approfondissement », on élargit et, comme rien n'est prêt, on affaiblit l'Union politiquement.

Jacques Chirac fait partie des européens tièdes, des convertis tactiques, il n'est donc pas étonnant qu'il se prononce pour l'adhésion de la Turquie. Les libéraux à tout crin, qui voient dans la Turquie un marché, pensent que l'adhésion de celle-ci verrouillera la conception du grand marché européen. Les technocrates de Bruxelles (je ne parle pas des commissaires) estiment, eux, que tout affaiblissement des instances politiques de l'Union est un succès et un renforcement potentiel de leur obscur pouvoir. Les petits pays, enfin, imaginent que l'élargissement affaiblira le rôle des grands pays, et notamment du couple franco-allemand.


Valéry Giscard d'Estaing, dont l'engagement pro-européen n'a jamais failli, a eu raison de dire ce qu'il pensait. C'était aussi la position de l'ex-chancelier Kohl. Certes, tout élargissement de l'Europe est un renforcement économique potentiel : l'agrandissement de la zone d'échanges commerciaux porte en germe une croissance économique supplémentaire. A une condition, cependant : que l'élargissement de l'Europe se fasse à un rythme qui permette la fusion harmonieuse des économies. Le cas de l'Allemagne et de ses difficultés liées à la réunification nous rappelle que le paramètre temps est essentiel. L'Union va devoir démontrer sa capacité économique d'absorber les nouveaux pays.

Mais, dans le même temps, cet élargissement affaiblit l'Europe politique. Espérons que les recommandations de la Convention pour l'Europe seront fermes;

Si nous admettons la Turquie, nous abandonnons le critère historico-géographique qui empêchera que demain la Géorgie, l'Azerbaïdjan, la Tchétchénie, l'Ouzbékistan, et aussi le Liban ou Israël (c'est l'espoir, bien sûr, de certains) ne réclament leur adhésion. De manière plus fondée encore, qui pourrait s'opposer à l'entrée de la Russie dans l'Union ? Contrairement à la Turquie, la Russie, par sa géographie, son histoire, sa culture, est pleinement européenne. Mais fera entrer avec elle, bien sûr, la Sibérie. Les frontières de « l'Europe » seront le Pacifique et l'océan Indien ! Est-ce cela, l'Europe ? Est-ce ce que nous voulons ? L'enjeu est si considérable qu'il ne peut pas être décidé par les gouvernements seuls. Il est indispensable et vital que les citoyens se prononcent sur l'Europe qu'ils veulent. Il faut donc organiser sur ce sujet un débat et un référendum à l'échelle de l'Union.

allegre.express@ipgp.jussieu.fr