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chapitre 13
Les philosophes et l’islam

La philosophie est une discipline fondée sur le raisonnement. L’islam est une doctrine de soumission qui n’admet pas que l’on discute ses textes de base (coran et sunna) pas plus que les principes qui en découlent. L’islam s’oppose au raisonnement. A priori, philosophie et islam apparaîssent comme antinomique. Il ne devrait donc pas exister de « philosophes musulmans ».

On connaît pourtant l’existence d’une école philosophique arabo-musulmane que l’on nomme « falsafa ». Cependant, contrairement à certaines sectes islamiques (comme le soufisme) qui firent preuve d’hétérodoxie – et furent, de ce fait déclarées « hérétiques » par les islamistes orthodoxes – cette école philosophico-religieuse ne s’inscrivit pratiquement jamais en marge de l’orthodoxie. Elle se contenta de s’immiscer dans les controverses théologiques en faisant intervenir une pensée dont le caractère spéculatif devait néanmoins donner pas mal de soucis aux « gardiens de la foi ».

Discipline foncièrement étrangère à l’islam, la philosophie bénéficia de l’ardeur avec laquelle les érudits des époques préislamiques avaient étudié les courants de pensée de la Grèce antique. Et c’est par la traduction en langue arabe des œuvres grecques que le monde musulman vit se répandre les principes de la philosophie classique. Ce furent sans nul doute les travaux d’Aristote et de ses commentateurs qui exercèrent l’influence la plus déterminante sur certains milieux islamiques. Considéré et estimé comme étant le « philosophe par excellence », Aristote exerça, sur ses émules musulmans, une véritable « dictature pour tout ce qui concerne les méthodes de raisonnement et d’acquisition de la certitude ». Cette fascination était telle qu’on alla jusqu’à lui attribuer des concepts néo-platoniciens. C’est ainsi que se développera, chez les Arabes, l’idée fausse selon laquelle il existait un parfait accord de vues entre Aristote et Platon.

Compte tenu du caractère spécifique de l’islam, de son intolérance et de son intransigeance, les disciples musulmans d’Aristote et de Platon (ce dernier ayant été « revu » par les Alexandrins) ne tardèrent pas à s’attirer l’hostilité des « gardiens de la foi islamique » que leur « audace » exaspérait.

L’un des premiers à avoir tenté d’incorporer des éléments de philosophie grecque dans l’islam fut un médecin nommé Ar-Râzi (ou Rhazès) qui mourut en l’an 925 de notre ère. On le considère comme le plus célèbre de tous les « novateurs hérétiques ». Sous son influence, des écoles juridiques commencèrent à incorporer des éléments d’analyse dialectique dans leur doctrine, se transformant parfois en véritables écoles philosophiques. C’est ainsi que naquit la vogue de la « science de la parole » (ilm al-kalam). Tout en ayant recours à l’argumentation rationnelle, le kalam – sous ses deux formes successives : mo’tazilite (93) et ach’arite (94) – ne cherchait pas à s’ériger en une forme de philosophie d’esprit authentiquement musulman. Il se limitait à intégrer, dans le concept islamique, des « chapitres philosophiques » relatifs à l’Univers découlant des principes retenus par Ar-Râzi, lequel concevait le monde sur la base de cinq substances éternelles : le Démiurge, l’Ame, la Matière, l’Espace et le Temps.

Dans un premier temps – bien que très critiquées – les idées inspirées par les philosophes grecs furent accueillies sans trop de défaveur dans le monde arabo-musulman. Ce qui n’empêcha nullement un historien comme Mahziri d’écrire que la philosophie n’avait servi qu’à favoriser l’hérésie et à accroître leur impiété. Il faisait allusion aux sectes musulmanes qui s’étaient empressées de recourir au kalam et aux théologiens intégristes qui l’identifiaient, de ce fait, aux hérésies des « infidèles ».

On constate néanmoins que ni l’orthodoxie ni le kalam ne purent empêcher le développement d’une philosophie indépendante chez bon nombre de penseurs musulmans qui, tout en ayant puisé l’essentiel de leur inspiration dans la pensée hellénistique, ne se contentèrent pas de copier purement et simplement les maîtres grecs. Les plus connus d’entre eux se signalèrent par une attitude intellectuelle où l’on observe un foisonnement d’idées et de vues qui ne ressortent pas uniquement du domaine de la philosophie pure mais débouchent sur le social, le religieux, le politique et même l’économique. C’est en cela que leur philosophie est islamique.

Toutefois, la parfaite compréhension de leur démarche – qui varie sensiblement de l’un à l’autre – exigerait une étude approfondie qui sortirait du cadre de la présente étude. Nous pouvons cependant exposer succinctement leur système de pensée – libéral ou sceptique, frondeur ou soumis à la foi – afin de fournir à nos lecteurs et lectrices quelques éléments d’appréciation qui démontre que des intellectuels de haut niveau ont tenté, à diverses époques, de faire intervenir la raison dans la pensée musulmane.

Considéré par d’aucuns comme l’un des douze génies qui se sont manifestés dans le monde, des origines au XVIe siècle, Al-Kindî fut un penseur d’une rare fécondité. Issu de l’illustre clan des Kindî, cet arabe pur jus vécut au IXe siècle. Il s’efforça de transmettre au monde musulman – alors en pleine effervescence - la théorie aristotélicienne des « intellects ». Et bien qu’il eut accordé une importance excessive à la « connaissance divine » (dons « prophétique »), il tenta de démontrer qu’on ne peut comprendre la philosophie sans une parfaite connaissance des mathématiques, lesquelles concrétisent la valeur profonde et réelle de la Raison. Cette idée capitale, préexistante chez les Grecs, sera d’ailleurs reprises par de très nombreux philosophes modernes.

Al-Fârâbi, originaire du Turkestan, vécut au Xe siècle. Son immense culture, de nature encyclopédique, lui avait valu l’admiration de tous ceux qui avaient pu l’approcher. Il tenta d’adapter la philosophie grecque à la pensée religieuses du Moyen-Orient sans pour autant rejeter les dogmes de l’islam.

Proche d’Al-Fâräbi, Ibn Sinâ (95) - que les Occidentaux nomment Avicenne – vit le jour près de Boukhara aux environs de l’an 980 de notre ère. A l’âge de dix-huit ans, il était déjà très savant dans les domaines de la médecine, de la littérature, des mathématiques et du droit.

La pensée d’Avicenne, héritée comme il se doit de la Grèce antique, était une subtile synthèse des œuvres de Platon, d’Aristote et des néo-platoniciens. A ses yeux, le but de la philosophie était de comprendre la vérité de toute chose dans la mesure où l’homme se sent capable de le faire. C’est le perfectionnement de l’âme humaine par la connaissance.

Avicenne a rédigé plus de cent ouvrages dont un énorme manuscrit en dix-huit volumes intitulé « La Guérison de l’erreur » (ach-Chifa) qui eut une grande influence sur la pensée de l’Occident méridional. Il est aussi l’auteur du « Canon de la médecine » qui sera une référence médicale incontournable, en Occident comme en Orient – pendant plusieurs siècles. Hélas, l’ouvrage qu’il considérait comme son œuvre majeure a disparu, sans doute détruit par les autorités islamiques. Il s’agit de « La Philosophie illuminatrice ». Très proche des néo-platoniciens, Ibn-Sina avait fini par établir une similitude de conceptions avec la scolastique chrétienne, laquelle consistait en un mélange apparemment contradictoire de sensualisme et d’ascétisme qui correspondait d’ailleurs à l’existence menée par Avicenne.

Bien qu’il eut tenté de mettre ses concepts philosophiques en accord avec les « révélations » coraniques, il fut sans cesse dénoncé comme hérétique.

Ibn Rochd (96) naquit en 1126. Il était le fils du cadi de Cordoue, ville qui était, à cette époque, le centre intellectuel et juridique de l’Espagne islamisée. Très jeune, il étudie, la théologie, la jurisprudence islamique, la médecine, l’astronomie et la philosophie classique. Les Occidentaux le nomment Averroès. Il est sans doute l’homme le plus savant que le monde musulman ait produit à ce jour et on le considère comme le commentateur par excellence des œuvres d’Aristote.

Il tenta d’assurer, une fois pour toutes, l’indépendance de la philosophie vis-à-vis de la théologie islamique, notamment en réfutant les thèses d’Al-Ghazämi. Sa doctrine, si elle s’efforçait de ne pas entrer en conflit direct avec la théologie orthodoxe, tentait de situer le dogme religieux et la philosophie sur deux plans différents. Selon lui, la « révélation » coranique  pouvait s’expliquer de deux façons différentes, l’une purement religieuse, l’autre de nature philosophique et presque psychanalytique. Il en arrivait, de la sorte, à créer l’équivoque de la « double vérité ».

On ne s’étonnera pas du fait que les travaux d’Ibn Rochd provoquèrent la colère des « gardiens de la foi », lesquels ne tardèrent pas à le faire condamner comme « impie ». Il fut, de même, condamné par l’église chrétienne.

Averroès avait voulu rendre à la philosophie sa pureté originelle en la débarrassant des influences néo-platoniciennes. Il postulait que la matière et le mouvement sont éternels et incréés. Il mettait aussi l’accent sur le groupe humain bien plus que sur l’individu et, offense suprême aux dogmes religieux, il niait l’immortalité et l’existence d’un « au-delà ». On peut regarder les travaux d’Averroès comme une sorte d’ébauche des thèses proto-socialistes des XVIIe et XVIIIe siècles.

Bien qu’il eut été condamné par les musulmans et les chrétiens, ses « Commentaires » furent traduits en hébreu puis en latin (aux XIIIe et XIVe siècle). Ils auront un grand retentissement jusqu’à la Renaissance.

Averroès a clôturé la grande lignée des philosophes musulmans. Après lui, la pensée greco-arabe va se tarir et l’islam pourra imposer définitivement ses dogmes imbéciles.

Averroès de Cordoue (1126-1198)
répondant calmement à ses détracteurs dans une
mosquée

Cette gravure représente Averroès de Cordoue (1126-1198) répondant calmement à ses détracteurs dans une mosquée. Son nom arabe complet était Abou Walid Mohamed Ibn Rouchd et sa doctrine, nommée « averrhoïsme », a inspiré de nombreuses écoles philosophiques. Elle fut très prisée à Padoue pendant près de trois siècles avant d’être condamnée par l’église de Rome et même à Paris (au XVe siècle). Inquiété par les autorités religieuses de Kairouan, Averroès fut qualifié de « vrai croyant » par les uns et accusé d’athéisme par les autres. Sur le plan médical, il se situait dans la ligne des grands médecins irakiens et persans, comme Rhazes (Abou Bakr Mohamed Ibn Zakariya al-Ghazi, env.850-env.925) qui fut sans nul doute le plus grand clinicien du Moyen Age.

On notera que les califes de Bagdad – qui avaient su assimiler les grands principes des anciennes civilisations mésopotamiennes – avaient instauré, dès le Xe siècle de notre ère, un véritable examen donnant accès à la profession de médecin-chirurgien. Il consistait à vérifier les compétences du candidat ainsi que ses connaissances en astronomie, en botanique et en philosophie. Dans le domaine de la chirurgie, on peut citer Aboulcassis (Aboul-Qasim Khalaf ibn Abbas al-Zahrawi, 950-1013), un médecin musulman qui s’était inspiré de l’enseignement de Paul d’Egine (qui avait vécu cinq cents ans plus tôt). Praticien prudent et adroit, il a rédigé de nombreux livres qui furent traduits en latin et qui inspira la chirurgie européenne jusqu’à la renaissance.

Notons cependant que ces sommités intellectuelles n’étaient pas « arabes » au sens strict du terme. Il s’agissait de Berbères (comme Averroès), d’Irakiens, de Perses ou de Syriens, presque jamais d’Arabes « pur jus ». Pour les Bédouins et les caravaniers arabes, ces « sciences de la ville » étaient sans grand intérêt.

Avicenne entouré de quelques-uns de ses disciples – Miniature illustrant un ouvrage de médecine rédigé en Arabe – Bibliothèque ambrosienne de Milan

Avicenne entouré de quelques-uns de ses disciples – Miniature illustrant un ouvrage de médecine rédigé en Arabe – Bibliothèque ambrosienne de Milan.

Nous évoquerons, en passant, la personnalité paradoxale et ambiguë de l’émir Abd-el-Kader (El-Hadj), celui-là même que les historiens présentent comme le père de l’Algérie moderne. Né près de Mascara en 1807, il est désigné par son père pour prendre la tête des tribus arabo-musulmanes qui commencent à se soulever contre l’implantation française. En 1832, alors qu’il n’a que vingt-cinq ans, il lance la première fatwa contre la France en appelant à la guerre sainte. Cette guerre de religion durera quinze ans. Elle ne s’achèvera que par le reddition de l’émir, en décembre 1847.

Ce fut un conflit très dur au cours duquel la France engagea plus de 100.000 hommes. Selon leurs habitudes, les troupes musulmanes – presque uniquement composées de cavaliers - eurent recours à la tactique du harcèlement et du coup de main rapide. C’est celle qui découle directement de la « razzia » et à laquelle recourent, aujourd’hui encore, les terroristes islamistes. Il s’agit d’actions « de commandos » qui ne répondent pas, du moins en apparence, à une logique militaire telle que les Occidentaux la conçoivent. Ces actions ont pour but de déstabiliser et de démoraliser l’adversaire en l’attaquant là où il s’y attend le moins et en disparaissant dès que le coup de main a réussi. Les Bédouins agissaient ainsi depuis la plus lointaine antiquité et c’est cette tactique du « ghazou » qu’ils employèrent, avec succès, contre les Croisés. De tous temps, les Occidentaux manifestèrent leur mépris vis-à-vis des ces méthodes guerrières considérées comme lâches et indignes. Il faudra attendre le XXe siècle pour que les « raids de commandos » entrent dans les mœurs des nations européennes et nord-américaines.

Abd-el-Kader fut, comme tous les chefs musulmans, un leader politique et religieux. Il dota l’Algérie de ses premières institutions « modernes » devenant, de facto, le premier souverain de ce pays. C’est lui qui fit le choix des couleurs (vert et blanc) du drapeau algérien.
drapeau algérien

Très cultivé, il a aussi laissé de nombreux ouvrages, souvent rédigé sur le mode poétique propre à la littérature arabe classique. On lui doit également un traité relatif à la façon de traiter les prisonniers de guerre.

Interné en France jusqu’en 1853, il fut traité en souverain et, chose étonnante pour un chef musulman, il se fit admettre au sein de la Franc-Maçonnerie. D’abord initié par la Loge « Les Pyramides d’Egypte », il sera finalement reçu au grade de maître par la Loge « Henri IV » de Paris (le 1er septembre 1864). D’aucuns prétendent que c’est en sa qualité de Franc Maçon qu’il sauva de nombreux chrétiens menacés par des musulmans (notamment lors des massacres de Damas, en 1860).

Abd-el-Kader est donc un « cas à part » dans l’histoire de l’islamisme. Après quinze années de guerre acharnée contre la France, il avait admis sa défaite avec tout le fatalisme dont la culture arabo-musulmane est imprégnée (considérant qu’Allah avait voulu que l’Algérie soit conquise par les troupes françaises). Et bien loin d’en vouloir à ses anciens adversaires, il était devenu leur ami et leur allié. Il avait aussi enfreint le droit coranique en se faisant initier dans une Loge maçonnique et en prêtant le serment de fraternité universelle. On le considère, de ce fait, comme un « émir éclairé », comme un chef musulman qui a su se libérer des chaînes imposées par le coran, s’efforçant de concilier les traditions bédouines et la culture européenne, y compris dans sa dimension philosophique.


Abd-el-Kader mourut à Damas en 1883, dans sa 77e année. Figure controversée de l’islam, il n’est guère honoré dans son pays d’origine.

Convocation émise par la Loge « Henri IV »
à l’occasion de la proclamation solennelle de
l’initiation de l’ émir Abd-el-Kader

Convocation émise par la Loge « Henri IV » à l’occasion de la proclamation solennelle de l’initiation de l’ émir Abd-el-Kader. Ce document daté du 19 août 1864 est signé par le F :. Poullain ,Vénérable de la Loge, et par les Officiers Acany, Arnoult, Duboc et Bertin. Sous le second empire, Abd-el-Kader était devenu une véritable « star » de la vie mondaine parisienne que l’on s’arrachait dans les salons à la mode et dans les manifestations publiques.


L’émir
Abd-el-Kader
L’émir Abd-el-Kader, selon un dessin d’époque. Il aurait été disposé à réformer l’islam dans le sens d’une réelle modernité et d’une plus grande humanité. Ses propositions n’eurent cependant pas plus d’ effets que celles d’Averroès ou d’Avicenne.

Portrait de l’émir Abd el-Kader par le peintre Ange Tissier. Il est conservé au château d’Amboise. Abd el-Kader était né près de Mascara en 1808. Il s’était fait proclamer « sultan des Arabes » en 1832. Il avait proclamé la « guerre sainte » contre les Français en 1838 et fait massacrer des colons qui s’installaient dans les régions d’Oran et d’Alger. Mais le 16 mai 1843, les troupes du duc d’Aumale s’emparèrent de sa capitale mobile « sa « smala »). Il se rendit lui-même au général Lamoricière en 1847 et fut interné en France pendant cinq ans. Acquis aux idéaux maçonniques, il se retire en Syrie où son intervention sauve de nombreux chrétiens menacés par l’islam.

Portrait de l’émir Abd el-Kader par  le peintre Ange Tissier
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