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Mahomet ou le Fanatisme, tragédie de Voltaire, jouée à Lille (1741), puis à la Comédie-Française (1742), interdite après la troisième représentation, et reprise avec un grand succès neuf ans plus tard. — C'est la première pièce de combat de Voltaire, qui s'y attaque au fanatisme et à la superstition. II avait eu l'habileté de la dédier au pape Benoît XIV lui-même, qui lui envoya sa bénédiction. L'action de la pièce est pleine de pathétique, voire d'horreur, et le style est semé de tirades sonores et de maximes philosophiques à la mode du temps, Voltaire représente Mahomet comme un simple thaumaturge. Malgré tout, « ce prophète, conscient de soi, audacieux jusqu'au crime, ambitieux dominateur des âmes.., ne séduit jamais, mais intéresse toujours ". Aujourd'hui, cette tragédie est bien oubliée : elle survit pourtant par un nom, celui de Séide, l'esclave dévoué de Mahomet, devenu le symbole de l'aveuglement fanatique. |
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La scène est à la Mecque.
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Zopire.
Qui ? Moi,
baisser les yeux devant ses faux prodiges !
Moi, de ce fanatique
encenser les prestiges !
L' honorer dans la Mecque après l'
avoir banni !
Non. Que des justes dieux Zopire soit puni
si tu
vois cette main, jusqu' ici libre et pure,
caresser la révolte
et flatter l' imposture !
Phanor.
Nous chérissons
en vous ce zèle paternel
du chef auguste et saint du sénat
d' Ismaël ;
mais ce zèle est funeste ; et tant de
résistance,
sans lasser Mahomet, irrite sa
vengeance.
Contre ses attentats vous pouviez autrefois
lever
impunément le fer sacré des lois,
et des
embrasements d' une guerre immortelle
étouffer sous vos
pieds la première étincelle.
Mahomet citoyen ne
parut à vos yeux
qu' un novateur obscur, un vil séditieux
:
aujourd' hui, c' est un prince ; il triomphe, il
domine
;
imposteur à la Mecque, et prophète à
Médine,
il sait faire adorer à trente nations
tous
ces mêmes forfaits qu' ici nous détestons.
Que
dis-je ? En ces murs même une troupe égarée,
des
poisons de l' erreur avec zèle enivrée,
de ses
miracles faux soutient l' illusion,
répand le fanatisme et
la sédition,
appelle son armée, et croit qu' un dieu
terrible
l'
inspire, le conduit, et le rend invincible.
Tous nos vrais
citoyens avec vous sont unis ;
mais les meilleurs conseils
sont-ils toujours suivis ?
L' amour des nouveautés, le faux
zèle, la crainte,
de la Mecque alarmée ont désolé
l' enceinte ;
et ce peuple, en tout temps chargé de vos
bienfaits,
crie encore à son père, et demande la
paix.
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Zopire.
La paix avec ce
traître ! Ah ! Peuple sans courage,
n' en attendez jamais
qu' un horrible esclavage :
allez, portez en pompe, et servez à
genoux
l' idole dont le poids va vous écraser tous.
Moi,
je garde à ce fourbe une haine éternelle ;
de mon
coeur ulcéré la plaie est trop cruelle :
lui-même
a contre moi trop de ressentiments.
Le cruel fit périr ma
femme et mes enfants :
et moi, jusqu' en son camp j' ai porté
le carnage ;
la mort de son fils même honora mon
courage.
Les flambeaux de la haine entre nous allumés
jamais
des mains du temps ne seront consumés.
Phanor.
Ne les
éteignez point, mais cachez-en la flamme ;
immolez au
public les douleurs de votre âme.
Quand vous verrez ces
lieux par ses mains ravagés,
vos malheureux enfants
seront-ils mieux vengés ?
Vous avez tout perdu, fils,
frère, épouse, fille ;
ne perdez point l' état
: c' est là votre famille.
Zopire.
On ne perd les
états que par timidité.
Phanor.
On
périt quelquefois par trop de fermeté.
Zopire.
Périssons,
s' il le faut.
Phanor.
Ah
! Quel triste courage,
quand vous touchez au port, vous expose au
naufrage ?
Le ciel, vous le voyez, a remis en vos mains
de quoi fléchir
encor ce tyran des humains.
Cette jeune Palmire en ses camps
élevée,
dans vos derniers combats par vous-même
enlevée,
semble un ange de paix descendu parmi nous,
qui
peut de Mahomet apaiser le courroux.
Déjà par ses
hérauts il l' a redemandée.
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Zopire.
Tu veux qu' à
ce barbare elle soit accordée ?
Tu veux que d' un si cher
et si noble trésor
ses criminelles mains s' enrichissent
encor ?
Quoi ! Lorsqu' il nous apporte et la fraude et
la
guerre,
lorsque son bras enchaîne et ravage la
terre,
les plus tendres appas brigueront sa faveur,
et
la beauté sera le prix de la fureur !
Ce
n' est pas qu' à mon âge, aux bornes de ma vie,
je
porte à Mahomet une honteuse envie ;
ce coeur triste et
flétri, que les ans ont glacé,
ne peut sentir les
feux d' un désir insensé.
Mais soit qu' en tous les
temps un objet né pour plaire
arrache de nos voeux l'
hommage involontaire ;
soit que, privé d' enfants, je
cherche à dissiper
cette nuit de douleurs qui vient m'
envelopper ;
je ne sais quel penchant pour cette
infortunée
remplit le vide affreux de mon âme
étonnée.
Soit faiblesse ou raison, je ne puis sans
horreur
la voir aux mains d' un monstre, artisan de l' erreur.
Je
voudrais qu' à mes voeux heureusement docile,
elle-même
en secret pût chérir cet asile ;
je
voudrais que son coeur, sensible à mes bienfaits,
détestât
Mahomet autant que je le hais.
Elle veut me parler sous ces sacrés
portiques,
non loin de cet autel de nos dieux domestiques ;
elle
vient, et son front, siége de la candeur,
annonce en
rougissant les vertus de son coeur.
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Jeune et charmant objet
dont le sort de la guerre,
propice à ma vieillesse, honora
cette terre,
vous n' êtes point tombée en de barbares
mains ;
tout respecte avec moi vos malheureux destins,
votre
âge, vos beautés, votre aimable innocence.
Parlez ;
et s' il me reste encor quelque puissance,
de vos justes désirs
si je remplis les voeux,
ces derniers de mes jours seront des
jours heureux.
Palmire.
Seigneur,
depuis deux mois sous vos lois prisonnière,
je dus à
mes destins pardonner ma misère ;
vos généreuses
mains s' empressent d' effacer
les larmes que le ciel me condamne
à verser.
Par vous, par vos bienfaits, à parler
enhardie,
c' est de vous que j' attends le bonheur de ma vie.
Aux
voeux de Mahomet j' ose ajouter les miens :
il vous a demandé
de briser mes liens ;
puissiez-vous l' écouter ! Et
puissé-je lui dire
qu' àprès le ciel et lui
je dois tout à Zopire !
Zopire.
Ainsi
de Mahomet vous regrettez les fers,
ce tumulte des camps, ces
horreurs des déserts,
cette patrie errante, au trouble
abandonnée ?
Palmire.
La
patrie est aux lieux où l' âme est enchaînée.
Mahomet
a formé mes premiers sentiments,
et ses femmes en paix
guidaient mes faibles ans :
leur demeure est un temple où
ces femmes sacrées
lèvent au ciel des mains de leur
maître adorées.
Le jour de mon malheur, hélas
! Fut le seul jour
où le sort des combats a troublé
leur séjour :
seigneur, ayez pitié d' une âme
déchirée,
toujours présente aux lieux dont je
suis séparée.
Zopire.
J'
entends : vous espérez partager quelque jour
de ce maître
orgueilleux et la main et l' amour.
Palmire.
Seigneur,
je le révère, et mon âme tremblante
croit voir
dans Mahomet un dieu qui m' épouvante.
Non, d' un si grand
hymen mon coeur n' est point flatté ;
tant d' éclat
convient mal à tant d' obscurité.
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Zopire.
Ah
! Qui que vous soyez, il n' est point né peut-être
pour
être votre époux, encor moins votre maître ;
et
vous semblez d' un sang fait pour donner des lois
à l'
arabe insolent qui marche égal aux rois.
Palmire.
Nous
ne connaissons point l' orgueil de la naissance ;
sans parents,
sans patrie, esclaves dès l' enfance,
dans notre égalité
nous chérissons nos fers ;
tout nous est étranger,
hors le dieu que je sers.
Zopire.
Tout
vous est étranger ! Cet état peut-il plaire ?
Quoi !
Vous servez un maître, et n' avez point de père ?
Dans
mon triste palais, seul et privé d' enfants,
j' aurais pu
voir en vous l' appui de mes vieux ans ;
le soin de vous former
des destins plus propices
eût adouci des miens les longues
injustices.
Mais non, vous abhorrez ma patrie et ma loi.
Palmire.
Comment
puis-je être à vous ? Je ne suis point à
moi.
Vous aurez mes regrets, votre bonté m' est chère
;
mais enfin Mahomet m' a tenu lieu de père.
Zopire.
Quel
père ! Justes dieux ! Lui ? Ce monstre
imposteur !
Palmire.
Ah
! Quels noms inouïs lui donnez-vous, seigneur !
Lui, dans qui
tant d' états adorent leur prophète !
Lui, l' envoyé
du ciel, et son seul interprète !
Zopire.
Etrange
aveuglement des malheureux mortels !
Tout m' abandonne ici pour
dresser des autels
à ce coupable heureux qu' épargna
ma justice,
et qui courut au trône, échappé du
supplice.
Palmire.
Vous
me faites frémir, seigneur ; et, de mes jours,
je n' avais
entendu ces horribles discours.
Mon penchant, je l' avoue, et ma
reconnaissance,
vous donnaient sur mon coeur une juste puissance
;
vos blasphèmes affreux contre mon protecteur
à
ce penchant si doux font succéder l' horreur.
Zopire.
ô
superstition ! Tes rigueurs inflexibles
privent d' humanité
les coeurs les plus sensibles.
Que je vous plains, Palmire ! Et
que sur vos erreurs
ma pitié malgré moi me fait
verser de pleurs !
Palmire.
Et vous me
refusez !
Zopire.
Oui.
Je ne puis vous rendre
au tyran qui trompa ce coeur flexible et
tendre ;
oui, je crois voir en vous un bien trop précieux,
qui
me rend Mahomet encor plus odieux.
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Zopire.
Que
voulez-vous, Phanor ?
Phanor.
Aux portes de
la ville,
d' où l' on voit de Moad la campagne
fertile,
Omar est arrivé.
Zopire.
Qui ? Ce
farouche Omar,
que l' erreur aujourd' hui conduit après son
char,
qui combattit longtemps le tyran qu' il adore,
qui vengea
son pays ?
Phanor.
Peut-être
il l' aime encore.
Moins terrible à nos yeux, cet insolent
guerrier,
portant entre ses mains le glaive et l' olivier,
de
la paix à nos chefs a présenté le gage.
On
lui parle ; il demande, il reçoit un otage.
Séide
est avec lui.
Palmire.
Grand dieu !
Destin plus doux !
Quoi ! Séide ?
Phanor.
Omar vient, il
s' avance vers vous.
Zopire.
Il le faut
écouter. Allez, jeune Palmire.
(Palmire sort.)
Omar devant mes
yeux ! Qu' osera-t-il me dire ?
ô dieux de mon pays, qui
depuis trois mille ans
protégiez d' Ismaël les
généreux enfants !
Soleil, sacré
flambeau, qui dans votre carrière,
image de ces dieux, nous
prêtez leur lumière,
voyez et soutenez la juste
fermeté
que j' opposai toujours contre l' iniquité !
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ACTE 1 SCENE 4 Zopire, Omar, Phanor, suite.
Zopire.
Eh bien ! Après
six ans tu revois ta patrie,
que ton bras défendit, que ton
coeur a trahie.
Ces murs sont encor pleins de tes premiers
exploits.
Déserteur de nos dieux, déserteur de nos
lois,
persécuteur nouveau de cette cité sainte,
d'
où vient que ton audace en profane l' enceinte ?
Ministre
d' un brigand qu' on dût exterminer,
parle : que me veux-tu
?
Omar.
Je veux te
pardonner.
Le prophète d' un dieu, par pitié pour
ton âge,
pour tes malheurs passés, surtout pour ton
courage,
te présente une main qui pourrait t' écraser
;
et j' apporte la paix qu' il daigne proposer.
Zopire.
Un vil
séditieux prétend avec audace
nous accorder la paix,
et non demander grâce !
Souffrirez-vous, grands dieux ! Qu'
au gré de ses
forfaits
Mahomet
nous ravisse ou nous rende la paix ?
Et vous, qui vous chargez des
volontés d' un traître,
ne rougissez-vous point de
servir un tel maître ?
Ne l' avez-vous pas vu, sans honneur
et sans biens,
ramper au dernier rang des derniers citoyens ?
Qu'
alors il était loin de tant de renommée !
Omar.
à tes
viles grandeurs ton âme accoutumée
juge ainsi du
mérite, et pèse les humains
au poids que la fortune
avait mis dans tes mains.
Ne sais-tu pas encore, homme faible et
superbe,
que l' insecte insensible enseveli sous l' herbe,
et l' aigle
impérieux qui plane au haut du ciel,
rentrent dans le néant
aux yeux de l' éternel ?
Les mortels sont égaux ; ce
n' est point la naissance,
c' est la seule vertu qui fait leur
différence.
Il est de ces esprits favorisés des
cieux,
qui sont tout par eux-même, et rien par leurs
aïeux.
Tel est l' homme, en un mot, que j' ai choisi
pour
maître ;
lui seul dans l' univers a mérité
de l' être ;
tout mortel à sa loi doit un jour
obéir,
et j' ai donné l' exemple aux siècles
à venir.
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Zopire.
Je
te connais, Omar : en vain ta politique
vient m' étaler ici
ce tableau fanatique :
en vain tu peux ailleurs éblouir les
esprits ;
ce que ton peuple adore excite mes mépris.
Bannis
toute imposture, et d' un coup d' oeil plus
sage
regarde ce
prophète à qui tu rends hommage ;
vois l' homme en
Mahomet ; conçois par quel degré
tu fais monter aux
cieux ton fantôme adoré.
Enthousiaste ou fourbe, il
faut cesser de l' être ;
sers-toi de ta raison, juge avec
moi ton maître :
tu verras de chameaux un grossier
conducteur,
chez sa première épouse insolent
imposteur,
qui, sous le vain appât d' un songe ridicule,
des
plus vils des humains tente la foi crédule ;
comme un
séditieux à mes pieds amené,
par quarante
vieillards à l' exil condamné :
trop léger
châtiment qui l' enhardit au crime.
De caverne en caverne il
fuit avec Fatime.
Ses disciples errants de cités en
déserts,
proscrits, persécutés, bannis,
chargés de fers,
promènent leur fureur, qu' ils
appellent divine ;
de leurs venins bientôt ils infectent
Médine.
Toi-même alors, toi-même, écoutant
la raison,
tu voulus dans sa source arrêter le poison.
Je
te vis plus heureux, et plus juste, et plus brave,
attaquer le
tyran dont je te vois l' esclave.
S' il est un vrai prophète,
osas-tu le punir ?
S' il est un imposteur, oses-tu le servir ?
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Omar.
Je
voulus le punir quand mon peu de lumière
méconnut ce
grand homme entré dans la carrière :
mais enfin,
quand j' ai vu que Mahomet est né
pour changer l' univers à
ses pieds consterné ;
quand mes yeux, éclairés
du feu de son génie,
le virent s' élever dans sa
course infinie ;
éloquent, intrépide, admirable en
tout lieu,
agir, parler, punir, ou pardonner en dieu ;
j'
associai ma vie à ses travaux immenses :
des trônes,
des autels en sont les récompenses.
Je fus, je te l' avoue,
aveugle comme toi.
Ouvre les yeux, Zopire, et change ainsi que moi
;
et, sans plus me vanter les fureurs de ton zèle,
ta
persécution si vaine et si cruelle,
nos frères
gémissants, notre dieu blasphémé,
tombe aux
pieds d' un héros par toi-même opprimé.
Viens
baiser cette main qui porte le tonnerre.
Tu me vois après
lui le premier de la terre ;
le poste qui te reste est encore
assez beau
pour fléchir noblement sous ce maître
nouveau.
Vois ce que nous étions, et vois ce que nous
sommes.
Le peuple, aveugle et faible, est né pour les
grands
hommes,
pour admirer, pour croire, et pour nous
obéir.
Viens régner avec nous, si tu crains de
servir ;
partage nos grandeurs au lieu de t' y soustraire ;
et,
las de l' imiter, fais trembler le vulgaire.
Zopire.
Ce
n' est qu' à Mahomet, à ses pareils, à toi,
que
je prétends, Omar, inspirer quelque effroi.
Tu veux que du
sénat le shérif infidèle
encense un
imposteur, et couronne un rebelle !
Je ne te nierai point que ce
fier séducteur
n' ait beaucoup de prudence et beaucoup de
valeur :
je connais comme toi les talents de ton maître ;
s'
il était vertueux, c' est un héros peut-être
:
mais ce héros, Omar, est un traître, un cruel,
et
de tous les tyrans c' est le plus criminel.
Cesse de m' annoncer
sa trompeuse clémence ;
le grand art qu' il possède
est l' art de la vengeance.
Dans le cour de la guerre un funeste
destin
le priva de son fils que fit périr ma main.
Mon
bras perça le fils, ma voix bannit le père ;
ma
haine est inflexible, ainsi que sa colère ;
pour rentrer
dans la Mecque, il doit m' exterminer,
et le juste aux méchants
ne doit point pardonner.
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Omar.
Eh
bien ! Pour te montrer que Mahomet pardonne,
pour te faire
embrasser l' exemple qu' il te donne,
partage avec lui-même,
et donne à tes tribus
les dépouilles des rois que
nous avons vaincus.
Mets un prix à la paix, mets un prix à
Palmire ;
nos trésors sont à toi.
Zopire.
Tu
penses me séduire,
me vendre ici ma honte, et marchander la
paix
par ses trésors honteux, le prix de ses forfaits ?
Tu
veux que sous ses lois Palmire se remette ?
Elle a trop de vertus
pour être sa sujette ;
et je veux l' arracher aux tyrans
imposteurs,
qui renversent les lois et corrompent les
moeurs.
Omar.
Tu me parles toujours comme un juge
implacable,
qui sur son tribunal intimide un coupable.
Pense et
parle en ministre ; agis, traite avec moi
comme avec l' envoyé
d' un grand homme et d' un roi.
Zopire.
Qui
l' a fait roi ? Qui l' a couronné ?
Omar.
La
victoire.
Ménage sa puissance, et respecte sa gloire.
Aux
noms de conquérant et de triomphateur,
il veut joindre le
nom de pacificateur,
son armée est encore aux bords du
Saïbare ;
des murs où je suis né le siége
se prépare ;
sauvons, si tu m' en crois, le sang qui va
couler :
Mahomet veut ici te voir et te parler.
Zopire.
Lui
? Mahomet ?
Omar.
Lui-même
; il t' en conjure.
Zopire.
Traître
!
Si de ces lieux sacrés j' étais l' unique maître,
c' est en te punissant que j' aurais répondu.
(à
Phanor.)
toi, viens m' aider, Phanor, à repousser un
traître :
le souffrir parmi nous, et l' épargner, c'
est l' être.
Renversons ses desseins, confondons son orgueil
;
préparons son supplice, ou creusons mon cercueil.
Je
vais, si le sénat m' écoute et me seconde,
délivrer
d' un tyran ma patrie et le monde.
Omar.
Zopire,
j' ai pitié de ta fausse vertu.
Mais puisqu' un vil sénat
insolemment partage
de ton
gouvernement le fragile avantage,
puisqu' il règne avec
toi, je cours m' y présenter.
Zopire.
Je
t' y suis ; nous verrons qui l' on doit écouter.
Je
défendrai mes lois, mes dieux, et ma patrie.
Viens-y contre
ma voix prêter ta voix impie
au dieu persécuteur,
effroi du genre humain,
qu' un fourbe ose annoncer les armes à
la main.
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Palmire.
Dans ma prison
cruelle est-ce un dieu qui te guide ?
Mes maux sont-ils finis ? Te
revois-je, Séide ?
Séide.
ô charme de ma
vie et de tous mes malheurs !
Palmire, unique objet qui m' a coûté
des pleurs,
depuis ce jour de sang qu' un ennemi barbare,
près
des camps du prophète, aux bords du Saïbare,
vint
arracher sa proie à mes bras tout sanglants ;
qu' étendu
loin de toi sur des corps expirants,
mes cris mal entendus sur
cette infâme rive
invoquèrent la mort sourde à
ma voix plaintive,
ô ma chère Palmire, en quel
gouffre d' horreur
tes périls et ma perte ont abîmé
mon coeur !
Que mes feux, que ma crainte, et mon
impatience,
accusaient la lenteur des jours de la vengeance !
Que
je hâtais l' assaut si longtemps différé,
cette
heure de carnage, où, de sang enivré,
je devais de
mes mains brûler la ville impie
où Palmire a pleuré
sa liberté ravie !
Enfin de Mahomet les sublimes
desseins,
que n' ose approfondir l' humble esprit des humains,
ont
fait entrer Omar en ce lieu d' esclavage ;
je l' apprends, et j' y
vole. On demande un otage ;
j' entre, je me présente ; on
accepte ma foi,
et je me rends captif, ou je meurs avec toi.
|
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Palmire.
Séide,
au moment même, avant que ta présence
vînt de
mon désespoir calmer la violence,
je me jetais aux pieds de
mon fier ravisseur.
Vous voyez, ai-je dit, les secrets de mon
coeur :
ma vie est dans les camps dont vous m' avez tirée
;
rendez-moi le seul bien dont je suis séparée.
Mes
pleurs, en lui parlant, ont arrosé ses pieds ;
ses refus
ont saisi mes esprits effrayés.
J' ai senti dans mes yeux
la lumière obscurcie :
mon coeur, sans mouvement, sans
chaleur, et sans vie,
d' aucune ombre d' espoir n' était
plus secouru ;
tout
finissait pour moi, quand Séide a paru.
Séide.
Quel
est donc ce mortel insensible à tes larmes ?
Palmire.
C' est Zopire :
il semblait touché de mes alarmes ;
mais le cruel enfin
vient de me déclarer
que des lieux où je suis rien
ne peut me tirer.
Séide.
Le barbare se trompe ; et
Mahomet mon maître,
et l' invincible Omar, et moi-même
peut-être
(car j' ose me nommer après ces noms
fameux,
pardonne à ton amant cet espoir orgueilleux),
nous
briserons ta chaîne, et tarirons tes larmes.
Le dieu de
Mahomet, protecteur de nos armes,
le dieu dont j' ai porté
les sacrés étendards,
le dieu qui de Médine a
détruit les remparts,
renversera la Mecque à nos
pieds abattue.
Omar est dans la ville, et le peuple à sa
vue
n' a point fait éclater ce trouble et cette horreur
qu'
inspire aux ennemis un ennemi vainqueur ;
au nom de Mahomet un
grand dessein l' amène.
Palmire.
Mahomet nous chérit
; il briserait ma chaîne ;
il unirait nos coeurs ; nos
coeurs lui sont offerts :
mais il est loin de nous, et nous sommes
aux fers.
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ACTE 2 SCENE 2 Palmire, Séide, Omar.
Omar.
Vos
fers seront brisés, soyez pleins d' espérance ;
le
ciel vous favorise, et Mahomet s' avance.
Séide.
Lui
?
Palmire.
Notre
auguste père ?
Omar.
Au
conseil assemblé
l' esprit de Mahomet par ma bouche a
parlé.
" ce favori du dieu qui préside aux
batailles,
ce grand homme, ai-je dit, est né dans vos
murailles.
Il s' est rendu des rois le maître et le
soutien,
et vous lui refusez le rang de citoyen !
Vient-il vous
enchaîner, vous perdre, vous détruire ?
Il vient vous
protéger, mais surtout vous instruire :
il vient dans vos
coeurs même établir son pouvoir. "
plus d' un
juge à ma voix a paru s' émouvoir ;
les esprits s'
ébranlaient : l' inflexible Zopire,
qui craint de la raison
l' inévitable empire,
veut convoquer le peuple, et s' en
faire un appui.
On l' assemble ; j' y cours, et j' arrive avec lui
:
je parle aux citoyens, j' intimide, j' exhorte ;
j' obtiens
qu' à Mahomet on ouvre enfin la porte.
Après quinze
ans d' exil, il revoit ses foyers ;
il entre accompagné des
plus braves guerriers,
d' Ali, d' Ammon, d' Hercide, et de sa
noble élite ;
il entre, et sur ses pas chacun se précipite
;
chacun porte un regard, comme un coeur différent :
l'
un croit voir un héros, l' autre voir un tyran.
Celui-ci le
blasphème, et le menace encore ;
cet autre est à ses
pieds, les embrasse, et l' adore.
Nous faisons retentir à
ce peuple agité
les noms sacrés de dieu, de paix, de
liberté.
De Zopire éperdu la cabale
impuissante
vomit en vain les feux de sa rage expirante.
Au milieu de leurs
cris, le front calme et serein,
Mahomet marche en maître, et
l' olive à la main :
la trêve est publiée ; et
le voici lui-même.
|
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Invincibles
soutiens de mon pouvoir suprême,
noble et sublime Ali,
Morad, Hercide, Ammon,
retournez vers ce peuple, instruisez-le en
mon nom ;
promettez, menacez ; que la vérité règne
;
qu' on adore mon dieu, mais surtout qu' on le craigne.
Vous,
Séide, en ces lieux !
Séide.
ô mon
père ! ô mon roi !
Le dieu qui vous inspire a marché
devant moi.
Prêt à mourir pour vous, prêt à
tout entreprendre,
j' ai prévenu votre ordre.
Il eût
fallu l' attendre.
Qui fait plus qu' il ne doit ne sait point me
servir.
J' obéis à mon dieu ; vous, sachez m' obéir.
Palmire.
Ah ! Seigneur !
Pardonnez à son impatience.
élevés près
de vous dans notre tendre enfance,
les mêmes sentiments nous
animent tous deux :
hélas ! Mes tristes jours sont assez
malheureux !
Loin de vous, loin de lui, j' ai langui prisonnière
;
mes yeux de pleurs noyés s' ouvraient à la lumière
:
empoisonneriez-vous l' instant de mon bonheur ?
Palmire, c' est
assez ; je lis dans votre coeur :
que rien ne vous alarme, et rien
ne vous étonne.
Allez : malgré les soins de l' autel
et du trône,
mes yeux sur vos destins seront toujours
ouverts ;
je veillerai sur vous comme sur l' univers.
(à
Séide.)
vous, suivez mes guerriers ; et vous, jeune
Palmire,
en servant votre dieu, ne craignez que Zopire.
|
|
Toi, reste,
brave Omar : il est temps que mon coeur
de ses derniers replis t'
ouvre la profondeur.
D' un siége encor douteux la lenteur
ordinaire
peut retarder ma course, et borner ma carrière
:
ne donnons point le temps aux mortels détrompés
de
rassurer leurs yeux de tant d' éclat frappés.
Les
préjugés, ami, sont les rois du vulgaire.
Tu connais
quel oracle et quel bruit populaire
ont promis l' univers à
l' envoyé d' un dieu,
qui, reçu dans la Mecque, et
vainqueur en tout lieu,
entrerait dans ces murs en écartant
la guerre :
je viens mettre à profit les erreurs de la
terre.
Mais tandis que
les miens, par de nouveaux efforts,
de ce peuple inconstant font
mouvoir les ressorts,
de quel oeil revois-tu Palmire avec Séide
?
Omar.
Parmi tous ces
enfants enlevés par Hercide,
qui, formés sous ton
joug, et nourris dans ta loi,
n' ont de dieu que le tien, n' ont
de père que toi,
aucun ne te servit avec moins de
scrupule,
n' eut un coeur plus docile, un esprit plus crédule
;
de tous tes musulmans ce sont les plus soumis.
Cher Omar, je
n' ai point de plus grands ennemis.
Ils s' aiment, c' est assez.
Omar.
Blâmes-tu
leurs tendresses ?
Ah ! Connais
mes fureurs et toutes mes faiblesses.
Omar.
Comment ?
|
|
Tu
sais assez quel sentiment vainqueur
parmi mes passions règne
au fond de mon coeur.
Chargé du soin du monde, environné
d' alarmes,
je porte l' encensoir, et le sceptre, et les armes
:
ma vie est un combat, et ma frugalité
asservit la
nature à mon austérité :
j' ai banni loin de
moi cette liqueur traîtresse
qui nourrit des humains la
brutale mollesse :
dans des sables brûlants, sur des rochers
déserts,
je supporte avec toi l' inclémence des airs
:
l' amour seul me console ; il est ma récompense,
l'
objet de mes travaux, l' idole que j' encense,
le dieu de Mahomet
; et cette passion
est égale aux fureurs de mon
ambition.
Je préfère en secret Palmire à mes
épouses.
Conçois-tu bien l' excès de mes
fureurs jalouses,
quand Palmire à mes pieds, par un aveu
fatal,
insulte à Mahomet, et lui donne un rival ?
Omar.
Et
tu n' es pas vengé ?
Juge
si je dois l' être.
Pour le mieux détester, apprends
à le connaître.
De mes deux ennemis apprends tous les
forfaits :
tous deux sont nés ici du tyran que je hais.
Omar.
Quoi
! Zopire...
Est
leur père : Hercide en ma puissance
remit depuis quinze ans
leur malheureuse enfance.
J' ai nourri dans mon sein ces serpents
dangereux ;
déjà sans se connaître ils m'
outragent tous deux.
J' attisai de mes mains leurs feux
illégitimes.
Le ciel voulut ici rassembler tous les
crimes.
Je veux... leur père vient ; ses yeux lancent vers
nous
les regards de la haine, et les traits du courroux.
Observe
tout, Omar, et qu' avec son escorte
le vigilant Hercide assiége
cette porte.
Reviens me rendre compte, et voir s' il faut hâter
ou
retenir les coups que je dois lui porter.
|
|
Zopire.
Ah ! Quel
fardeau cruel à ma douleur profonde !
Moi, recevoir ici cet
ennemi du monde !
Approche, et
puisque enfin le ciel veut nous unir,
vois Mahomet sans crainte,
et parle sans rougir.
Zopire.
Je rougis pour toi
seul, pour toi dont l' artifice
a traîné ta patrie au
bord du précipice ;
pour toi de qui la main sème ici
les forfaits,
et fait naître la guerre au milieu de la
paix.
Ton nom seul parmi nous divise les familles,
les époux,
les parents, les mères et les filles ;
et la trêve
pour toi n' est qu' un moyen nouveau
pour venir dans nos coeurs
enfoncer le couteau.
La discorde civile est partout sur ta
trace.
Assemblage inouï de mensonge et d' audace,
tyran de
ton pays, est-ce ainsi qu' en ce lieu
tu viens donner la paix, et
m' annoncer un dieu ?
Si j' avais à
répondre à d' autres qu' à Zopire,
je ne
ferais parler que le dieu qui m' inspire ;
le glaive et l'
alcoran, dans mes sanglantes mains,
imposeraient silence au reste
des humains ;
ma voix ferait sur eux les effets du tonnerre,
et
je verrais leurs fronts attachés à la terre :
mais
je te parle en homme, et sans rien déguiser ;
je me sens
assez grand pour ne pas t' abuser.
Vois quel est Mahomet : nous
sommes seuls ; écoute :
je suis ambitieux ; tout homme l'
est, sans doute ;
mais jamais roi, pontife, ou chef, ou
citoyen,
ne conçut
un projet aussi grand que le mien.
Ce peuple généreux,
trop longtemps inconnu,
laissait
dans ses déserts ensevelir sa gloire ;
voici les jours
nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l'
univers désolé,
la Perse encor sanglante, et son
trône ébranlé,
l' Inde esclave et timide, et
l' égypte abaissée,
des murs de Constantin la
splendeur éclipsée ;
vois l' empire romain tombant
de toutes parts,
ce grand corps déchiré, dont les
membres épars
languissent dispersés sans honneur et
sans vie :
sur ces débris du monde élevons l'
Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
il
faut un nouveau dieu pour l' aveugle univers.
En égypte
Osiris, Zoroastre en Asie,
chez les crétois Minos, Numa
dans l' Italie,
à des peuples sans moeurs, et sans culte,
et sans rois,
donnèrent aisément d' insuffisantes
lois.
Je viens après mille ans changer ces lois grossières
:
j' apporte un joug plus noble aux nations entières :
j'
abolis les faux dieux ; et mon culte épuré
de ma
grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche
point de tromper ma patrie ;
je détruis sa faiblesse et son
idolâtrie :
sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir
;
et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.
Zopire.
Voilà
donc tes desseins ! C' est donc toi dont l' audace
de la terre à
ton gré prétend changer la face !
Tu veux, en
apportant le carnage et l' effroi,
commander aux humains de penser
comme toi :
tu ravages le monde, et tu prétends l'
instruire.
Ah ! Si par des erreurs il s' est laissé
séduire,
si la nuit du mensonge a pu nous égarer,
par
quels flambeaux affreux veux-tu nous éclairer ?
Quel droit
as-tu reçu d' enseigner, de prédire,
de porter l'
encensoir, et d' affecter l' empire ?
Le
droit qu' un esprit vaste, et ferme en ses desseins,
a sur l'
esprit grossier des vulgaires humains.
|
|
Zopire.
Eh
quoi ! Tout factieux qui pense avec courage
doit donner aux
mortels un nouvel esclavage ?
Il a droit de tromper, s' il trompe
avec grandeur ?
Oui
; je connais ton peuple, il a besoin d' erreur ;
ou véritable
ou faux, mon culte est nécessaire.
Que t' ont produit tes
dieux ? Quel bien t' ont-ils pu
faire ?
Quels lauriers vois-tu
croître au pied de leurs
autels ?
Ta secte obscure et
basse avilit les mortels,
énerve le courage, et rend l'
homme stupide ;
la mienne élève l' âme, et la
rend intrépide :
ma loi fait des héros.
Zopire.
Dis
plutôt des brigands.
Porte ailleurs tes leçons, l'
école des tyrans ;
va vanter l' imposture à Médine
où tu règnes,
où tes maîtres séduits
marchent sous tes enseignes,
où tu vois tes égaux à
tes pieds abattus.
Des
égaux ! Dès longtemps Mahomet n' en a plus.
Je fais
trembler la Mecque, et je règne à Médine
;
crois-moi, reçois la paix, si tu crains ta ruine.
Zopire.
La
paix est dans ta bouche, et ton coeur en est loin :
penses-tu me
tromper ?
Je
n' en ai pas besoin.
C' est le faible qui trompe, et le puissant
commande.
Demain j' ordonnerai ce que je te demande ;
demain je
puis te voir à mon joug asservi :
aujourd' hui Mahomet veut
être ton ami.
Zopire.
Nous
amis ! Nous, cruel ! Ah ! Quel nouveau prestige !
Connais-tu
quelque dieu qui fasse un tel prodige ?
J'
en connais un puissant, et toujours écouté,
qui te
parle avec moi.
Zopire.
Qui
?
La
nécessité,
ton intérêt.
|
|
Zopire.
Avant
qu' un tel noeud nous rassemble,
les enfers et les cieux seront
unis ensemble.
L' intérêt est ton dieu, le mien est
l' équité ;
entre ces ennemis il n' est point de
traité.
Quel serait le ciment, réponds-moi, si tu l'
oses,
de l' horrible amitié qu' ici tu me proposes
?
Réponds ; est-ce ton fils que mon bras te ravit ?
Est-ce
le sang des miens que ta main répandit ?
Oui,
ce sont tes fils même. Oui, connais un mystère
dont
seul dans l' univers je suis dépositaire :
tu pleures tes
enfants, ils respirent tous deux.
Zopire.
Ils
vivraient ! Qu' as-tu dit ? ô ciel ! ô jour
heureux
!
Ils vivraient ! C' est de toi qu' il faut que je
l' apprenne
!
élevés
dans mon camp, tous deux sont dans ma chaîne.
Zopire.
Mes
enfants dans tes fers ! Ils pourraient te servir !
Mes
bienfaisantes mains ont daigné les nourrir.
Zopire.
Quoi
! Tu n' as point sur eux étendu ta colère ?
Je
ne les punis point des fautes de leur père.
Zopire.
Achève,
éclaircis-moi, parle, quel est leur sort ?
Je
tiens entre mes mains et leur vie et leur mort ;
tu n' as qu' à
dire un mot, et je t' en fais l' arbitre.
Zopire.
Moi,
je puis les sauver ! à quel prix ? à quel titre
?
Faut-il donner mon sang ? Faut-il porter leurs fers ?
Non,
mais il faut m' aider à tromper l' univers ;
il faut rendre
la Mecque, abandonner ton temple,
de la crédulité
donner à tous l' exemple,
annoncer l' alcoran aux peuples
effrayés,
me servir en prophète, et tomber à
mes pieds :
je te rendrai ton fils, et je serai ton gendre.
Zopire.
Mahomet, je
suis père, et je porte un coeur tendre.
Après quinze
ans d' ennuis, retrouver mes enfants,
les revoir, et mourir dans
leurs embrassements,
c' est le premier des biens pour mon âme
attendrie :
mais s' il faut à ton culte asservir ma
patrie,
ou de ma propre main les immoler tous deux ;
connais-moi,
Mahomet, mon choix n' est pas douteux.
Adieu.
Mahomet, seul.
Fier citoyen,
vieillard inexorable,
je serai plus que toi cruel, impitoyable.
|
|
ACTE 2 SCENE 6 Mahomet, Omar.
Omar.
Mahomet, il
faut l' être, ou nous sommes perdus :
les secrets des tyrans
me sont déjà vendus.
Demain la trêve expire,
et demain l' on t' arrête :
demain Zopire est maître,
et fait tomber ta tête.
La moitié du sénat
vient de te condamner ;
n' osant pas te combattre, on t' ose
assassiner.
Ce meurtre d' un héros, ils le nomment supplice
;
et ce complot obscur, ils l' appellent justice.
Ils sentiront
la mienne ; ils verront ma fureur.
La persécution fit
toujours ma grandeur :
Zopire périra.
Omar.
Cette
tête funeste,
en tombant à
tes pieds, fera fléchir le reste.
Mais ne perds point de
temps.
Mahomet.
Mais, malgré mon courroux,
je dois
cacher la main qui va lancer les coups,
et détourner de moi
les soupçons du vulgaire.
|
|
Omar.
Il
est trop méprisable.
Il
faut pourtant lui plaire ;
et j' ai besoin d' un bras qui, par ma
voix conduit,
soit seul chargé du meurtre et m' en laisse
le fruit.
Omar.
Pour
un tel attentat je réponds de Séide.
De
lui ?
Omar.
C'
est l' instrument d' un pareil homicide.
Otage de Zopire, il peut
seul aujourd' hui
l' aborder en secret, et te venger de lui.
Tes
autres favoris, zélés avec prudence,
pour s' exposer
à tout ont trop d' expérience ;
ils sont tous dans
cet âge où la maturité
fait tomber le bandeau
de la crédulité ;
il faut un coeur plus simple,
aveugle avec courage,
un esprit amoureux de son propre esclavage
:
la jeunesse est le temps de ces illusions.
Séide est
tout en proie aux superstitions ;
c' est un lion docile à
la voix qui le guide.
Le
frère de Palmire ?
Omar.
Oui,
lui-même, oui, Séide,
de ton fier ennemi le fils
audacieux,
de son maître offensé rival incestueux.
Je
déteste Séide, et son nom seul m' offense ;
la
cendre de mon fils me crie encor vengeance :
mais tu connais l'
objet de mon fatal amour ;
tu connais dans quel sang elle a puisé
le jour.
Tu vois que dans ces lieux environnés d' abîmes
je
viens chercher un trône, un autel, des victimes ;
qu' il faut d' un
peuple fier enchanter les esprits,
qu' il faut perdre Zopire, et
perdre encor son fils.
Allons, consultons bien mon intérêt,
ma haine,
l' amour, l' indigne amour, qui malgré moi m'
entraîne,
et la religion, à qui tout est soumis,
et
la nécessité, par qui tout est permis.
|
|
Palmire.
Demeure. Quel
est donc ce secret sacrifice ?
Quel
sang a demandé l' éternelle justice ?
Ne m'
abandonne pas.
Séide.
Dieu daigne m'
appeler :
mon bras doit le servir, mon coeur va lui parler.
Omar
veut à l' instant, par un serment terrible,
m' attacher de
plus près à ce maître invincible :
je vais
jurer à Dieu de mourir pour sa loi,
et mes seconds serments
ne seront que pour toi.
Palmire.
D' où
vient qu' à ce serment je ne suis point présente ?
Si
je t' accompagnais, j' aurais moins d' épouvante.
Omar, ce
même Omar, loin de me consoler,
parle de trahison, de sang
prêt à couler,
des fureurs du sénat, des
complots de Zopire.
Les feux sont allumés, bientôt la
trêve expire :
le fer cruel est prêt ; on s' arme, on
va frapper :
le prophète l' a dit, il ne peut nous
tromper.
Je crains tout de
Zopire, et je crains pour Séide.
Séide.
Croirai-je
que Zopire ait un coeur si perfide !
Ce matin, comme otage à
ses yeux présenté,
j' admirais sa noblesse et son
humanité ;
je sentais qu' en secret une force
inconnue
enlevait jusqu' à lui mon âme prévenue
:
soit respect pour son nom, soit qu' un dehors heureux
me
cachât de son coeur les replis dangereux ;
soit que, dans ces
moments où je t' ai rencontrée,
mon âme tout
entière à son bonheur livrée,
oubliant ses
douleurs, et chassant tout effroi,
ne connût, n' entendît,
ne vît plus rien que toi ;
je me trouvais heureux d' être
auprès de Zopire.
Je le hais d' autant plus qu' il m' avait
su séduire :
mais malgré le courroux dont je dois m'
animer,
qu' il est dur de haïr ceux qu' on voulait aimer !
Palmire.
Ah ! Que le
ciel en tout a joint nos destinées !
Qu' il a pris soin d'
unir nos âmes enchaînées !
Hélas, sans
mon amour, sans ce tendre lien,
sans cet instinct charmant qui
joint mon coeur au
tien,
sans
la religion que Mahomet m' inspire,
j' aurais eu des remords en
accusant Zopire.
Séide.
Laissons ces vains remords, et
nous abandonnons
à la voix de ce dieu qu' à l' envi
nous servons.
Je sors. Il faut prêter ce serment redoutable
;
le dieu qui m' entendra nous sera favorable ;
et le
pontife-roi, qui veille sur nos jours,
bénira de ses mains
de si chastes amours.
Adieu. Pour être à toi, je vais
tout entreprendre.
|
|
ACTE 3 SCENE 2 Palmire
Palmire.
D' un noir
pressentiment je ne puis me défendre.
Cet amour dont l'
idée avait fait mon bonheur,
ce jour tant souhaité
n' est qu' un jour de terreur.
Quel est donc ce serment qu' on
attend de Séide ?
Tout m' est suspect ici ; Zopire m'
intimide.
J' invoque Mahomet, et cependant mon coeur
éprouve
à son nom même une secrète horreur.
Dans les
profonds respects que ce héros m' inspire,
je sens que je
le crains presque autant que Zopire.
Délivre-moi, grand
dieu ! De ce trouble où je suis ?
Craintive je te sers,
aveugle je te suis :
hélas ! Daigne essuyer les pleurs où
je me noie !
|
|
Palmire.
C' est vous qu'
à mon secours un dieu propice envoie,
seigneur, Séide...
Eh bien ! D' où
vous vient cet effroi ?
Et que craint-on pour lui, quand on est
près de moi ?
Palmire.
ô ciel !
Vous redoublez la douleur qui m' agite.
Quel prodige inouï !
Votre âme est interdite ;
Mahomet est troublé pour la
première fois.
Je devrais l'
être au moins du trouble où je vous vois.
Est-ce
ainsi qu' à mes yeux votre simple innocence
ose avouer un
feu qui peut-être m' offense ?
Votre coeur a-t-il pu, sans
être épouvanté,
avoir un sentiment que je n'
ai pas dicté ?
Ce coeur que j' ai formé n' est-il
plus qu' un rebelle,
ingrat à mes bienfaits, à mes
lois infidèle ?
Palmire.
Que dites-vous
? Surprise et tremblante à vos pieds,
je baisse en
frémissant mes regards effrayés.
Eh quoi ! N'
avez-vous pas daigné, dans ce lieu même,
vous rendre
à nos souhaits, et consentir qu' il
m' aime ?
Ces
noeuds, ces chastes noeuds, que dieu formait en
nous,
sont
un lien de plus qui nous attache à vous.
Palmire.
Palmire.
cet
instinct tout-puissant, de nous-même ignoré,
Non,
si de vos bienfaits je perds le souvenir,
ACTE 3 SCENE 4 Mahomet
|
|
|
|
Omar.
Enfin voici le
temps et de ravir Palmire,
et d' envahir la Mecque, et de punir
Zopire :
sa mort seule à tes pieds mettra nos citoyens
;
tout est désespéré si tu ne le préviens.
Le
seul Séide ici te peut servir, sans doute ;
il voit souvent
Zopire, il lui parle, il l' écoute.
Tu vois cette retraite,
et cet obscur détour
qui peut de ton palais conduire à
son séjour ;
là, cette nuit, Zopire à ses
dieux fantastiques
offre un encens frivole et des voeux
chimériques.
Là, Séide, enivré du zèle
de ta loi,
va l' immoler au dieu qui lui parle par toi.
Qu' il l'
immole, il le faut : il est né pour le crime :
qu' il en
soit l' instrument, qu' il en soit la victime.
Ma vengeance, mes
feux, ma loi, ma sûreté,
l' irrévocable arrêt
de la fatalité,
tout le veut ; mais crois-tu que son jeune
courage,
nourri du fanatisme, en ait toute la rage ?
Omar.
Lui seul était
formé pour remplir ton dessein.
Palmire à te servir
excite encor sa main.
L' amour, le fanatisme, aveuglent sa
jeunesse ;
il sera furieux par excès de faiblesse.
Par les noeuds
des serments as-tu lié son coeur ?
Omar.
Du plus saint
appareil la ténébreuse horreur,
les autels, les
serments, tout enchaîne Séide.
J' ai mis un fer sacré
dans sa main parricide,
et la religion le remplit de fureur.
Il
vient.
|
|
ACTE 3 SCENE 6 Mahomet, Omar, Séide.
Enfant d' un
dieu qui parle à votre coeur,
écoutez par ma voix sa
volonté suprême :
il faut venger son culte, il faut
venger dieu même.
Séide.
Roi, pontife,
et prophète, à qui je suis voué,
maître
des nations, par le ciel avoué,
vous avez sur mon être
une entière puissance ;
éclairez seulement ma docile
ignorance.
Un mortel venger dieu !
C' est par vos
faibles mains
qu' il veut épouvanter les profanes humains.
Séide.
Ah ! Sans doute
ce dieu, dont vous êtes l' image,
va d' un combat illustre
honorer mon courage.
|
|
Faites
ce qu' il ordonne, il n' est point d' autre
honneur.
De ses
décrets divins aveugle exécuteur,
adorez et frappez
; vos mains seront armées
par l' ange de la mort, et le
dieu des armée/
Séide.
Parlez
: quels ennemis vous faut-il immoler ?
Quel tyran faut-il perdre ?
Et quel sang doit couler ?
Le
sang du meurtrier que Mahomet abhorre,
qui nous persécuta,
qui nous poursuit encore,
qui combattit mon dieu, qui massacra mon
fils ;
le sang du plus cruel de tous nos ennemis,
de Zopire.
Séide.
De
lui ! Quoi ! Mon bras...
Téméraire,
on
devient sacrilége alors qu' on délibère.
Loin
de moi les mortels assez audacieux
pour juger par eux-mêmes,
et pour voir par leurs yeux !
Quiconque ose penser n' est pas né
pour me croire.
Obéir en silence est votre seule
gloire.
Savez-vous qui je suis ? Savez-vous en quels lieux
ma
voix vous a chargé des volontés des cieux ?
Si
malgré ses erreurs et son idolâtrie,
des peuples d'
orient la Mecque est la patrie ;
si ce temple du monde est promis
à ma loi ;
si dieu m' en a créé le pontife et
le roi ;
si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause
?
Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose :
Ibrahim, dont le
bras, docile à l' éternel,
traîna son fils
unique aux marches de l' autel,
étouffant pour son dieu les
cris de la nature.
Et quand ce dieu par vous veut venger son
injure,
Séide.
Je crois
entendre dieu ; tu parles : j' obéis.
Obéissez,
frappez : teint du sang d' un impie,
méritez par sa mort
une éternelle vie.
(à Omar.)
ne l' abandonne pas
; et, non loin de ces lieux,
sur tous ses mouvements ouvre
toujours les yeux.
|
|
ACTE
3 SCENE 7 Séide
Séide.
Immoler un
vieillard de qui je suis l' otage,
sans armes, sans défense,
appesanti par l' âge !
N' importe ; une victime amenée
à l' autel
y tombe sans défense, et son sang plait
au ciel.
Enfin dieu m' a choisi pour ce grand sacrifice :
j' en
ai fait le serment ; il faut qu' il s' accomplisse.
Venez à
mon secours, ô vous, de qui le bras
aux tyrans de la terre a
donné le trépas !
Ajoutez vos fureurs à mon
zèle intrépide ;
affermissez ma main saintement
homicide.
Ange de Mahomet, ange exterminateur,
mets ta férocité
dans le fond de mon coeur !
Ah ! Que vois-je ?
|
|
Zopire.
à mes
yeux tu te troubles, Séide !
Vois d' un oeil plus content
le dessein qui me guide :
otage infortuné, que le sort m' a
remis,
je te vois à regret parmi mes ennemis.
La trêve
a suspendu le moment du carnage ;
ce torrent retenu peut s' ouvrir
un passage :
je ne t' en dis pas plus : mais mon coeur, malgré
moi,
a frémi des dangers assemblés près de
toi.
Cher Séide, en un mot, dans cette horreur
publique,
souffre que ma maison soit ton asile unique.
Je
réponds de tes jours ; ils me sont précieux ;
ne me
refuse pas.
Séide.
ô mon
devoir ! ô cieux.
Ah, Zopire ! Est-ce vous qui n' avez d'
autre envie
que de me protéger, de veiller sur ma vie
?
Prêt à verser son sang, qu' ai-je ouï ? Qu'
ai-je vu ?
Pardonne, Mahomet, tout mon coeur s' est ému.
Zopire.
De ma pitié
pour toi tu t' étonnes peut-être ;
mais enfin je suis
homme, et c' est assez de l' être
pour aimer à donner
des soins compatissants
à des coeurs malheureux que l' on
croit innocents.
Exterminez, grands dieux, de la terre où
nous sommes,
quiconque
avec plaisir répand le sang des hommes !
Séide.
Que ce langage
est cher à mon coeur combattu !
L' ennemi de mon dieu
connaît donc la vertu !
Zopire.
Tu la connais
bien peu, puisque tu t' en étonnes.
Mon fils, à
quelle erreur, hélas ! Tu t' abandonnes !
Ton esprit,
fasciné par les lois d' un tyran,
pense que tout est crime
hors d' être musulman.
Cruellement docile aux leçons
de ton maître,
tu m' avais en horreur avant de me connaître
;
avec un joug de fer, un affreux préjugé
tient
ton coeur innocent dans le piége engagé.
Je pardonne
aux erreurs où Mahomet t' entraîne ;
mais peux-tu
croire un dieu qui commande la haine ?
|
|
Séide.
Ah
! Je sens qu' à ce dieu je vais désobéir ;
non,
seigneur, non ; mon coeur ne saurait vous haïr.
Zopire,
à part.
Hélas
! Plus je lui parle, et plus il m' intéresse ?
Son âge,
sa candeur, ont surpris ma tendresse.
Se peut-il qu' un soldat de
ce monstre imposteur
ait trouvé malgré lui le chemin
de mon coeur ?
(à Séide.)
quel es-tu ? De quel
sang les dieux t' ont-ils fait
naître ?
Séide.
Je
n' ai point de parents, seigneur, je n' ai qu' un
maître,
que
jusqu' à ce moment j' avais toujours servi,
mais qu' en
vous écoutant ma faiblesse a trahi.
Zopire.
Quoi
! Tu ne connais point de qui tu tiens la vie ?
Séide.
Son
camp fut mon berceau ; son temple est ma patrie :
je n' en connais
point d' autre ; et, parmi ces enfants
qu' en tribut à mon
maître on offre tous les ans,
nul n' a plus que Séide
éprouvé sa clémence.
Zopire.
Je
ne puis le blâmer de sa reconnaissance.
Oui, les bienfaits,
Séide, ont des droits sur un
coeur.
Ciel ! Pourquoi
Mahomet fut-il son bienfaiteur !
Il t' a servi de
père, aussi bien qu' à Palmire :
d' où vient
que tu frémis, et que ton coeur soupire ?
Tu détournes
de moi ton regard égaré ;
de quelque grand remords
tu sembles déchiré.
Séide.
Eh ! Qui n' en
aurait pas dans ce jour effroyable !
Zopire.
Si tes remords
sont vrais, ton coeur n' est plus
coupable.
Viens, le sang va
couler ; je veux sauver le tien.
Séide.
Juste ciel ! Et
c' est moi qui répandrais le sien !
ô serments ! ô
Palmire ! ô vous, dieu des vengeances !
Zopire.
Remets-toi dans
mes mains ; tremble, si tu balances ;
pour la dernière
fois, viens, ton sort en dépend.
|
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ACTE 3 SCENE 9 Zopire, Séide, Omar, suite.
Omar, entrant
avec précipitation.
Traître,
que faites-vous ? Mahomet vous attend.
Séide.
Où
suis-je ! ô ciel ! Où suis-je ! Et que dois-je
résoudre
?
D' un et d' autre côté je vois tomber la foudre.
Où
courir ? Où porter un trouble si cruel ?
Où fuir ?
Omar.
Aux pieds du
roi qu' a choisi l' éternel.
Séide.
Oui, j' y cours
abjurer un serment que j' abhorre.
|
|
Zopire.
Ah, Séide
! Où vas-tu ? Mais il me fuit encore ;
il sort désespéré,
frappé d' un sombre effroi,
et mon coeur qui le suit s'
échappe loin de moi.
Ses remords, ma
pitié, son aspect, son absence,
à mes sens déchirés
font trop de violence.
Suivons ses pas.
Phanor.
Lisez ce billet
important
qu' un arabe en secret m' a donné dans l'
instant.
Zopire.
Hercide ! Qu'
ai-je lu ? Grands dieux ! Votre
clémence
répare-t-elle
enfin soixante ans de souffrance ?
Hercide veut me voir ! Lui,
dont le bras cruel
arracha mes enfants à ce sein paternel
!
Ils vivent ! Mahomet les tient sous sa puissance,
et Séide
et Palmire ignorent leur naissance !
Mes
enfants ! Tendre espoir, que je n' ose écouter !
Je suis
trop malheureux, je crains de me flatter.
Pressentiment confus,
faut-il que je vous croie ?
ô mon sang ! Où porter
mes larmes et ma joie ?
Mon coeur ne peut suffire à tant de
mouvements ;
je cours, et je suis prêt d' embrasser mes
enfants.
Je m' arrête, j' hésite, et ma douleur
craintive
prête à la voix du sang une oreille
attentive.
Allons. Voyons Hercide au milieu de la nuit ;
qu' il
soit sous cette voûte en secret introduit,
au pied de cet
autel, où les pleurs de ton maître
ont fatigué
les dieux, qui s' apaisent peut-être.
Dieux, rendez-moi mes
fils ! Dieux, rendez aux vertus
deux coeurs nés généreux,
qu' un traître a corrompus !
S' ils ne sont point à
moi, si telle est ma misère,
je les veux adopter, je veux
être leur père.
|
|
Omar.
Oui, de ce
grand secret la trame est découverte ;
ta gloire est en
danger, ta tombe est entr' ouverte.
Séide obéira :
mais avant que son coeur,
raffermi par ta voix, eût repris
sa fureur,
Séide a révélé cet horrible
mystère.
.
ô ciel !
Omar.
Hercide l' aime
: il lui tient lieu de père.
Eh bien ! Que
pense Hercide ?
Omar.
Il paraît
effrayé ;
il semble pour Zopire avoir quelque pitié.
Hercide est
faible ; ami, le faible est bientôt
traître.
Qu' il
tremble ! Il est chargé du secret de son maître.
Je
sais comme on écarte un témoin dangereux.
Suis-je en
tout obéi ?
Omar.
J' ai fait ce
que tu veux.
Préparons
donc le reste. Il faut que dans une heure
on nous traîne au
supplice, ou que Zopire meure.
S' il meurt, c' en est assez ; tout
ce peuple éperdu
adorera mon dieu, qui m' aura
défendu.
Voilà le premier pas ; mais sitôt que
Séide
aura rougi ses mains de ce grand homicide,
réponds-tu
qu' au trépas Séide soit livré ?
Réponds-tu
du poison qui lui fut préparé ?
Omar.
N' en doute
point.
Il faut que nos
mystères sombres
soient cachés dans la mort, et
couverts de ses
ombres.
Mais tout prêt à frapper,
prêt à percer le flanc
dont Palmire a tiré la
source de son sang,
prends soin de redoubler son heureuse
ignorance :
épaississons la nuit qui voile sa
naissance,
pour son propre intérêt, pour moi, pour
mon bonheur.
Mon triomphe en tout temps est fondé sur l'
erreur.
Elle naquit en vain de ce sang que j' abhorre :
on n' a
point de parents alors qu' on les ignore.
Les cris du sang, sa
force, et ses impressions,
des coeurs toujours trompés sont
les illusions.
La nature à mes yeux n' est rien que l'
habitude ;
celle de m' obéir fit son unique étude :
je lui tiens lieu
de tout. Qu' elle passe en mes bras,
sur la cendre des siens, qu'
elle ne connaît pas.
Son coeur même en secret,
ambitieux peut-être,
sentira quelque orgueil à
captiver son maître.
Mais déjà l' heure
approche où Séide en ces lieux
doit m' immoler son
père à l' aspect de ses dieux.
Retirons-nous.
Omar.
Tu
vois sa démarche égarée ;
de
l' ardeur d' obéir son âme est dévorée.
|
|
ACTE
4 SCENE 2 Mahomet, Omar, sur le devant, mais retirés
de
côté ;Séide, dans le fond.
Séide.
Il le faut donc remplir ce terrible devoir !
Viens, et par
d' autres coups assurons mon pouvoir.
(il sort avec Omar.)
Séide, seul.
à tout
ce qu' ils m' ont dit je n' ai rien à répondre.
Un
mot de Mahomet suffit pour me confondre.
Mais quand il m'
accablait de cette sainte horreur,
la persuasion n' a point rempli
mon coeur.
Si le ciel a parlé, j' obéirai sans doute
;
mais quelle obéissance ! ô ciel ! Et qu' il en
coûte !
|
|
ACTE
4 SCENE 3 Séide, Palmire.
Séide.
Palmire, que
veux-tu ? Quel funeste transport !
Qui t' amène en ces
lieux consacrés à la mort ?
Palmire.
Séide,
la frayeur et l' amour sont mes guides ;
mes pleurs baignent tes
mains saintement homicides.
Quel sacrifice horrible, hélas
! Faut-il offrir ?
à Mahomet, à Dieu, tu vas donc
obéir ?
Séide.
ô de mes
sentiments souveraine adorée !
Parlez, déterminez ma
fureur égarée ;
éclairez mon esprit, et
conduisez mon bras ;
tenez-moi lieu d' un dieu que je ne comprends
pas.
Pourquoi m' a-t-il choisi ? Ce terrible prophète
d'
un ordre irrévocable est-il donc l' interprète !
Palmire.
Tremblons d'
examiner. Mahomet voit nos coeurs,
il entend nos soupirs, il
observe mes pleurs.
Chacun redoute en lui la divinité
même,
c' est tout ce que je sais ; le doute est un blasphème
:
et le dieu qu' il annonce avec tant de hauteur,
Séide,
est le vrai dieu, puisqu' il le rend vainqueur.
|
|
Séide
Il
l' est, puisque Palmire et le croit et l' adore.
Mais
mon esprit confus ne conçoit point encore
comment ce dieu
si bon, ce père des humains,
pour un meurtre effroyable a
réservé mes mains.
Je ne le sais que trop que mon
doute est un crime,
qu' un prêtre sans remords égorge
sa victime,
que par la voix du ciel Zopire est condamné,
qu'
à soutenir ma loi j' étais prédestiné.
Mahomet
s' expliquait, il a fallu me taire ;
et, tout fier de servir la
céleste colère,
sur l' ennemi de dieu je portais le
trépas :
un autre dieu, peut-être, a retenu mon
bras.
Du moins, lorsque j' ai vu ce malheureux Zopire,
de ma
religion j' ai senti moins l' empire.
Vainement mon devoir au
meurtre m' appelait ;
à mon coeur éperdu l' humanité
parlait.
Mais avec quel courroux, avec quelle tendresse,
Mahomet
de mes sens accuse la faiblesse !
Avec quelle grandeur, et quelle
autorité,
sa voix vient d' endurcir ma sensibilité
!
Que la religion est terrible et puissante !
J' ai senti la
fureur en mon coeur renaissante ;
Palmire, je suis faible, et du
meurtre effrayé ;
de ces saintes fureurs je passe à
la pitié ;
de sentiments confus une foule m' assiége
:
je crains d' être barbare, ou d' être sacrilége.
Je
ne me sens point fait pour être un assassin.
Mais quoi !
Dieu me l' ordonne, et j' ai promis ma main ;
j' en verse encor
des pleurs de douleur et de rage.
Vous me voyez, Palmire, en proie
à cet orage,
nageant dans le reflux des contrariétés,
qui
pousse et qui retient mes faibles volontés :
c' est à
vous de fixer mes fureurs incertaines :
nos coeurs sont réunis
par les plus fortes chaînes ;
mais, sans ce sacrifice à
mes mains imposé,
le noeud qui nous unit est à
jamais brisé ;
ce n' est qu' à ce seul prix que j'
obtiendrai Palmire.
Palmire.
Je
suis le prix du sang du malheureux Zopire !
Séide.
Le
ciel et Mahomet ainsi l' ont arrêté.
Palmire.
L'
amour est-il donc fait pour tant de cruauté ?
Séide.
Ce
n' est qu' au meurtrier que Mahomet te donne.
|
|
Palmire.
Quelle
effroyable dot !
Mais si le ciel l' ordonne ?
Si je sers et l'
amour et la religion ?
Palmire.
Hélas
!
Séide.
Vous
connaissez la malédiction
qui punit à jamais la
désobéissance.
Palmire.
Si
dieu même en tes mains a remis sa vengeance,
s' il exige le
sang que ta bouche a promis...
Séide.
Eh
bien ! Pour être à toi que faut-il ?
Palmire.
Je
frémis.
Séide.
Je
t' entends ; son arrêt est parti de ta bouche.
Palmire.
Qui
? Moi ?
Séide.
Tu
l' as voulu.
Palmire.
Dieu
! Quel arrêt farouche !
Que t' ai-je dit ?
Séide.
Le
ciel vient d' emprunter ta voix ;
c' est son dernier oracle, et j'
accomplis ses lois.
Voici l' heure où Zopire à cet
autel funeste
doit prier en secret des dieux que je
déteste.
Palmire, éloigne-toi.
Palmire.
Je
ne puis te quitter.
Ne vois point l' attentat qui va s'
exécuter.
Ces moments sont affreux. Va, fuis ; cette
retraite
est voisine des lieux qu' habite le prophète !
Va,
dis-je.
Palmire.
Ce
vieillard va donc être immolé !
Séide.
De ce grand
sacrifice ainsi l' ordre est réglé !
Il le faut de
ma main traîner sur la poussière,
de trois coups dans
le sein lui ravir la lumière,
renverser dans son sang cet
autel dispersé.
Palmire.
Lui,
mourir par tes mains ! Tout mon sang s' est glacé.
Le
voici, juste ciel ! ...
(le fond du théâtre s' ouvre.
On voit un autel.)
|
|
Zopire, près
de l' autel.
ô dieux
de ma patrie !
Dieux prêts à succomber sous une secte
impie,
c' est pour vous-même ici que ma débile
voix
vous implore aujourd' hui pour la dernière fois.
La
guerre va renaître, et ses mains meurtrières
de cette
faible paix vont briser les barrières.
Dieux ! Si d' un
scélérat vous respectez le sort...
Séide, à
Palmire.
Tu l' entends
qui blasphème ?
Zopire.
Accordez-moi la
mort.
Mais rendez-moi mes fils à mon heure dernière
;
que j' expire en leurs bras ; qu' ils ferment ma
paupière.
Hélas
! Si j' en croyais mes secrets sentiments,
si vos mains en ces
lieux ont conduit mes enfants...
Palmire, à
Séide.
Que dit-il ?
Ses enfants !
Zopire.
ô mes
dieux que j' adore !
Je mourrais du
plaisir de les revoir encore.
Arbitre des destins, daignez veiller
sur eux ;
qu' ils pensent comme moi, mais qu' ils soient
plus
heureux !
|
|
Séide.
Il
court à ses faux dieux ! Frappons.
(il tire son poignard.)
Palmire.
Que
vas-tu faire ?
Hélas !
Séide.
Servir
le ciel, te mériter, te plaire.
Ce glaive à notre
dieu vient d' être consacré ;
que l' ennemi de dieu
soit par lui massacré !
Marchons. Ne vois-tu pas dans ces
demeures sombres
ces traits de sang, ce spectre, et ces
errantes
ombres ?
Palmire.
Que
dis-tu ?
Séide.
Je
vous suis, ministres du trépas :
vous me montrez l' autel ;
vous conduisez mon bras.
Allons.
Palmire.
Non
; trop d' horreur entre nous deux s' assemble.
Demeure.
Séide.
Il
n' est plus temps ; avançons : l' autel tremble.
Palmire.
Le
ciel se manifeste, il n' en faut pas douter.
Séide.
Me
pousse-t-il au meurtre, ou veut-il m' arrêter ?
Du prophète
de dieu la voix se fait entendre ;
il me reproche un coeur trop
flexible et trop tendre ;
Palmire !
Palmire.
Eh
bien ?
Séide.
Au
ciel adressez tous vos voeux.
Je vais frapper.
(il sort, et va
derrière l' autel où est Zopire.)
Palmire.
Je
meurs ! ô moment douloureux !
Quelle effroyable voix dans
mon âme s' élève !
D' où
vient que tout mon sang malgré moi se soulève ?
Si
le ciel veut un meurtre, est-ce à moi d' en juger ?
Est-ce
à moi de m' en plaindre, et de l' interroger ?
J' obéis.
D' où vient donc que le remords m' accable ?
Ah ! Quel
coeur sait jamais s' il est juste ou
coupable ?
Je me trompe,
ou les coups sont portés cette fois ;
j' entends les cris
plaintifs d' une mourante voix.
Séide... hélas !
...
Séide revient d' un air égaré.
Où
suis-je ? Et quelle voix m' appelle ?
Je ne vois point Palmire ;
un dieu m' a privé d' elle.
|
|
Palmire.
Eh
quoi ! Méconnais-tu celle qui vit pour toi ?
Séide.
Où
sommes-nous ?
Palmire.
Eh
bien ! Cette effroyable loi,
cette triste promesse est-elle enfin
remplie ?
Séide.
Que
me dis-tu ?
Palmire.
Zopire
a-t-il perdu la vie ?
Séide.
Qui
? Zopire ?
Palmire.
Ah
! Grand dieu ! Dieu de sang altéré,
ne persécutez
point son esprit égaré.
Fuyons d' ici.
Séide
Je
sens que mes genoux s' affaissent.
(il s' assied.)
ah ! Je
revois le jour, et mes forces renaissent.
Quoi ! C' est vous ?
Palmire.
Qu'
as-tu fait ?
Séide, se relevant.
Moi ! Je viens d'
obéir...
d' un bras désespéré je viens
de le saisir.
Par ses cheveux blanchis j' ai traîné
ma victime.
ô ciel ! Tu l' as voulu ! Peux-tu vouloir un
crime ?
Tremblant, saisi d' effroi, j' ai plongé dans son
flanc
ce glaive consacré qui dut verser son sang.
J' ai
voulu redoubler ; ce vieillard vénérable
a jeté
dans mes bras un cri si lamentable !
La nature a tracé dans
ses regards mourants
un si grand caractère, et des traits
si touchants ! ...
de tendresse et d' effroi mon âme s' est
remplie,
et, plus mourant que lui, je déteste ma vie.
|
|
Palmire.
Fuyons
vers Mahomet qui doit nous protéger :
près de ce
corps sanglant vous êtes en danger.
Suivez-moi.
Séide.
Je
ne puis. Je me meurs. Ah ! Palmire ! ...
Palmire.
Quel
trouble épouvantable à mes yeux le déchire
!
Séide, en pleurant.
Ah ! Si tu l' avais vu, le
poignard dans le sein,
s' attendrir à l' aspect de son
lâche assassin !
Je fuyais. Croirais-tu que sa voix
affaiblie
pour m' appeler encore a ranimé sa vie ?
Il
retirait ce fer de ses flancs malheureux.
Hélas ! Il m'
observait d' un regard douloureux.
" cher Séide,
a-t-il dit, infortuné Séide ! "
cette voix, ces
regards, ce poignard homicide,
ce vieillard attendri, tout
sanglant à mes pieds,
poursuivent devant toi mes regards
effrayés.
Qu' avons-nous fait ?
Palmire.
On
vient, je tremble pour ta vie.
Fuis au nom de l' amour et du noeud
qui nous lie.
Séide.
Va,
laisse-moi. Pourquoi cet amour malheureux
m' a-t-il pu commander
ce sacrifice affreux ?
Non, cruelle ! Sans toi, sans ton ordre
suprême,
je n' aurais pu jamais obéir au ciel
même.
De quel reproche horrible oses-tu m' accabler !
Hélas
! Plus que le tien mon coeur se sent troubler.
Cher amant, prends
pitié de Palmire éperdue !
Séide.
Palmire
! Quel objet vient effrayer ma vue ?
(Zopire paraît, appuyé
sur l' autel, après s' être
relevé derrière
cet autel où il a reçu le coup.)
c' est cet
infortuné luttant contre la mort,
qui vers nous tout
sanglant se traîne avec effort.
Séide.
Eh quoi ! Tu
vas à lui ?
Palmire.
De remords
dévorée,
je cède à la pitié
dont je suis déchirée.
Je n' y puis résister
; elle entraîne mes sens.
Zopire, avançant et soutenu
par elle.
Hélas ! Servez de guide à mes pas
languissants !
(il s' assied.)
Séide, ingrat ! C' est
toi qui m' arraches la vie !
Tu pleures ! Ta pitié succède
à ta furie !
|
|
Phanor.
Ciel ! Quels
affreux objets se présentent à moi !
Zopire.
Si je voyais
Hercide ! ... ah ! Phanor, est-ce toi ?
Voilà mon assassin.
Phanor.
ô crime !
Affreux mystère !
Assassin malheureux, connaissez votre
père !
Séide.
Qui ?
Palmire.
Lui ?
Séide.
Mon père
?
Zopire.
ô ciel
!
Phanor.
Hercide est
expirant :
il me voit, il
m' appelle, il s' écrie en mourant :
" s' il en est
encor temps, préviens un parricide ;
cours arracher ce fer
à la main de Séide.
Malheureux confident d' un
horrible secret,
je suis puni, je
meurs des mains de Mahomet :
cours, hâte-toi d' apprendre au
malheureux Zopire
que Séide est son fils, et frère
de Palmire. "
|
|
Séide.
Vous
!
Palmire.
Mon
frère ?
Zopire.
ô
mes fils ! ô nature ! ô mes dieux !
Vous ne me
trompiez pas quand vous parliez pour eux.
Vous m' éclairiez
sans doute. Ah ! Malheureux Séide !
Qui t' a pu commander
cet affreux homicide ?
Séide, se jetant à genoux.
L'
amour de mon devoir et de ma nation,
et ma reconnaissance, et ma
religion ;
tout ce que les humains ont de plus respectable
m'
inspira des forfaits le plus abominable.
Rendez, rendez ce fer à
ma barbare main.
Palmire, à genoux, arrêtant le bras
de Séide.
Ah, mon père ! Ah, seigneur ! Plongez-le
dans mon
sein.
J' ai seule à ce grand crime encouragé
Séide ;
l' inceste était pour nous le prix du
parricide.
Séide.
Le
ciel n' a point pour nous d' assez grands châtiments.
Frappez
vos assassins.
Zopire, en les embrassant.
J' embrasse mes
enfants.
Le ciel voulut mêler, dans les maux qu' il m'
envoie,
le comble des horreurs au comble de la joie.
Je bénis
mon destin ; je meurs, mais vous vivez.
ô vous, qu' en
expirant mon coeur a retrouvés,
Séide, et vous,
Palmire, au nom de la nature,
par ce reste de sang qui sort de ma
blessure,
par ce sang paternel, par vous, par mon
trépas,
vengez-vous, vengez-moi ; mais ne vous perdez
pas.
L' heure approche, mon fils, où la trêve
rompue
laissait à mes desseins une libre étendue
:
les dieux de tant de maux ont pris quelque pitié ;
le
crime de tes mains n' est commis qu' à moitié.
Le
peuple avec le jour en ces lieux va paraître ;
mon sang va
les conduire ; ils vont punir un traître.
Attendons ces
moments.
Séide.
Ah ! Je cours
de ce pas
vous immoler ce monstre, et hâter mon trépas
;
me punir, vous venger.
|
|
Omar.
Qu' on arrête
Séide !
Secourez tous Zopire ; enchaînez l'
homicide.
Mahomet n' est venu que pour venger les lois.
Zopire.
Ciel ! Quel
comble du crime ! Et qu' est-ce que je
vois ?
Séide.
Mahomet me
punir ?
Palmire.
Eh quoi ! Tyran
farouche,
après ce meurtre horrible ordonné par ta
bouche !
Omar.
On n' a rien
ordonné.
Séide.
Va, j' ai bien
mérité
cet exécrable prix de ma crédulité.
Omar.
Soldats,
obéissez.
Palmire.
Non ; arrêtez.
Perfide !
Omar.
Madame,
obéissez, si vous aimez Séide.
Mahomet vous protége,
et son juste courroux,
prêt à tout foudroyer, peut s'
arrêter par vous.
Auprès de votre roi, madame, il
faut me suivre.
Palmire.
Grand dieu ! De
tant d' horreurs que la mort me
délivre !
(on emmène
Palmire et Séide.)
Zopire, à Phanor.
On les enlève
! ô ciel ! ô père malheureux !
Le coup qui m'
assassine est cent fois moins affreux.
Phanor.
Déjà
le jour renaît ; tout le peuple s' avance ;
on s' arme, on
vient à vous, on prend votre défense.
Zopire.
Quoi
! Séide est mon fils !
Phanor.
N' en doutez point.
Zopire.
Hélas
!
ô forfaits ! ô nature ! ... allons, soutiens mes
pas,
je meurs. Sauvez, grands dieux ! De tant de barbarie
mes
deux enfants que j' aime, et qui m' ôtent la vie.
|
|
|
|
Omar.
Zopire est
expirant, et ce peuple éperdu
levait déjà son
front dans la poudre abattu.
Tes prophètes et moi, que ton
esprit inspire,
nous désavouons tous le meurtre de
Zopire.
Ici, nous l' annonçons à ce peuple en
fureur
comme un coup du très-haut qui s' arme en ta faveur
;
là, nous en gémissons ; nous promettons vengeance
:
nous vantons ta justice, ainsi que ta clémence.
Partout
on nous écoute, on fléchit à ton nom ;
et ce
reste importun de la sédition
n' est qu' un bruit passager
de flots après l' orage,
dont le courroux mourant frappe
encor le rivage
quand la sérénité règne
aux plaines du ciel.
Imposons à
ces flots un silence éternel.
As-tu fait des remparts
approcher mon armée ?
Omar.
Elle a marché
la nuit vers la ville alarmée ;
Osman la conduisait par de
secrets chemins.
Faut-il
toujours combattre, ou tromper les humains !
Séide ne sait
point qu' aveugle en sa furie
il vient d' ouvrir le flanc dont il
reçut la vie ?
Omar.
Qui pourrait l'
en instruire ? Un éternel oubli
tient avec ce secret
Hercide enseveli :
Séide va le suivre, et son trépas
commence.
J' ai détruit l' instrument qu' employa ta
vengeance.
Tu sais que dans
son sang ses mains ont fait couler
le poison qu' en sa coupe on
avait su mêler.
Le châtiment sur lui tombait avant le
crime ;
et tandis qu' à l' autel il traînait sa
victime,
tandis qu' au sein d' un père il enfonçait
son bras,
dans ses veines, lui-même, il portait son
trépas.
Il est dans la prison, et bientôt il
expire.
Cependant en ces lieux j' ai fait garder Palmire.
Palmire
à tes desseins va même encor servir :
croyant sauver
Séide, elle va t' obéir.
Je lui fais espérer
la grâce de Séide.
Le silence est encor sur sa bouche
timide ;
son coeur toujours docile, et fait pour t' adorer,
en
secret seulement n' osera murmurer.
Législateur,
prophète, et roi dans ta patrie,
Palmire achèvera le
bonheur de ta vie.
Tremblante, inanimée, on l' amène
à tes yeux.
Va rassembler
mes chefs, et revole en ces lieux.
|
|
Palmire.
Ciel ! Où
suis-je ? Ah, grand dieu !
Soyez moins
consternée ;
j' ai du peuple et de vous pesé la
destinée,
le grand événement qui vous remplit
d' effroi,
Palmire, est un mystère entre le ciel et moi.
De
vos indignes fers à jamais dégagée,
vous êtes
en ces lieux libre, heureuse, et vengée.
Ne pleurez point
Séide, et laissez à mes mains
le soin de balancer le
destin des humains.
Ne songez plus qu' au vôtre ; et si vous
m' êtes chère,
si Mahomet sur vous jeta des yeux de
père,
sachez qu' un sort plus noble, un titre encor plus
grand,
si vous le méritez, peut-être vous attend.
Portez vos yeux
hardis au faîte de la gloire ;
de Séide et du reste
étouffez la mémoire :
vos premiers sentiments
doivent tous s' effacer
à l' aspect des grandeurs où
vous n' osiez penser.
Il faut que votre coeur à mes bontés
réponde,
et suive en tout mes lois, lorsque j' en donne au
monde.
|
|
Palmire.
Qu'
entends-je ? Quelles lois, ô ciel ! Et quels
bienfaits
!
Imposteur teint de sang, que j' abjure à jamais,
bourreau
de tous les miens, va, ce dernier outrage
manquait à ma
misère, et manquait à ta rage.
Le voilà donc,
grand dieu ! Ce prophète sacré,
ce roi que je
servis, ce dieu que j' adorai !
Monstre, dont les fureurs et les
complots perfides
de deux coeurs innocents ont fait deux
parricides ;
de ma faible jeunesse infâme séducteur,
tout
souillé de mon sang, tu prétends à mon coeur
?
Mais tu n' as pas encore assuré ta conquête ;
le
voile est déchiré, la vengeance s' apprête.
Entends-tu
ces clameurs ? Entends-tu ces éclats ?
Mon père te
poursuit des ombres du trépas.
Le peuple se soulève
; on s' arme en ma défense ;
leurs bras vont à ta
rage arracher l' innocence.
Puissé-je de mes mains te
déchirer le flanc,
voir mourir tous les tiens, et nager
dans leur sang !
Puissent la Mecque ensemble, et Médine, et
l' Asie,
punir tant de fureur et tant d' hypocrisie ?
Que le
monde, par toi séduit et ravagé,
rougisse de ses
fers, les brise, et soit vengé !
Que ta religion, qui fonda
l' imposture,
soit l' éternel mépris de la race
future !
Que l' enfer, dont tes cris menaçaient tant de
fois
quiconque osait douter de tes indignes lois ;
que l'
enfer, que ces lieux de douleur et de rage,
pour toi seul
préparés, soient ton juste partage !
Voilà
les sentiments qu' on doit à tes bienfaits,
l' hommage, les
serments, et les voeux que je fais !
Je
vois qu' on m' a trahi ; mais quoi qu' il en puisse
être,
et
qui que vous soyez, fléchissez sous un maître.
Apprenez
que mon coeur...
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Omar.
On sait tout,
Mahomet :
Hercide en expirant révéla ton secret.
Le
peuple en est instruit ; la prison est forcée ;
tout s'
arme, tout s' émeut : une foule insensée,
élevant
contre toi ses hurlements affreux,
porte le corps sanglant de son
chef malheureux.
Séide est à leur tête ; et,
d' une voix funeste,
les excite à venger ce déplorable
reste.
Ce corps, souillé de sang, est l' horrible
signal
qui fait courir ce peuple à ce combat fatal.
Il
s' écrie en pleurant : " je suis un parricide ! "
la
douleur le ranime, et la rage le guide.
Il semble respirer pour se
venger de toi.
On déteste ton dieu, tes prophètes,
ta loi.
Ceux même qui devaient dans la Mecque alarmée
faire
ouvrir, cette nuit, la porte à ton armée,
de la
fureur commune avec zèle enivrés,
viennent lever sur
toi leurs bras désespérés.
On n' entend que
les cris de mort et de vengeance.
Palmire.
Achève,
juste ciel ! Et soutiens l' innocence.
Frappe.
Mahomet, à
Omar.
Eh bien ! Que crains-tu ?
Omar.
Tu vois quelques
amis,
qui contre les dangers comme moi raffermis,
mais
vainement armés contre un pareil orage,
viennent tous à
tes pieds mourir avec courage.
Mahomet.
Seul je les défendrai.
Rangez-vous près de moi,
et connaissez enfin qui vous avez
pour roi.
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Séide,
un poignard à la main, mais déjà affaibli par
le
poison.
Peuple, vengez
mon père, et courez à ce traître.
Peuple, né
pour me suivre, écoutez votre maître.
Séide.
N' écoutez
point ce monstre, et suivez-moi... grands
dieux !
Quel nuage
épaissi se répand sur mes yeux !
(il avance, il
chancelle.)
frappons... ciel ! Je me meurs.
Je triomphe.
Palmire, courant à lui.
Ah, mon frère
!
N' auras-tu pu verser que le sang de ton père ?
Séide.
Avançons.
Je ne puis... quel dieu vient m' accabler ?
(il tombe entre les
bras des siens.)
Ainsi tout
téméraire à mes yeux doit trembler.
Incrédules
esprits, qu' un zèle aveugle inspire,
qui m' osez
blasphémer, et qui vengez Zopire,
ce seul bras que la terre
apprit à redouter,
ce bras peut vous punir d' avoir osé
douter.
Dieu qui m' a confié sa parole et sa foudre,
si
je me veux venger, va vous réduire en poudre.
Malheureux !
Connaissez son prophète et sa loi,
et que ce dieu soit juge
entre Séide et moi.
De nous deux, à l' instant, que
le coupable expire !
Palmire.
Mon frère
! Eh quoi ! Sur eux ce monstre a tant
d' empire !
Ils demeurent
glacés, ils tremblent à sa voix.
Mahomet, comme un
dieu, leur dicte encor ses lois :
et toi, Séide, aussi
!
Séide, entre les bras des siens.
Le ciel punit ton
frère.
Mon crime était horrible autant qu'
involontaire ;
en vain la vertu
même habitait dans mon coeur.
Toi, tremble, scélérat
! Si dieu punit l' erreur,
vois quel foudre il prépare aux
artisans des crimes :
tremble ; son bras s' essaie à
frapper ses victimes.
Détournez d' elle, ô dieu !
Cette mort qui me suit !
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Palmire.
Non,
peuple, ce n' est point un dieu qui le poursuit ;
non ; le poison
sans doute...
Mahomet,
en l' interrompant, et s' adressant au peuple.
Apprenez,
infidèles,
à former contre moi des trames
criminelles :
aux vengeances des cieux reconnaissez mes droits.
La
nature et la mort ont entendu ma voix.
La mort, qui m' obéit,
qui, prenant ma défense,
sur ce front pâlissant a
tracé ma vengeance ;
la mort est, à vos yeux, prête
à fondre sur vous.
Ainsi mes ennemis sentiront mon courroux
;
ainsi je punirai les erreurs insensées,
les révoltes
du coeur, et les moindres pensées.
Si ce jour luit pour
vous, ingrats, si vous vivez,
rendez grâce au pontife à
qui vous le devez.
Fuyez, courez au temple apaiser ma colère.
(le
peuple se retire.)
Palmire,
revenant à elle.
Arrêtez.
Le barbare empoisonna mon frère.
Monstre, ainsi son trépas
t' aura justifié !
à force de forfaits tu t' es
déifié.
Malheureux assassin de ma famille
entière,
ôte-moi de tes mains ce reste de lumière.
ô
frère ! ô triste objet d' un amour plein d' horreurs
!
Que je te suive au moins !
(elle se jette sur le poignard de
son frère, et s' en
frappe.)
Qu'
on l' arrête !
Palmire.
Je
meurs.
Je cesse de te voir, imposteur exécrable.
Je me
flatte, en mourant, qu' un dieu plus équitable
réserve
un avenir pour les coeurs innocents.
Tu dois régner ; le
monde est fait pour les tyrans.
Elle
m' est enlevée... ah ! Trop chère victime !
Je me vois arracher
le seul prix de mon crime.
De ses jours pleins d' appas détestable
ennemi,
vainqueur et tout-puissant, c' est moi qui suis puni.
Il
est donc des remords ! ô fureur ! ô justice !
Mes
forfaits dans mon coeur ont donc mis mon supplice !
Dieu, que j'
ai fait servir au malheur des humains,
adorable instrument de mes
affreux desseins,
toi que j' ai blasphémé, mais que
je crains encore,
je me sens condamné, quand l' univers m'
adore.
Je brave en vain les traits dont je me sens frapper.
J' ai trompé
les mortels, et ne puis me tromper.
Père, enfants
malheureux, immolés à ma rage,
vengez la terre et
vous, et le ciel que j' outrage.
Arrachez-moi ce jour, et ce
perfide coeur,
ce coeur né pour haïr, qui brûle
avec fureur.
(à
Omar.)
et toi, de tant de honte étouffe la mémoire
;
cache au moins ma faiblesse, et sauve encor ma gloire :
je
dois régir en dieu l' univers prévenu ;
mon empire
est détruit si l' homme est reconnu.
Voltaire, 1741
Concernant Mahomet et l'opinon de Voltaire à son sujet, voir à ce propos dans sa biographie.