Les Versets Sataniques (Extrait)
Le passage qui a donné son titre au roman.

« J'ai un travail pour toi, dit le Maître. Une affaire littéraire. Je connais mes limites; le don de la malice rimée, l'art de la calomnie rythmée, sont au-delà de mes capacités. Tu comprends. »

Mais Baal, le fier, l'arrogant, se raidit, se réfugie dans sa dignité. « II n'est pas juste que l'artiste devienne le serviteur de l'État. » La voix de Simbel baisse, prend un rythme plus soyeux. « Ah, oui. Alors que te mettre au service des assassins est une chose tout à fait honorable.» Un culte des morts fait rage à Jahilia. Quand un homme meurt, des pleureuses professionnelles se frappent, se déchirent la poitrine, s'arrachent les cheveux. On laisse mourir sur la tombe un chameau aux jarrets coupés. Et si l'homme a été assassiné, son parent le plus proche prononce des vœux d'ascétisme et poursuit le meurtrier jusqu'à ce que le sang ait été lavé par le sang; la coutume veut qu'on compose un poème d'éloge, mais peu de vengeurs ont le don de la poésie. De nombreux poètes gagnent leur vie en écrivant des chants d'assassinat, et tous s'accordent pour reconnaître que le meilleur des poètes qui font l'éloge du sang est le tout jeune polémiste, Baal. Que sa fierté professionnelle empêche de se sentir blessé par les petites flèches du Maître. « C'est une affaire culturelle », répond-il. Abu Simbel s'enfonce de plus en plus dans ses manières soyeuses. « Peut-être bien, chuchote-t-il devant les portes de la Maison de la Pierre Noire, mais, Baal, reconnais-le : n'ai-je pas un droit sur toi? Ne sommes-nous pas, tous deux, en quelque sorte au service de la même maîtresse? »

Le sang quitte les joues de Baal; sa confiance se brise, le quitte comme une coquille. Le Maître, apparemment insensible à ce changement, pousse le poète satirique dans la Maison.

On dit à Jahilia que cette vallée est le nombril du monde; qu'à sa création, la planète tournait autour de ce point. Adam vint ici et vit un miracle: quatre colonnes d'émeraude soutenant un gigantesque rubis rayonnant, et sous ce dais une énorme pierre blanche, rayonnant elle aussi de sa propre lumière, comme une vision de son âme. Il construisit de solides murailles autour de sa vision afin de l'atteler pour toujours à la terre. Ce fut la première Maison. Elle fut reconstruite plusieurs fois - une fois par Ibrahim, après que Hagar et Ismaïl, aidés par l'ange, eurent survécu - et peu à peu au cours des siècles les attouchements répétés de la pierre blanche par les pèlerins l'ont rendue noire. Puis vint le temps des idoles; à l'époque de Mahound, trois cent soixante dieux de pierre se pressaient autour de la pierre de Dieu.

Qu'aurait pensé le vieil Adam? Ses propres fils sont ici aujourd'hui: le colosse de Hubal, envoyé de Hit par les Amalékites, se dresse au-dessus du puits de la trésorerie, Hubal le berger, le croissant de lune dans le cours; aussi, Kain, hostile, dangereux. C'est le croissant de lune dans le décours, le forgeron et le musicien; lui aussi a ses fidèles.

Hubal et Kain regardent s'avancer nonchalamment le Maître et le poète. Et le proto-Dionysos nabatéen, Celui-de-Shara; l'étoile du matin, Astarté et le saturnien Nakruh. Voici le dieu du Soleil, Manaf! Regardez, ici s'agite le géant Nasr, le dieu à forme d'aigle! Voici Quzah, qui tient l'arc-en-ciel... n'est-ce pas un trop-plein de dieux, un déluge de pierres, pour nourrir l'appétit glouton des pèlerins, pour étancher leur soif profane. Pour séduire les voyageurs, les déités viennent - comme les pèlerins - de loin et de l'infini. Les idoles, elles aussi, sont des délégués à une espèce de foire internationale.

Ici il y a un dieu qui s'appelle Allah (ce qui signifie simplement, le dieu). Demandez aux habitants de Jahilia et ils reconnaîtront que ce type a une sorte d'autorité générale, mais il n'est pas très populaire : c'est un généraliste à une époque de statues spécialistes.

Abu Simbel et Baal qui transpire depuis peu sont arrivés devant les châsses, placées côte à côte, des trois déesses les plus aimées à Jahilia. Ils s'inclinent devant elles : Uzza au visage radieux, déesse de la Beauté et de l'Amour; la sombre et obscure Manat, le visage détourné pour de mystérieuses raisons, laissant couler du sable entre ses doigts - elle est responsable du destin - elle est le Destin; et enfin la plus grande des trois, la déesse mère, que les Grecs appelaient Lato. Ici, on l'appelle liât ou, plus fréquemment, Al-Lat.La déesse. Même son nom fait d'elle l'opposée et l'égale d'Allah. Lat l'omnipotente. Baal, le visage soudain soulagé, se jette sur le sol et se prosterne devant elle. Abu Simbel reste debout.

La famille du Maître, Abu Simbel - ou, pour être plus précis, de sa femme Hind - contrôle le célèbre temple de Lat à la porte sud de la ville. (Ils tirent aussi des revenus du temple de Manat à la porte est, et du temple d'Uzza, au nord.) Ces concessions sont la base de la richesse du Maître, alors Baal comprend qu'il soit naturellement le serviteur de Lat. Et la dévotion du poète satirique pour cette déesse est bien connue à Jahilia. C'est donc ça qu'il voulait dire! Tremblant de soulagement, Baal reste prosterné, en remerciant sa Dame patronne. Qui l'observe avec bienveillance; mais on ne peut pas se fier à l'expression d'une déesse. Baal a fait une grossière erreur.

Sans prévenir, le Maître donne un coup de pied dans les reins du poète. Attaqué au moment même où il se croyait en sécurité, Baal couine, roule sur le sol, et Abu Simbel le poursuit et continue à lui donner des coups de pied. On entend une côte craquer. «Avorton, dit le Maître en gardant une voix douce et de bonne humeur. Maquereau à la voix haut perchée et aux petits testicules. Croyais-tu que le Maître du temple de Lat allait te manifester de l'amitié uniquement à cause de ta passion d'adolescent pour elle?» Et encore des coups de pied, réguliers, méthodiques. Baal pleure aux pieds d'Abu Simbel. La Maison de la Pierre Noire est loin d'être vide, mais qui oserait s'interposer entre le Maître et son courroux? Brusquement, le bourreau de Baal s'accroupit, saisit le poète par les cheveux, lui relève la tête, lui murmure à l'oreille : « Baal, je ne parlais pas de cette maîtresse-là », et Baal laisse échapper la plainte hideuse de celui qui s'apitoie sur lui-même, parce qu'il sait que sa vie est sur le point de s'achever, alors qu'il a encore tant de choses à faire, le pauvre type. Les lèvres du Maître lui caressent l'oreille. « Crottin de chameau effrayé, souffle Abu Simbel, je sais que tu baises ma femme. » II remarque, avec intérêt, que Baal est en érection, un dérisoire monument à sa peur.

Abu Simbel, le Maître cocufié, se relève, ordonne, «Debout», et Baal, ahuri, sort derrière lui.

Les tombeaux d'Ismaïl et de sa mère Hagar l'Égyptienne sont près de la façade nord-ouest de la Maison de la Pierre Noire, dans un enclos entouré de murs bas. Abu Simbel s'approche, s'arrête à quelques pas. Dans l'enclos, il y a un petit groupe d'hommes. Khalid le porteur d'eau est là, ainsi qu'une sorte de clochard qui vient de Perse et qui porte le nom extravagant de Salman, et pour compléter ce trio de racaille, il y a l'esclave Bilal, celui qu'a affranchi Mahound, un énorme monstre noir, celui-là, avec une voix assortie à sa taille. Les trois paresseux sont assis sur le mur. «Ces canailles, dit Abu Simbel. Ce sont tes cibles. Écris sur eux; et sur leur chef, aussi. » Baal, malgré sa terreur, ne peut cacher son incrédulité. «Maître, ces crétins - ces foutus clowns ? Vous n'avez pas à vous en occuper. Qu'allez-vous imaginer? Que le Dieu de Mahound peut mettre vos temples en faillite? Trois cent soixante contre un seul, et celui qui est tout seul gagnerait? C'est impossible.» Il ricane, au bord de l'hystérie. Abu Simbel reste calme: «Garde tes insultes pour tes vers. » Baal ne peut pas s'arrêter de rire. « Une révolution de porteurs d'eau, d'immigrés et d'esclaves... hou la-la. Maître. J'ai vraiment peur. » Abu Simbel dévisage le poète pouffant de rire. «Oui, répondit-il, c'est vrai, tu devrais avoir peur. Mets-toi à écrire, s'il te plaît, et j'attends que ces vers soient ton chef-d'œuvre. » Baal se recroqueville, gémit. « Mais c'est gaspiller mon, mon petit talent... » II se rend compte qu'il en a trop dit.

« Fais ce qu'on t'ordonne » sont les derniers mots qu'Abu Simbel lui adresse. « Tu n'as pas le choix. »

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Le Maître se délasse dans sa chambre tandis que ses concubines satisfont ses besoins. De l'huile de noix de coco pour ses cheveux clairsemés, du vin pour son palais, des langues pour son plaisir. Le garçon avait raison. Pourquoi avoir peur de Mahound? Il commence, oisivement, à compter ses concubines, abandonne à quinze d'un geste de la main; Le garçon. Évidemment, Hind va continuer à le voir; que peut-il faire contre sa volonté?C'est une faiblesse de sa part à lui, il le sait, il voit trop, il tolère trop. Il a bien ses appétits, pourquoi n'aurait-elle pas les siens? Tant qu'elle reste discrète; tant qu'il est au courant. Il faut qu'il sache; savoir est sa drogue, son vice. Il ne supporte pas ce qu'il ne connaît pas et pour cette seule raison, à défaut d'une autre, Mahound est son ennemi, Mahound avec sa bande de loqueteux, le garçon avait raison d'en rire. Lui, le Maître, rit moins facilement. Comme son adversaire c'est un homme prudent, il marche sur la pointe des pieds. Il se souvient du grand, l'esclave, Bilal : comment son maître lui a demandé, devant le temple de Lat, de dire combien il y avait de dieux. «Un seul», a-t-il répondu de sa forte voix musicale. Un blasphème, passible de mort. On l'a allongé sur le champ de foire avec une grosse pierre sur la poitrine. Combien as-tu dit? Un a-t-il répété, un seul. On a ajouté une seconde pierre. Un seul un seul un seul. Mahound a donné beaucoup d'argent à son propriétaire et l'a affranchi.

Non, se dit Abu Simbel, Baal a tort, ces hommes méritent qu'on s'intéresse à eux. Pourquoi ai-je peur de Mahound? Pour cette raison : un seul un seul un seul, sa terrifiante unicité. Alors que moi je suis toujours divisé, toujours deux ou trois ou quinze. Je peux même comprendre son point de vue; il est aussi riche et a aussi bien réussi que n'importe lequel d'entre nous, n'importe lequel des conseillers, mais comme il n'a pas les relations familiales nécessaires, nous ne lui avons pas offert de place dans notre groupe. Exclu par son statut d'orphelin de l'élite des marchands, il se sent lésé, il n'a pas eu son dû. Il a toujours été ambitieux. Ambitieux, mais aussi solitaire. On ne s'élève pas en gravissant une colline tout seul. Sauf, bien sûr, si là-haut on rencontre un ange... oui, c'est ça. Je vois ce qu'il a en tête. Pourtant il ne me comprendrait pas.Quel genre d'idée est-ce que je suis? Je plie. Je bascule. Je calcule, révise ma position, manipule, survis. C'est pour cela que je n'accuserai pas Hind d'adultère. Nous formons un bon couple, la glace et le feu. Les armes de sa famille, le lion rouge légendaire, le monstre aux dents innombrables. Laissons-la jouer avec son poète satirique; entre nous les relations sexuelles n'ont jamais été essentielles. J'en finirai avec lui quand elle en aura fini avec. Voilà un énorme mensonge, pense le Maître de Jahilia en s'endormant : la plume est plus forte que l'épée.

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Les fortunes de Jahilia ont été bâties sur la suprématie du sable sur l'eau. Dans les temps anciens on avait cru plus sûr de transporter les marchandises dans les déserts que sur les mers, où des moussons pouvaient éclater n'importe quand. À cette époque d'avant la météorologie on ne pouvait prévoir de pareilles choses. Pour cette raison les caravansérails prospéraient. Les produits du monde entier allaient de Zafar à Saba, et de là à Jahilia et à l'oasis de Yathrib et à Midian où habitait Moïse; de là à Aqaba et en Egypte. D'autres pistes partaient de Jahilia : vers l'est et le nord-est, vers la Mésopotamie et le grand empire de Perse. À Petra et à Palmyre, où Salomon aima la reine de Saba. C'était le temps des veaux gras. Mais maintenant les navires qui croisent autour de la péninsule s'enhardissent, leurs équipages deviennent plus experts, leurs instruments de navigation plus précis. Les caravanes de chameaux cèdent à la concurrence des bateaux. L'ancienne rivalité entre les navires du désert et les navires de la mer crée un déséquilibre dans la balance du pouvoir. Les dirigeants de Jahilia s'inquiètent, mais ils n'y peuvent pas grand-chose. Parfois Abu Simbel a l'impression que seul le pèlerinage sauve la ville de la ruine. Le conseil cherche partout dans le monde des statues de dieux étrangers, pour attirer de nouveaux pèlerins dans la ville de sable; mais, là aussi, ils ont des concurrents. Là-bas, à Saba, on a construit un grand temple, un lieu saint pour rivaliser avec la Maison de la Pierre Noire. De nombreux pèlerins ont été attirés par le sud, et leur nombre diminue sur les champs de foire de Jahilia.

Sur la recommandation d'Abu Simbel, les dirigeants de Jahilia ont ajouté aux pratiques religieuses des épices tentantes et profanes. La ville est devenue célèbre pour sa licence, un antre du jeu, un bordel, un lieu de chansons obscènes et de musique bruyante et délirante. Une fois les membres de la tribu du Requin allèrent trop loin dans leur convoitise des pèlerins. Les gardiens de la Maison commencèrent à exiger des pourboires des voyageurs épuisés; quatre d'entre eux, dépités de n'avoir reçu que quelques sous, précipitèrent deux voyageurs dans le grand escalier à pic où ils se tuèrent. Cette pratique se retourna contre eux, décourageant les pèlerins de revenir... Aujourd'hui, on enlève souvent des femmes qui sont en pèlerinage pour une rançon, ou on les vend pour qu'elles deviennent des concubines. Des bandes déjeunes Requins patrouillent la ville, ne respectant que leur propre loi. On dit qu'Abu Simbel rencontre les chefs de bandes en secret et les organise. Voici le monde dans lequel Mahound apporte son message : un seul un seul un seul. Parmi une telle multiplicité, ces mots résonnent dangereusement.

Le Maître se redresse et tout de suite les concubines s'approchent pour reprendre leurs massages et leurs caresses. Il les renvoie d'un geste, tape dans ses mains. L'eunuque entre. «Envoie un messager chez le kahin Mahound », lui ordonne Abu Simbel. Nous allons lui proposer une petite épreuve. Un marché honnête : trois contre un.

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L'esclave porteur d'eau : les trois disciples de Mahound se lavent dans le puits de Zamzam. Dans la ville de sable, leur obsession de l'eau les rend bizarres. Des ablutions, toujours des ablutions, les jambes jusqu'aux genoux, les bras jusqu'aux coudes, la tête jusqu'au cou. Torse sec, membres mouillés et tête humide, ils ont l'air de quoi! Flic, flac, ils se lavent et prient. A genoux, enfonçant les bras, les jambes et les têtes dans le sable omniprésent et recommençant le cycle de l'eau et de la prière. Ce sont des cibles faciles pour la plume de Baal. Leur amour de l'eau est une sorte de trahison ; le peuple de Jahilia accepte la toute-puissance du sable. Il se glisse entre leurs doigts et leurs orteils, colle leurs cils et leurs cheveux, bouche leurs pores. Ils s'ouvrent au désert : viens, sable, lave-nous dans ton aridité. Telle est la façon de faire des habitants de Jahilia, des citoyens les plus haut placés aux plus humbles des humbles. C'est un peuple de silicium, et les amoureux de l'eau sont venus parmi eux.

Baal tourne autour d'eux à bonne distance - Bilal n'est pas un homme qu'on peut traiter à la légère - et il se moque d'eux. « Si les idées de Mahound valaient quelque chose, ne seraient-elles populaires que parmi la racaille comme vous?» Salman retient Bilal: «Nous devons nous sentir honorés que Baal le puissant ait choisi de s'attaquer à nous », il sourit, et Bilal se détend, se calme. Khalid le porteur d'eau est nerveux, et quand il voit la lourde silhouette de l'oncle de Mahound, Hamza, qui approche il court vers lui, anxieux. À soixante ans, Hamza est toujours le combattant et le chasseur des lions le plus renommé de la ville. En fait la vérité est moins glorieuse : Hamza a été vaincu plusieurs fois en combat, sauvé par des amis ou par la chance, délivré des mâchoires des lions. Il a l'argent pour que de telles choses ne se sachent pas. Et l'âge, et la survie, confèrent une validité à sa martiale légende. Bilal et Salman, oubliant Baal, suivent Khalid. Tous les trois sont nerveux, jeunes.

Il n'est toujours pas rentré, remarque Hamza. Et Khalid, inquiet : Mais ça fait des heures, qu'est-ce que ce salaud est en train de lui faire, la torture, les poucettes, le fouet? À nouveau, Salman est le plus calme : Ce n'est pas le style de Simbel, dit-il, il est plus sournois, crois-moi. Et Bilal beugle loyalement : Sournois ou pas, j'ai foi en lui, dans le Prophète. Il ne craquera pas. Hamza ne lui adresse qu'un gentil reproche : Oh, Bilal, combien de fois doit-il te le répéter? Garde ta foi pour Dieu. Le Messager n'est qu'un homme. La tension jaillit de Khalid: il affronte le vieux Hamza, demande. Êtes-vous en train de dire que le Messager est faible? Vous êtes peut-être son oncle... Hamza donne un coup au porteur d'eau sur le côté de la tête. Ne lui fais pas voir ta peur, dit-il, même quand tu es à moitié mort de trouille.

Les quatre sont en train de se laver une fois de plus quand arrive Mahound; ils se pressent autour de lui, quiquepourquoi. Hamza se tient en retrait. « Neveu, c'est foutrement mauvais, crie-t-il de son ton de soldat. Quand tu descends de la montagne, il y a toujours une lumière autour de toi. Aujourd'hui, il y a quelque chose de sombre. »

Mahound s'assoit sur le bord du puits et sourit. « On m'a fait une offre.» Abu Simbel? crie Khalid. Impensable, Refuse. Le fidèle Bilal l'admoneste : Ne fais pas la leçon au Messager. Bien sûr qu'il a refusé. Salman le Persan demande : Quel genre d'offre? Mahound sourit à nouveau. « II y en a au moins un parmi vous qui veut savoir. »

«C'est une petite chose, reprend-il. Un grain de sable. Abu Simbel demande à Allah de lui accorder une petite faveur.» Hamza se rend compte de son épuisement. Comme s'il avait lutté avec un démon. Le porteur d'eau crie : « Rien! Rien du tout! » Hamza le fait taire.

« Si notre grand Dieu pouvait avoir à cœur de concéder - il a utilisé ce mot, concéder - que trois idoles, seulement trois parmi les trois cent soixante de la maison sont dignes d'être adorées... »

« II n'est de dieu que Dieu! » hurle Bilal. Et ses compagnons se joignent à lui : «Ya Allah! » Mahound a l'air en colère. « Est-ce que les fidèles entendront le Messager? » Ils se taisent, traînant leurs pieds dans la poussière.

«Il demande l'approbation d'Allah pour Lat, Uzza et Manat. En échange, il nous garantit que nous serons tolérés, et même reconnus officiellement; comme preuve, je serai élu au conseil de Jahilia. Telle est l'offre. »

Salman le Perse dit : « C'est un piège. Si tu escalades le mont Cône et redescends avec un tel Message, il va te demander, comment t'y es-tu pris pour obtenir de Gibreel la bonne révélation? Il va pouvoir te traiter de charlatan, de truqueur. » Mahound secoue la tête. « Tu sais, Salman, j'ai appris à écouter. Ma façon d'écouter n'est pas ordinaire; c'est aussi une façon de demander. Souvent, quand Gibreel arrive, c'est comme s'il savait ce qui est dans mon cœur. La plupart du temps, j'ai l'impression que Gibreel vient du fond de mon cœur : du plus profond de moi, de mon âme.

- Ou alors, c'est un autre genre de piège, insiste Salman. Depuis combien de temps récitons-nous le credo que tu nous as apporté? Il n'y a de dieu que Dieu. Que sommes-nous si nous l'abandonnons maintenant? Cela nous affaiblit, nous ridiculise. Nous cessons d'être dangereux. Désormais plus personne ne nous prendra au sérieux.»

Mahound rit, sincèrement amusé. « Peut-être n'es-tu pas ici depuis assez longtemps, dit-il gentiment. N'as-tu pas remarqué? Le peuple ne nous prend pas au sérieux. Il n'y a jamais plus de cinquante personnes quand je parle, et la moitié sont des touristes. N'as-tu pas lu les satires que Baal affiche partout dans la ville?» Il récite:

Écoute Messager,

prête une oreille attentive. Ta monophilie,

ton un seul un seul un seul, n'est pas pour Jahilia.

Retour à l'envoyeur.

«Ils se moquent de nous partout, et tu dis que nous sommes dangereux», s'écrie-t-il.

Maintenant Hamza a l'air inquiet. « Tu ne t'es jamais occupé de ce qu'ils pensaient, auparavant. Pourquoi maintenant? Pourquoi après avoir parlé à Simbel?»

Mahound hoche la tête. « Parfois, je me dis que je devrais faciliter les choses de façon que le peuple puisse croire. »

Un silence gêné s'installe parmi les disciples; ils se regardent, changent de position. Mahound s'écrie à nouveau: «Vous savez tous ce qui se passe. Notre échec à gagner des convertis. Le peuple ne veut pas abandonner ses dieux. Il ne le fera pas, non. » II se lève, s'éloigne à grands pas, se lave de l'autre côté du puits de Zamzam, s'agenouille pour prier.

« Le peuple est plongé dans les ténèbres, dit Bilal, malheureux. Mais il verra, il entendra. Dieu est un. » La douleur s'abat sur les quatre disciples; même Hamza est découragé. Mahound a été secoué, et ses disciples tremblent.

Il se lève, s'incline, soupire, vient les rejoindre. « Écoutez-moi, vous tous, dit-il en posant un bras autour des épaules de Bilal, l'autre autour de celles de son oncle. Écoutez : c'est une offre intéressante. »

Khalid délaissé l'interrompt amèrement : « C'est une offre tentante. » Les autres ont l'air horrifié. Hamza parle très doucement au porteur d'eau. «N'était-ce pas toi, Khalid, qui désirais te battre avec moi parce que, quand j'ai dit que le Messager était un homme, tu as pensé à tort que je voulais, ainsi, dire qu'il était faible. Alors? Est-ce à mon tour de te défier? »

Mahound les supplie de se calmer. « Si nous nous disputons, il n'y a plus d'espoir. » II essaie d'élever la discussion sur un plan théologique. «On ne propose pas qu'Allah accepte les trois déesses comme ses égales. Même pas Lat. Seulement qu'on leur donne une sorte de statut inférieur, intermédiaire.

- Comme les démons, crie Bilal.

- Non, fait remarquer Salman le Perse. Comme les archanges. Le Maître est un homme malin.

- Des anges et des démons, dit Mahound. Chaytan et Gibreel. Déjà, nous acceptons tous leur existence, à mi-chemin entre Dieu et l'homme. Abu Simbel nous demande d'en admettre seulement trois de plus. Rien que trois, et, dit-il, toutes les âmes de Jahilia seront à nous.

- Et on débarrassera la Maison des statues?» demande Salman. Mahound répond que cela n'a pas été spécifié. Salman secoue la tête. « On fait ça pour te détruire. » Et Bilal ajoute : « Dieu ne peut pas être quatre. » Et Khalid presque en larmes : « Messager, que dis-tu? Lat, Manat, Uzza - ce sont des femmes. De grâce! Allons-nous avoir des déesses maintenant? Ces vieilles grues, ces vieilles cigognes, ces vieilles sorcières? »

La douleur la tension la fatigue, creusent profondément le visage du Prophète. Que Hamza, comme un soldat sur un champ de bataille réconfortant un ami blessé, prend entre ses mains. « On ne peut pas débrouiller cette affaire pour toi, neveu, dit-il. Monte sur la montagne. Va demander à Gibreel. »

Gibreel : le rêveur, dont le point de vue est parfois celui de la caméra et à d'autres moments celui du spectateur. Quand il est une caméra il est toujours en mouvement, il déteste les plans fixes, alors il monte sur une grue et regarde les silhouettes raccourcies des acteurs, ou il plonge pour se retrouver invisiblement au milieu d'eux, tournant lentement sur le talon pour exécuter un panoramique de trois cent soixante degrés, ou il utilise un chariot de travelling pour suivre latéralement Baal et Abu Simbel qui marchent, ou tenant la caméra à l'épaule à l'aide d'un support il découvre les secrets de la chambre du Maître. Mais la plupart du temps il reste là-haut, sur le Mont Cône comme un spectateur payant installé au premier balcon, et Jahilia est son grand écran. Il observe et critique l'action comme n'importe quel cinéphile, s'amuse des combats des infidélités des crises morales, mais ça manque de femmes pour faire un tabac, vieux, et où est la fichue musique? Ils auraient dû étoffer cette scène du champ de foire, peut-être un rôle pour Bouton Billimoria dans une des tentes, secouant ses célèbres doudounes.

Et alors, sans prévenir, Hamza dit à Mahound: «Va demander à Gibreel», et lui, le rêveur, il sent son cœur battre d'inquiétude, qui, moi? C'est moi qui suis censé connaître les réponses ici? Je suis assis là en train de regarder ce film et tout d'un coup cet acteur me montre du doigt, je vous demande un peu, est-ce qu'on demande aux pauvres spectateurs d'un film « théologique » de résoudre l'intrigue? - Mais au fur et à mesure que le rêve se déplace, il change toujours de forme, lui, Gibreel, cesse d'être un simple spectateur pour devenir l'acteur principal, la vedette. Avec son vieux défaut à jouer trop de rôles : oui, oui, il ne joue pas seulement celui de l'archange mais aussi le sien, celui de l'homme d'affaires, le Messager, Mahound, qui escalade la montagne quand il vient. Il faut un montage très brillant pour tenir ce rôle double, on ne peut jamais voir les deux ensemble dans le même plan, chacun doit parler dans le vide, à l'incarnation imaginaire de l'autre, et il faut faire confiance à la technique pour créer l'image absente avec des ciseaux et du scotch ou, d'une façon plus exotique, à l'aide d'un tapis de travelling. À ne pas confondre ha ha avec un tapis magique.

Il a compris : qu'il a peur de l'autre, l'homme d'affaires, c'est fou non? L'archange tremblant devant le mortel. C'est vrai mais : c'est le genre de peur qu'on éprouve quand on se trouve pour la toute première fois sur un plateau de cinéma et alors, prêt à faire son entrée, il y a une des légendes vivantes du cinéma; on se dit, je vais me ridiculiser, je vais avoir un trou, je vais clamser, on a une envie folle d'être à la hauteur. On sera pris dans le courant de son génie, on sera bon grâce à lui, un as, mais si on n'est pas à la hauteur on le saura et lui aussi... La peur de Gibreel, la peur du moi créé par le rêve, l'oblige à lutter contre l'arrivée de Mahound, à essayer de le repousser, mais le voilà, pas de prob, et l'archange retient son souffle.

Ces rêves dans lesquels on est poussé sur une scène où l'on n'a rien à faire, alors qu'on ne connaît rien à l'intrigue, qu'on n'a même pas appris une ligne du texte, mais il y a une salle bondée qui regarde, qui regarde : c'est ce qu'on ressent. Ou la véritable histoire de l'actrice blanche jouant une femme noire dans un Shakespeare. Elle entra en scène et s'aperçut qu'elle avait gardé ses lunettes, aïe, mais comme elle avait oublié de se noircir les mains elle ne pouvait pas les enlever, aïe aïe aïe : c'est aussi comme ça. Mahound vient chercher près de moi la révélation, il me demande de choisir entre le monothéisme et l'hénothéisme, et je ne suis qu'un idiot d'acteur qui a un cauchemar bhaenchud, qu'est-ce que j'en sais moi, qu'est-ce que je peux te dire, au secours. Au secours.

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Pour atteindre le mont Cône à partir de Jahilia on doit traverser des ravins obscurs où le sable n'est pas blanc, ce n'est pas le sable pur, filtré il y a très longtemps dans le corps des concombres de mer, mais un sable noir et sombre qui absorbe la lumière du soleil. Le mont Cône est tapi au-dessus de vous comme un fauve imaginaire. On escalade la crête. Laissant derrière soi les derniers arbres aux fleurs blanches et aux feuilles épaisses et laiteuses, on grimpe parmi les rochers, de plus en plus gros au fur et à mesure qu'on monte, jusqu'au sommet où ils se mettent à ressembler à de hautes murailles qui cachent le soleil. Les lézards sont bleus comme des ombres. Puis on arrive au pic, Jahilia se trouve derrière, le désert sans relief devant. On descend du côté du désert, et cinq cents pieds plus bas, on arrive à la grotte, qui est assez haute pour qu'on puisse s'y tenir debout, et dont le sol est recouvert d'un miraculeux sable albinos. En montant on entend les colombes du désert chanter son nom, et on est accueilli, aussi, par les rochers, dans sa propre langue, ils crient Mahound, Mahound. Quand on arrive à la grotte on est fatigué, on s'allonge, on s'endort.

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Mais quand il s'est reposé il entre dans un sommeil différent, une sorte de non-sommeil, ce qu'il appelle sa façon d'écouter, et il sent une douleur sourde dans le ventre, comme quelque chose qui essaie de naître, et maintenant Gibreel, qui planait-au-dessus-et-regardait-en-bas, ne sait plus où il en est, qui suis-je, à ce moment-là il commence à sentir que l'archange est en fait à l'intérieur du Prophète, je suis cette lourdeur dans le ventre, je suis l'ange expulsé par le nombril du dormeur, j'émerge, Gibreel Farishta, tandis que mon autre moi, Mahound, se trouve dans sa façon d'écouter, envoûté, je suis lié à lui, de nombril à nombril, par un brillant cordon de lumière, il est impossible de dire lequel de nous rêve l'autre. Nous suivons le courant dans deux directions, le long du cordon ombilical.

Aujourd'hui, en plus de l'intensité de Mahound qui le submerge, Gibreel ressent son désespoir: ses doutes. Il ressent aussi qu'il est dans un grand besoin, mais Gibreel ne connaît toujours pas son texte... il écoute cette-facon-d'écouter-qui-est-aussi-une-facon-de-demander. Mahound demande : On leur a montré des miracles mais ils n'y ont pas cru. Ils t'ont vu venir à moi, devant toute la ville, et m'ouvrir la poitrine, ils t'ont vu me laver le cœur dans les eaux de Zamzam et le replacer à l'intérieur de mon corps. Beaucoup d'entre eux l'ont vu, mais ils continuent à adorer des pierres. Et quand tu es venu la nuit et que tu m'as emporté à Jérusalem et que j'ai plané au-dessus de la ville sainte, ne suis-je pas revenu et ne l'ai-je pas décrite exactement comme elle est, jusque dans le moindre détail? Pour qu'on ne puisse pas douter du miracle, et pourtant ils sont allés vers Lat. N'ai-je pas déjà fait de mon mieux pour leur faciliter les choses? Quand tu m'as emporté jusqu'au Trône lui-même, et qu'Allah a mis sur les fidèles l'immense fardeau des quarante prières quotidiennes. Sur le voyage de retour j'ai rencontré Moïse qui a dit, le fardeau est trop lourd, retourne demander moins. Je suis retourné quatre fois, quatre fois Moïse a dit, c'est encore trop, retourne encore. Mais la quatrième fois Allah avait réduit le devoir à cinq prières quotidiennes et j'ai refusé d'y retourner. J'avais honte de mendier encore. Dans sa bonté il nous demande cinq prières au lieu de quarante, et pourtant ils aiment Manat, ils veulent Uzza. Que puis-je faire? Quelles paroles leur dire?

Gibreel reste silencieux, vide de réponses, nom de nom, bhai, ne me demande rien. La détresse de Mahound est terrible. Il demande : est-il possible qu'elles soient des anges? Lat, Manat, Uzza... puis-je les appeler angéliqyes? Gibreel, as-tu des sœurs? Sont-elles les filles de Dieu? Ô ma vanité, se reproche-t-il, je suis un homme arrogant, est-ce de la faiblesse, n'est-ce qu'un rêve de pouvoir? Dois-je me trahir pour obtenir un siège au conseil? Est-ce sensé et sage ou est-ce vide et complaisant? Je ne sais même pas si le Maître est sincère? Sait-il? Peut-être même pas lui. Je suis faible et il est fort, l'offre lui donne plusieurs façons de me détruire. Mais moi, aussi, j'ai beaucoup à y gagner. Les âmes de la ville, du monde, valent bien trois anges? Allah est-il si inflexible qu'il n'en prendra pas trois de plus sous son aile pour sauver l'espèce humaine? - je ne sais rien. - Dieu doit-il être fier ou humble, majestueux ou simple, accommodant ou non? Quel genre d'idée est-il? Quel genre d'idée suis-je?

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À mi-chemin du sommeil ou du réveil, Gibreel Farishta éprouve souvent du ressentiment envers la non-apparition, dans les visions qui le persécutent, de Celui qui est censé avoir les réponses, Il ne se montre jamais, celui qui ne venait pas quand j'agonisais, quand j'avais besoin de lui. Celui dont on parle, Allah Ishvar Dieu. Absent comme toujours tandis que nous nous tordons et souffrons en son nom.

L'Être Suprême ne se montre jamais; ce qui revient sans cesse c'est cette scène, le Prophète envoûté, l'expulsion, le cordon de lumière, et Gibreel dans son double rôle à la fois en-haut-observant-en-bas. Et tous deux à moitié morts de peur par cette transcendance. Gibreel se sent paralysé par la présence du Prophète, par sa grandeur, il se dit je suis incapable de prononcer une parole j'aurais l'air d'un sacré imbécile. Le conseil de Hamza : ne montre jamais ta peur : les archanges ont autant besoin de ce conseil que les porteurs d'eau. Un archange doit avoir l'air calme, que penserait le Prophète si l'Exalté de Dieu commençait à bafouiller de trac?

Cela arrive : la révélation. Comme ça : Mahound, encore dans son non-sommeil, se raidit, les veines de son cou se gonflent, ses mains agrippent le centre de son corps. Non, non, ça ne ressemble pas à une crise d'épilepsie, on ne peut pas s'en débarrasser aussi facilement; une crise d'épilepsie a-t-elle jamais changé le jour en nuit, fait s'amasser les nuages, s'épaissir l'air pendant qu'un ange, hébété de peur, se tient dans le ciel au-dessus de celui qui souffre, comme un cerf-volant au bout d'un fil d'or? La lourdeur encore la lourdeur et maintenant le miracle commence dans son mon notre ventre, il s'arc-boute de tout son être contre quelque chose, forçant quelque chose, et Gibreel commence à sentir cette puissance cette force, la voici dans mes propres mâchoires les ouvrant, les refermant; et le pouvoir naît dans Mahound, atteint mes cordes vocales et la voix arrive.

Pas ma voix je n'ai jamais connu de tels mots, je ne suis pas un beau parleur je ne l'ai jamais été ne le serai jamais mais ce n'est pas ma voix c'est une Voix.

Mahound ouvre grand les yeux, il a une espèce de vision, il regarde, oh, c'est vrai, se souvient Gibreel, moi. Il me voit. Mes lèvres remuent, sont mues par. Quoi, qui? Sais pas, peux pas dire. Néanmoins, les voici, sortant de ma bouche, montant de ma gorge, passant mes dents : les Mots.

Ce n'est pas drôle d'être le facteur de Dieu. Maismaismais : Dieu n'est pas dans ce film. Dieu seul sait de qui j'ai été le facteur.

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À Jahilia ils attendent Mahound près du puits. Khalid le porteur d'eau, comme toujours le plus impatient, court jusqu'aux portes de la ville pour surveiller. Hamza, habitué comme tous les soldats à rester seul, est accroupi dans la poussière et joue à un jeu avec des cailloux. Il n'y a aucune urgence: parfois il reste absent pendant des jours, des semaines même. Et aujourd'hui la ville est désertée; tout le monde est allé dans les grandes tentes du champ de foire pour écouter le concours de poésie. Le silence n'est troublé que par le bruit des cailloux de Hamza, et par les roucoulements d'un couple de colombes de rocher, venues du mont Cône. Puis ils entendent les pas qui courent.

Khalid arrive, à bout de souffle, l'air malheureux. Le Messager est de retour, mais il ne vient pas à Zamzam. Maintenant ils sont tous debout, perplexes à cause de ce manquement aux habitudes. Ceux qui attendaient avec des feuilles de palmier et des stèles demandent à Hamza : Alors, il n'y aura pas de Message? Mais Khalid, qui essaie toujours de reprendre son souffle, secoue la tête. «Je pense qu'il y en aura un. Il est comme quand la Parole a été transmise. Mais il ne m'a rien dit et s'est dirigé vers le champ de foire. »

Hamza prend le commandement, en prévoyant des discussions, et montre le chemin. Les disciples - une vingtaine environ est rassemblée - le suivent vers les ripailles de la ville, avec des expressions de pieux dégoût. Seul Hamza se réjouit d'arriver sur le champ de foire.

Ils trouvent Mahound devant les tentes des Propriétaires de Chameaux Tachetés, il est debout les yeux fermés, s'armant de courage pour la tâche qui l'attend. Ils lui posent des questions angoissées; il ne répond pas. Après quelques instants, il entre dans la tente de la poésie.

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Dans la tente, le public réagit par la dérision à l'arrivée du Prophète impopulaire et de ses disciples à la triste mine.

Mais quand Mahound s'avance, les yeux fermement clos, les huées et les sifflets s'arrêtent et un silence tombe. Mahound n'ouvre pas les yeux même un seul instant, mais ses pas sont assurés, et il atteint la scène sans avoir trébuché ni heurté quoi que ce soit. Il monte les quelques marches et entre dans la lumière; ses yeux sont toujours fermés. L'assemblée de poètes lyriques, d'auteurs d'éloges de l'assassinat, de versificateurs narratifs et de satiristes - Baal est ici, bien sûr - regarde avec amusement, mais aussi avec un peu de gêne, Mahound qui marche comme un somnambule. Dans la foule ses disciples jouent des coudes pour se faire de la place. Les scribes se bousculent pour être près de lui, pour noter ce qu'il pourra dire.

Le Maître Abu Simbel s'appuie à des coussins sur un tapis de soie installé à côté de la scène. Près de lui, resplendissante dans un pectoral d'or égyptien, il a sa femme Hint, le célèbre profil grec avec les cheveux noirs aussi longs que son corps. Abu Simbel se lève et s'adresse à Mahound, « Bienvenue ». Il est toute urbanité. « Bienvenue, Mahound, le voyant, le kahin. » C'est une déclaration publique de respect, et elle impressionne la foule assemblée. On ne repousse plus les disciples du Prophète, mais on les laisse passer. Stupéfaits, à demi rassures, ils s'avancent au premier rang. Mahound parle sans ouvrir les yeux.

« Nous sommes dans une réunion de poètes, dit-il d'une voix claire, et je ne prétends pas en faire partie. Mais je suis le Messager, et j'apporte les versets de Celui qui est plus grand que n'importe lequel d'entre vous. »

Le public s'impatiente. La religion est réservée au temple; les habitants de Jahilia et les pèlerins sont ici pour s'amuser. Faites-le taire! Jetez-le dehors! - Mais Abu Simbel parle à nouveau. «Si ton Dieu t'a vraiment parlé, dit-il, alors le monde entier doit l'entendre. » Et tout d'un coup un silence total s'installe dans la grande tente.

«L'Étoile», récite Mahound et les scribes se mettent à écrire.

« Au nom d'Allah, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux!

« Par les Pléiades quand elles s'éteignent : Votre compagnon n'est pas dans l'erreur; il ne se trompe pas de direction.

« II ne parle pas non plus au nom de ses propres désirs.

C'est une révélation qui lui a été révélée : un tout-puissant lui a transmis un enseignement.

« II se tenait sur le haut horizon : le seigneur de la force. Puis il s'est approché à moins de deux fois la portée d'un arc, et il a révélé à son serviteur ce qui est révélé.

« Le cœur du serviteur ne mentait pas quand il voyait ce qu'il a vu. Alors, allez-vous oser mettre en doute ce qui a été vu?

«Je l'ai vu aussi tout au fond au pied de l'arbre auprès duquel se trouve le Jardin du Repos. Quand cet arbre était recouvert de son feuillage, je n'ai pas détourné les yeux, mon regard ne s'est pas mis à errer; et j'ai vu quelques-uns des signes du Seigneur. »

À ce moment, sans la moindre trace d'hésitation ou de doute, il récite deux autres versets.

« Avez-vous pensé à Lat et Uzza, et Manat, la troisième, l'autre? » - Après le premier verset, Hind se lève; le Maître de Jahilia se tient déjà debout, très droit. Et Mahound, les yeux muets, récite : « Ce sont des oiseaux qu'on place à un rang élevé, et leur intercession est effectivement désirée. »

Tandis que la clameur - appels, acclamations, hurlements de scandale, cris de dévotion à la déesse Al-Lat - s'enfle et éclate sous la tente, les fidèles déjà étonnés assistent au spectacle doublement sensationnel du Maître Abu Simbel qui place ses pouces sur les lobes de ses oreilles, écartant les doigts tendus de ses deux mains, et qui prononce d'une voix forte la formule : « Allahu Akbar. » Après quoi il tombe à genoux, et pose un front déterminé sur le sol. Sa femme, Hint, le suit immédiatement.

Pendant tous ces événements le porteur d'eau Khalid s'est tenu près de l'entrée de la tente. Maintenant il regarde avec horreur tous ceux qui sont réunis ici, la foule dans la tente comme le trop-plein d'hommes et de femmes restés à l'extérieur, s'agenouiller, rangée après rangée, le mouvement se propageant en ondes à partir de Hind et du Maître comme s'ils étaient deux cailloux jetés dans un lac; jusqu'à ce que toute la foule, dans la tente comme au-dehors, s'agenouille fesses-en-l'air devant le Prophète aux-yeux-clos qui vient de reconnaître les déesses de la ville. Le Messager lui-même reste debout, peu enclin à se joindre aux dévotions de l'assemblée.

Les Versets Sataniques