Retour au chapitre correspondant à cette note - Le Coran : Message Divin ? ou... Mensonge Bédouin ? - La réponse

Texte paru dans le numéro de juillet 1928 de la revue française « Lectures pour tous » (Hachette)

les justiciers musulmans

A, lettrineu temps de Mouay-Hafid, le caïd Mohamed ben Feïda commandait la fraction des Ouled-sidi-Rahel de la tribu des Seraghna. C'était un homme dur et injuste. Nul ne trouvait grâce à ses yeux.

II en fit tant que les gens de sa tribu se lassèrent d'être tourmentés par lui. « Un soir entre les soirs », ils décidèrent de s'assembler à la mosquée. La prière de l'acha était dite depuis longtemps ; tout était endormi dans les maisons du village et ils vinrent en se cachant comme des loups. Pour que le secret de leur réunion fût gardé, ils n'en avaient point parlé aux femmes.

Vigoureux et résolus, les uns avaient leur poignard enfermé dans sa gaine, les autres s'étaient munis de leur chefra (faucille.)

Comme ils avaient pris soin de fermer la porte de la mosquée, ils ne pouvaient s'entre-reconnaître qu'à la voix.

« El caïd, disaient-ils, nous « mange ». jusqu'aux os....--Ses crimes sont détestables... --Qu'Allah le punisse!...--Il faut nous en débarrasser.... Envoyons une somme d'argent à Sidna (c'est-à-dire le sultan) afin qu'il nomme un de nous comme caïd.... -- Qui proposerons-nous? »

Après qu'ils eurent longtemps discuté, ils tombèrent d'accord pour désigner Ahmed ben Hassan, qui était riche et influent. L'une de ses femmes était fille d'un tabor du sultan.

S'approchant de lui l'un après l'autre, le baisant, à l'épaule, l'appelant par son nom, ils lui dirent:

« Ahmedben Hassan, la bénédiction d'Allah sur toi.... Qu'il t'assiste dans le gouvernement du village.... Ahmed ben Hassan, tu es un bon musulman, tu ne nous « mangeras » pas.... »

Et le nouveau chef, redressant la tête, répondait avec une voix d'autorité :

« Frères ! Frères ! Je suis un pieux serviteur d'Allah. Soyez sans crainte. Grâce à l'aide de notre seigneur Mohamed - à lui le salut et la paix,- avec moi, vous serez heureux. »

Ils élirent ensuite les chiough qui administreraient sous les ordres du caïd, ils désignèrent les khalifats et, finalement, nommèrent les membres de la djmâa (l'assemblée), en ayant soin de prendre un membre par famille.

Toutes les charges ayant été réparties, ils se levèrent :

«Hâtons-nous, maintenant, disaient-ils; allons chez le caïd Mohamed ben Feïda. »

Ils se glissèrent hors de la mosquée. Leurs pieds nus, sur le sol, ne faisaient aucun bruit.

Les rayons de la lune, qui était à son quatorzième jour, étaient presque aussi vifs que ceux du soleil lorsqu'il vient de se lever et commence d'éclairer toutes choses dans le bled.

Au sommet d'une colline, dominant un ravin, la kasbah du caïd dressait ses hautes murailles de pisé couleur de la pourpre. Pour la construire, Mohamed ben Feïda n'avait point ménagé l'argent extorqué aux gens de sa tribu. La cour principale était dallée de marbre. Les plâtres des frises avaient été sculptés par des ouvriers venus exprès de Fez, car les Fascis sont justement réputés dans l'art délicat de « gratter » de fines arabesques sur le plâtre. Durant des mois, des enlumineurs avaient travaillé à orner les vantaux des portes, les volets, ainsi que les poutres ou les caissons des chambres.

L'entrée de la kasbah étant gardée, les conjurés employèrent un autre moyen. A l'aide d'une barre de fer pointue, ils percèrent l'un des murs de l'enceinte. Par le trou ainsi fait, ils regardèrent dans la cour et, pour plus de sûreté, agitèrent d'abord une djellaba à l'extrémité de la barre de fer.

Point de bruit. Point d'aboiement. Ils se faufilèrent l'un après l'autre. Leur intention était de ne pas attaquer les serviteurs et les esclaves qui dormiraient, mais de tuer ceux qui donneraient l'alarme.

Après avoir suivi plusieurs couloirs à angles brusques et fait bien des détours, les assaillants débouchèrent dans le patio d'honneur. La clarté lunaire y ruisselait doucement sur les auvents en tuiles vertes, s'épandait en larges flaques sur le dallage et faisait miroiter l'eau de la vasque. Quatre cyprès garnissaient les angles de la cour. L'un d'eux fut renversé sous la poussée des hommes et sa chute fut saluée de grandes acclamations. Le cyprès est le symbole du commandement, et il semblait à chacun que le caïd lui-même venait de tomber.

Une paire de belras déposées près d'une porte et pointes en dehors, prêtes à être enfilées, désignait la chambre qu'occupait le caïd. Les révoltés savaient qu'il y était seul. C'est l'usage des chefs. Quand ils veulent une de leurs femmes, ils l'appellent puis ils la renvoient dans le harem.

Ayant poussé le portillon d'un des vantaux, les conjurés pénétrèrent dans la koubba. Elle était obscure, mais un rayon de lune glissa par l'ouverture. On aperçut le caïd.

Il était étendu dans l'alcôve profonde qu'on appelle « el behou ». La couverture remontée jusqu'au menton laissait voir sa barbe noire et son turban d'une blancheur parfaite.

Les gens de la tribu s'approchèrent. La plupart d'entre eux n'avaient jamais pénétré dans cette chambre et ils étaient émerveillés.

Avait-il fallu que le caïd les « mangeât » pour pouvoir s'entourer de tant de richesses ! Les tapis qui couvraient le sol étaient de laine épaisse ; tous les murs étaient « zelligés », mais el behou était spécialement admirable. Au-dessus des zelliges doux comme la topaze et la turquoise, le décor se continuait par les frises de plâtre rehaussées de peintures et venait se marier aux chamarrures du plafond qui semblait taillé dans de vieux cuirs aux tons fauves.

De chaque côté de l'alcôve, deux portes fermaient des armoires. Un artiste au goût raffiné et sûr les avait exécutées avec un art exquis. Sur le fond d'or des panneaux, sa fantaisie avait fait fleurir les corolles, les enroulements aux courbes voluptueuses. Tel était leur éclat, leur relief chatoyant qu'on les aurait crues incrustées d'ivoire, de corail à peine rosé et de lapis-lazuli.

Pour ces portes, Mohamed ben Feïda avait versé à l'artiste la somme de mille cinq cents douros,et quand ses amis s'étaient récriés : « Quelle folie, caïd !», il avait répondu :

« Rien n'est trop cher de ce qui est beau et plaît aux yeux », car cet homme cruel était un homme de goût.

L'irruption des révoltés le réveilla brusquement. Pourquoi sa chambre était-elle pleine de monde? Que lui voulaient tous ces gens qui le menaçaient? Etait-ce un cauchemar envoyé par le « Chitane » ? Mais ces visages, il les connaissait ! Sur chacun, il aurait pu mettre un nom. Est-ce que tous ceux de la tribu qu'il commandait étaient là? Que signifiait cette assemblée nocturne?...

Soudainement, il comprit. L'heure de rendre ses comptes était venue. S'il avait été en son pouvoir, alors, de restituer tout l'argent qu'il avait volé, il l'aurait fait, sans hésiter.

Trop commode, vraiment ! On ne se débarrasse pas ainsi de ses fautes.

Singulier mélange de cruauté et d'humour, une voix près de lui le bafouait :

« Le salut, el caïd ; point de mal sur toi? » Mohamed ben Feïda sentit l'insulte, mais tenta d'apaiser les révoltés. D'une voix amicale, il répondit :

« Le salut sur vous, frères. » Des sarcasmes vinrent le souffleter :

« Frères ! Nous sommes tes frères, aujourd'hui ! Ton ancien langage ne te sort plus de la bouche. Tu as oublié les paroles insolentes. Trop tard, caïd. Rappelle-toi tes crimes. L'hiver dernier, tu as jeté Kaddour ben Abdallah en prison ; il n'avait commis aucune faute ; pour se libérer, il t'a donné tout ce qu'il avait.... A l'époque où l'on mange les « figues des Nazaréens », tes mokhraznis ont violé le domicile de Fenzari Abdel Kader ; tu savais qu'il venait d'hériter de cinq cents douros, tu l'en as dépouillé.... Après la moisson des orages, tu as forcé Lakhdar de vendre sa terre à ton ami Harassi ben Ahmed et tu n'as pas versé le payement. Tu as enlevé celles de nos femmes et de nos filles qui te plaisaient ; elles étaient de naissance libre et tu en as fait tes esclaves. Tu nous as volé notre eau. Nos récoltes séchaient ; les tiennes étaient lourdes de grains. Assez de crimes, caïd ! C'est toi qui vas payer, à présent ! Nous avons choisi Ahmed ben Hassan, ton ennemi, comme chef. Regarde-le, il est à ton côté. Intéressant, n'est-ce pas, de voir le visage de celui qui va bientôt prendre votre place.... »

Tandis qu'on lui jetait ses fautes comme des pierres, Mohamed ben Feïda s'était dressé. Couvert seulement de sa chemise, le turban sur la tête, il écoutait en serrant convulsivement les poings :

« Frères, clamait-il, frères, nous sommes tous fils de Dieu. Je n'ai jamais voulu vous faire de mal. Si je vous en ai fait, c'est que le « Chitane » s'était glissé dans mon coeur. Je suis votre caïd et, à cause de cela, je suis quelquefois obligé d'être sévère ; mais je suis aussi votre ami.... Chacun de vous est comme mon fils.... »

Et il laissait tomber sur ceux qui l'entouraient des regards qu'on lui voyait pour la première fois ; des regards empreints de mansuétude :

« Ne me jugez pas, reprenait-il. Allah seul sait la vérité....»

Mais de grands cris lui répondirent :

« Dieu seul sait la vérité. Tu l'as dit. C'est lui qui nous envoie pour que justice soit faite. Par Allah et le Prophète, nous jurons de te punir. »

Le serment solennel venait d'être prononcé.

Le caïd cessa d'implorer. Toute supplication, il le savait, serait inutile :

« C'était écrit par Dieu », murmura-t-il.

Tuer son ennemi ne suffit pas. Le faire périr dans les supplices pour qu'il souffre longtemps, voilà ce qui compte, voilà ce qui est doux au coeur de qui se venge.

Vingt mains se tendirent vers Mohamed ben Feïda, vingt mains le tirèrent du retrait d'el behou, le saisirent et, le tenant serré, le poussèrent à l'une des extrémités de la chambre.

« Attachons-le, dirent les révoltés, de peur qu'il ne se sauve. »

L'un d'eux avait une corde. Ils le ligotèrent, le jetèrent à terre. Puis, pendant un moment, ils considérèrent abattu cet homme qui, à lui seul, en épouvantait mille d'entre eux.

Ensuite, celui qui avait fourni la corde et qu'on nommait Hamara ben Messaoud se proposa comme bourreau. Posément, avec l'unique souci de montrer son adresse, il se mit à taillader, en se servant de la pointe de son poignard, dans le gras du mollet, dans l'épaisseur des bras de la victime. Quand il avait réussi à couper une fine lanière, il la passait à l'un des aides.

Accroupi devant un réchaud en terre, un petit kanoun, celui-ci la faisait griller sur les braises.

Comme il avait très chaud et que sa djellaba le gênait, il en avait rejeté le capuchon sur ses épaules. Une acre fumée montait dans l'air, on entendait le grésillement de la graisse sur le feu et, parfois, quand la douleur était trop cruelle, un rugissement si fort, si sauvage que, dans el behou, le nouveau caïd et ses dignitaires se dressaient comme saisis d'effroi.

L'infâme repas étant prêt, deux serviteurs s'approchèrent de Mohamed ben Feïda ; ils mirent leurs doigts sales entre ses dents, lui ouvrirent la bouche, le forcèrent à manger sa propre chair.

A chaque bouchée, chacun de ceux qui l'entouraient disait ce qu'il avait dans la tête ; ils criaient l'un plus fort que l'autre et avec des éclats de rire de plus en plus retentissants :

« Tu nous as « mangés » ; alors, mange maintenant ta chair; goûte le goût qu'elle a. Est-ce bon?... »

Par la baie large ouverte, on voyait la lune courir entre les nuages. Deux longues bougies, posées dans des chandeliers d'argent sur les tapis, jetaient leur lueur blafarde.

Etendus sur les matelas dans el behou, appuyés sur les coussins, le nouveau caïd Ahmed ben Hassan et les chioughs et ses khalifats buvaient le thé à la menthe dans des verres de cristal rehaussés d'or et mangeaient les gâteaux que les serviteurs leur présentaient dans de grands bassins d'argent.

Entrés du premier coup dans leur rôle, ils éprouvaient, par moments, le besoin de multiplier les promesses auprès de ceux qui allaient devenir leurs administrés :

« Frères, répétaient-ils à voix douce, toujours nous serons tous des frères.... »

Les autres, se réjouissant, approuvaient, remerciaient :

« La bénédiction d'Allah sur vous ; mais, regardez Mohamed ben Feïda, regardez ce que nous lui faisons. Si jamais vous suivez son exemple, nous vous ferons la même chose. Vous direz alors, comme lui : « C'était écrit... » et nous vous répondrons comme à lui : « Dieu a voulu que nous soyons tes justiciers.»

Après cela, dans la gaieté des nouveaux dignitaires, il y avait une pause, une minute durant laquelle ils semblaient effarés, et puis ils faisaient signe aux serviteurs de remplir leurs verres, ils recommençaient à boire, à plaisanter.

Le supplice de Mohamed ben Feïda dura deux jours, deux jours pendant lesquels le village fut comme désert et mort. Les femmes ne sortaient que le matin et le soir pour aller chercher l'eau, à l'oued ; quant aux hommes, ils étaient tous dans la kasbah, à faire bombance.

Puis, toutes choses rentrèrent dans l'ordre.

On enterra Mohamed ben Feïda. La nomination de Ahmed ben Hassan comme caïd fut approuvée par le sultan Moulay-Hand. Les biens du mort furent confisqués ; ses femmes, ses enfants furent vendus; et tout l'argent qu'on trouva dans ses coffres fut porté au palais impérial de Rabat.

HENRIETTE CÉLARIÉ

DESSINS DE HENRI FAIVRE