Biographie de Mahomet
Psychologie du fondateur de l'islamisme et de ses disciples.
Sociologie de son époque.

Ce texte date de 1765 (la révolution Française, 1789, n'avait même pas encore eu lieu...) ce qui explique qu'il soit en apparence parsemé de « fautes » qui cependant n'en sont pas : il s'agit de l'orthographe et de la grammaire de ces années-là.
Quelques exemples vous aideront à rapidement passer outre les tournures tombées en désuétude :


ESSAI
SUR
LES ERREURS
ET LES
SUPERSTITIONS

Par M. L. Castillon
[attribué à Jean-Louis Castilhon]
(1765)


Chapitre Sujet Pages
Chapitre XIV Des Arabes lors de la naissance de Mahomet. 231-253
Chapitre XV Des différentes opinions sur Mahomet. 254-261
Chapitre XVI De la naissance de Mahomet. 261-270
Chapitre XVII De l'enfance de Mahomet. 271-277
Chapitre XVIII Des premières actions de Mahomet. 277-283
Chapitre XIX Du mariage de Mahomet. 283-290
Chapitre XX Soins que Mahomet prend pour disposer les esprits à recevoir l'Islamisme. 291-297
Chapitre XXI Premières impostures de Mahomet favorisées par la superstition des Arabes. 297-316
Chapitre XXII Vision de Mahomet. Progrès de l'Islamisme. 317-336
Chapitre XXIII Quel étoit le moyen le plus sûr que Mahomet put mettre en usage pour achever d'asservir les Arabes ? 337-347
Chapitre XXIV Continuation du même sujet. 348-364
Chapitre XXV Cruauté de Mahomet. Stupidité de ses Disciples. 364-383
Chapitre XXVI Débauches de Mahomet. Aveuglement de ses Disciples. 384-399
Chapitre XXVII Mahomet fut-il superstitieux, fanatique, ou imposteur ? Son caractère. 399-405
Chapitre XXVIII Si Mahomet étoit né de nos jours, dans quels pays pourroit-il se flatter de fonder sa religion ? 406-428

CHAPITRE XIV.

Des Arabes lors de la naissance de Mahomet.

LA religion des Arabes, leur culte, leurs cérémonies étoient plus bisarres encore que leur législation, plus ridicules que la forme de leur gouvernement. Esclaves & républicains en même tems, soumis au joug du despotisme, & fiers des loix qu'ils imposoient à celui qui étoit revêtu de la souveraineté, ils avoient un Roi, & n'avoient point de maitre. Le hazard qui plaçoit le Prince sur le trône, y élévoit aussi son successeur ; car la couronne n'étant point héréditaire, il n'y avoit aucun ordre de succession, à moins qu'on ne veuille donner le nom d'ordre & de régle à la coutume insensée qui disposoit de la suprême autorité. Quand le Prince étoit parvenu au trône, le premier enfant qui naissoit dans une des familles nobles de l'Arabie, étoit aussitôt déclaré l'héritier présomptif du sceptre. Dès l'instant que le Prince recevoit la couronne, on inscrivoit sur une liste toutes les femmes nobles qui se trouvoient enceintes : on les gardoit avec soin, elles étoient servies respectueusement ; & la première qui accouchoit d'un enfant mâle, donnoit un Roi à la Nation. Cet enfant, désigné successeur du Prince régnant, recevoit une éducation peu conforme à la sublimité du rang qu'il devoit occuper ; c'est-à-dire, une éducation presqu'aussi grossière & tout aussi superstitieuse que le reste des Arabes. Le bonheur d'être né le premier pendant le régne du Souverain, assuroit, il est vrai, des droits au trône, mais ne suffisoit pas pour s'y asseoir. Le peuple s'assembloit, & après une courte délibération, il conféroit solemnellement la souveraineté à l'enfant indiqué par le sort. Le jour du couronnement arrivé, le peuple s'assembloit encore, & remettoit le sceptre dans les mains du nouveau Souverain, qui dès ce même jour perdoit entièrement la liberté. Aussitôt qu'il étoit proclamé, il lui étoit défendu de sortir de son palais, où il étoit de la décence que la nation le crut incessamment occupé à tenir les rênes du gouvernement. Cette loi de vivre renfermé dans son palais, étoit si forte, si sacrée pour le Roi, que ses sujets se croyoient dans la nécessité de le lapider, si dans quelque circonstance que ce fut, médité, ou fortuite, il entreprenoit de l'enfreindre. Mais s'il remplissoit cette obligation dans toute sa rigueur, il étoit assuré de trouver dans ses peuples la fidélité la plus inviolable ; il étoit obéi, quels que fussent ses ordres ; sa puissance étoit absolue, & l'exécution de ses volontés, n'éprouvoit aucune contradiction.

Les Mahométans donnent le nom d'état d'ignorance au tems qui précéda la mission de leur Prophète : ils ont raison ; quoique ignorans encore, ils sont fort éclairés, eu égard aux Arabes de ces siècles. Jamais la superstition ne fut portée aussi loin, & jamais elle ne regna aussi impérieusement sur les esprits, qu'elle regnoit en Arabie avant la naissance de Mahomet.

En effet, les Arabes végétoient dans les ténèbres de l'idolâtrie ; ils adoroient les étoiles, & rendoient un culte tout extraordinaire aux anges. Les images de ces deux ordres de divinités subalternes étoient les grands & perpétuels objets de la vénération publique. Les Arabes prioient ces images de vouloir bien s'intéresser pour eux auprès des signes qu'ils représentoient, afin que ceux-ci, anges, étoiles, ou planettes, présentassent les prières publiques & les vœux particuliers au grand Allah, Taahla, seul Dieu suprême, immense, éternel, infini.

Quelques Auteurs très-éclairés sur la plûpart des usages de cette nation, mais très-peu sur son culte, & que M. Sale a trop litteralement suivis, ont prétendu que, suivant les Grecs, les Arabes n'adoroient que deux divinités, Orotalt & Alilat, ou Bacchus & Uranie. Jamais les Grecs n'ont écrit rien de semblable sur le culte cette Nation : ils sçavoient que les Arabes n'admettoient qu'un dieu supérieur, & qu'ils reconnoisoient une quantité prodigieuse de déesses inférieures, (Alilakal) divisées en étoiles, en planètes, en anges.

A l'étonnante bisarrerie de ce culte, à la grossièreté de la doctrine des Arabes, qui croiroit que leur superstition s'établit sur les débris d'une sçience utile & longtems florissante chez eux ? Qui croiroit qu'ils ne devinrent insensés, stupides, fanatiques que quand ils commencèrent à préférer l'obscurité de l'ignorance à la lumière des arts ? Il y a bien de l'apparence que ce ne fera point Mr. Rousseau de Génève, qui a fait avec tant d'éloquence & des preuves si fausses la satyre des sçiences. Que pourroit-il répondre à des faits qui lui démontreroient que les mœurs des Arabes se sont corrompues qu'à mesure qu'ils sont devenus ignorans ? Car, avant ils ne consultoient les astres, & n'observoient leurs changemens, qu'afin de se guider dans leurs cours maritimes, & de régler, suivant la variété des saisons, la suite intéressante de leurs travaux champêtres. Quand le goût pour le luxe, leur molesse, & l'activité des Nations voisines eurent restraint le commerce des Arabes, & que l'expérience leur eut appris à connoître les tems des opérations rustiques, ils cessèrent de consulter les astres ; ils cessèrent aussi de cultiver les sçiences & les arts, & ne manquerent pas, confondant par ignorance, les effets avec les causes, d'attribuer la variété des saisons, les tempêtes, les naufrages, toutes sortes d'événemens à la diversité des aspects des corps célestes. Chacune des sept planètes eut un temple ; les murs de la Mecque furent élevés dans la suite des tems sur les fondemens d'un temple érigé dans son origine à Saturne, ou Zolial. Il est vraisemblable que cette idolâtrie étoit déjà d'une très-grande antiquité quand les Pélasges vinrent s'établir dans la Grèce, puisque Pausanias assure que longtems avant les fondateurs des Républiques grecques, les Arabes étoient dans l'usage de consacrer, soit dans les temples, soit dans les places publiques des statues aux étoiles.

Ce n'étoient là que les objets généraux de la superstition des Arabes. Ils adoroient encore d'un culte tout particulier quelques étoiles fixes, de même que quelques planètes. Masam, ou le Soleil, étoit la grande idole des Hamyarites, qui rendoit aussi un culte solemnel à l'étoile Al Deboram, ou l'œil de Taureau, & à Laklim, Jadam, Al-Mohstari, ou Jupiter.

Abu Calsha, qui, suivant beaucoup d'Orientaux, a été le grand-pere maternel de Mahomet, condamna hautement cette vénération de ses compatriotes pour les étoiles indistinctement ; & à la prodigieuse quantité d'objets de ce culte, trop étendu, disoit-il, pour être bien dirigé, il voulut qu'on y substituât l'étoile Syrius, la seule, suivant lui, qui méritât des temples, des Prêtres, des autels. Abu Calsha n'étoit ni fanatique, ni éloquent, ni imposteur ; c'étoit un homme simple & seulement superstitieux, il ne réussit pas ; les Arabes continuèrent d'avoir la plus haute idée de la puissance des étoiles qu'ils croyoient influer immédiatement sur la pluye, les vents, les ouragans ; enfin sur tous les changements qui arrivoient dans l'athmosphère.

L'ordre des divinités angéliques étoit beaucoup moins nombreux ; les Arabes n'en adoroient que trois ; Allat-Al-Uzza & Manah, qu'ils désignoient, ainsi que leurs images qu'ils croyoient animées, sous le nom de Déesses.

Le systême philosophique des mondes habités n'est rien moins que moderne ; car c'étoit un des points les plus sacrés de la doctrine des Arabes, qui ne doutoient pas que le soleil, la lune & les étoiles fixes ne servissent de demeure à des intelligences d'une nature moyenne entre l'homme & l'être suprême, qui dirigeoit les mouvemens de ces intelligences, comme l'ame gouverne le corps humain. Mais comme ces corps célestes ne se montroient pas toujours sur l'horison, les Arabes suppléerent à leur présence par des images qu'ils consacroient solemnellement comme nous l'avons dit, & où ils se persuadoient que ces intelligences venoient se renfermer, pour envoyer de-là leurs influences sur la terre & dans l'air, comme de leurs orbites mêmes. Telles étoient les superstitions générales & communes à toute la nation : ce n'en étoit là cependant qu'une foible partie, 7 la plus raisonnable : car il y avoit encore parmi les Arabes, une étonnante quantité de superstitions d'une autre espèce, & bien plus inconcevables. Je ne m'arrêterai qu'à un très-petit nombre de ces préjugés ; ils suffiront pour donner une idée de l'ignorance extrême des Arabes. Le détail de toutes ces absurdités a trop fatigué ma patience, pour que je veuille rendre à mes Lecteurs l'ennui que m'ont causé les Historiens de cette nation.

Plusieurs tribus Arabes, & principalement celles de Koreish, de Kénanah & de Salim, avoient pour objet de leur culte un arbre, appellé Acacia. Celles de Hodhai & de Khozaah adoroient une large pierre sur laquelle le sang des victimes couloit presque sans cesse. La tribu de Calb reconnoissoit pour dieu suprême le ciel, qu'elle représentoit sous la forme d'un homme : & l'idole Sawa étoit, sous les traits d'une femme, l'objet de la vénération de la tribu de Hamadan : quelques-uns ont prétendu que cette idole des Arabes n'étoit autre que le démon. Yaghuth, idole en forme de lion, étoit le dieu de la tribu de Madhai ; tandisque le dieu de celle de Morad, Yaûk, étoit adoré sous la forme d'un cheval. Enfin, la tribu d'Ad mettoit au premier rang des dieux, Sâkia, Hâsedha, Râzeka & Salema. Ils croyoient que le premier leur donnoit la pluye, que le second détournoit les dangers, qu'ils tenoient les alimens du troisième, & ils attribuoient au quatrième le pouvoir de guérir les hommes de toutes sortes de maladies. Jupiter-Ammon & Bacchus étoient encore en Arabie deux puissantes divinités.

Je ne finirois pas si je voulois nommer tous les dieux, toutes les idoles qui avoient des statues, des temples, des autels & des prêtres chez cette nation. Je dirai seulement que les objets de ce culte imbécile étoient infiniment plus nombreux que les divinités égyptiennes, grecques & romaines : je dirai que l'Arabie avoit une si grande quantité de dieux, que chaque Arabe en avoit un, & souvent deux pour patrons ; qu'ils comptoient trois cent soixante idoles principales ; ensorte qu'ils pouvoient changer d'objet de culte chaque jour de l'année. De toutes ces idoles celle que les Arabes adoroient avec la plus profonde vénération, étoit Hobal: son image sculptée représentoit un homme, d'une taille avantageuse, d'un air fier & majestueux, débout, & tenant dans sa main sept fléches pareilles à celles dont les Arabes se servoient dans leur dévinemens. Hobal, ainsi représenté, étoit environné d'anges & de prophêtes, qui paroissoient ses subalternes.

Outre ce dieu & ce grand nombre d'idoles, chaque Arabe, chef de famille, avoit une divinité, indépendante des autres, pour lui seul, dont il prenoit congé toutes les fois qu'il sortoit de sa maison, & qu'il ne manquoit pas de saluer également, aussitôt qu'il y rentroit.

Faut-il des preuves plus frappantes du goût excessif des Arabes pour la superstition ? Qu'on consulte les ouvrages de leurs Auteurs les plus anciens ; on y verra que toute pierre, pour si peu qu'elle fut large & applatie, étoit un dieu pour eux, & qu'ils n'eussent osé passer outre, sans lui rendre tous les honneurs divins : on y verra que la tribu de Hanisa s'étoit stupidement fait un d'une masse de pâtre, paitrie solemnellement, & ridiculement consacrée.

Il est vrai que les Perses éclairèrent un peu ce culte ténébreux par les principes de la religion des Mages ; religion moins absurde dans ses dogmes ; mais qui au fond n'étoit ni plus satisfaisante, ni moins chargée de superstitions ; car personne n'ignore ce qu'il y avoit de raisonnable, & ce qu'il y avoit d'absurde dans la doctrine de Zoroastre, ou des deux principes.

Quoique l'Arabie eut plus de dieux que d'habitans, il y avoit pourtant une très-grande multitude d'Arabes qui ne croyoient ni aux idoles, ni aux dieux, ni aux superstitions de leur pays. Mais par un préjugé plus impie que ceux de leurs concitoyens, ils n'admettoient ni une création passée, ni une résurrection future ; la formation de toutes choses devoit être, suivant eux, attribuée à la nature, & leur dissolution au tems. Quelques autres, & ceux-là passoient pour les plus sages, croyoient non-seulement à une résurrection à venir ; mais encore au rétablissement parfait de tout ce qui avoit existé sur la terre depuis l'origine du monde. Aussi, lorsque quelqu'un de cette secte périssoit, les autres avoient soin d'attacher près de son sépulchre le plus beau & le plus vigoureux de ses chameaux : on l'y laissoit mourir de faim, afin qu'il put porter le Rescussité dans l'autre monde, & le suivre partout où son destin le conduiroit. Quelques uns, mais ceux-ci étoient en petit nombre, avoient, en l'adoptant, totalement défiguré le sistême de Pythagore ; ils étoient persuadés que du sang qui est le plus près du cerveau, il se formoit un oiseau qu'ils nommoient Hamah, & que cet oiseau venoit à la fin du dernier jour de chaque siècle, visiter le tombeau de celui dont le sang avoit servi à le former. Il y en avoit même qui prétendoient que lorsque cet oiseau avoit été formé du sang de quelqu'un qui avoit été tué injustement, il étoit animé de l'esprit de vengeance qui eut agité celui qui l'avoit engendré, s'il ne fut pas mort ; & c'est par un effet, disoient-ils, de ce ressentiment, qu'on l'entend répéter sans cesse ces terribles paroles : oscûni, oscûni, c'est-à-dire, donnez-moi, que je boive le sang du meurtrier.

Le judaïsme, ainsi que la religion chrétienne, avoit aussi percé en Arabie : mais le christianisme n'y garda pas longtems la pureté de son éclat ; il y fut à-peine connu, qu'il y fut obscurci par les superstitions nationales.

Au reste, les Arabes n'avoient pas autrefois ignoré l'art d'écrire ; mais cet art, comme le reste de leurs connoissances, s'étoit totalement perdu dans les ténébres de l'ignorance : ensorte que les lettres y furent dans la suite méconnues, au point que Mahomet lui-même, qui reçut néanmoins une excellente éducation, n'en avoit aucune idée, & qu'il ne sçut pas même lire. Ce n'est pas que les Arabes n'ayent été dans tous les tems ingénieux, légers, & d'une imagination prompte, forte, élevée : mais toute leur sçience se bornoit à composer sur le champ, ou des harangues, ou des pièces de poésie : on prétend même, mais il n'existe pas des preuves de cette assertion, que leurs discours étoient harmonieux & cadencés. Leurs Ecrivains postérieurs assurent que ceux dont l'éloquence parvenoit à engager le peuple à tenter quelque grande entreprise, ou à renoncer à quelqu'autre qui eut été trop périlleuse, étoient tout de suite honnorés par la nation du titre de Khatel, ou orateur ; c'est encore le nom que les Mahométans donnent à leurs prédicateurs. On dit aussi que les Arabes, même dans leur état d'ignorance, ne discontinuèrent jamais de cultiver trois connoissances qui peuvent s'acquérir, du moins imparfaitement, sans le secours des lettres ; leur généalogie, l'histoire de leurs principales révolutions, & tout autant d'astronomie qu'ils croyoient en avoir besoin pour prévoir les changemens de tems, & pour interpréter les songes.

A l'excès de ces superstitions & de mille autres qu'il eut été trop accablant de raconter, on sent déjà combien cette confusion de dieux, cette foule d'idoles, cette variété de sectes disposoient les Arabes à recevoir un nouveau culte, pour si peu qu'il se rapprochât de ce délire général. Une doctrine nouvelle, telle qu celle qui fut reçue bientôt après, étoit d'autant plus aisée à se répandre, que les qualités morales des Arabes concouroient à l'accréditer. Il résulte, en effet, des écris de leurs propres Auteurs, qu'à un très-petit nombre de vertus les Arabes joignoient une corruption extrême & des vices grossiers. Les loix de l'hospitalité étoient pour eux des loix sacrées ; ils recevoient avec les mêmes graces, la même générosité, les hommes de toutes les nations qui arrivoient dans leur pays, ou qui s'y égaroient. Ils regardoient comme le plus affreux des crimes, la dureté envers les malheureux. Afin que les Voyageurs pussent plus aisément reconnoitre les tentes pendant la nuit, les Arabes avoient soin d'entretenir de grands feux sur le sommet des montagnes. Ils ne promettoient pas facilement, mais leurs promesses étoient inviolables : jamais on ne vit un Arabe manquer à sa parole. Chez eux aussi la tendresse paternelle & l'amour filial étoient portés au plus haut dégré.

Mais ces vertus respectables étoient ternies par des vices odieux. Un esprit indomptable de rapine & de cruauté animoit les Arabes. Afin de se livrer impunément à ces penchans, & s'enrichir sans crainte d'être poursuivis, ils avoient creusé de distance en distance, des citernes dans leurs vastes deserts ; & ces cisternes n'étant connues que d'eux seuls, ils étoient assurés que les armées ennemies qui voudroient venir à eux, périroient bientôt de soif & de fatigue. En un mot, le brigandage & la piraterie leur étoient si naturels, qu'ils n'avoient point des termes pour exprimer le vol : ainsi, aulieu de dire : j'ai enlevé, j'ai pris, j'ai volé, un Arabe disoit : j'ai acquis, j'ai gagné, j'ai recueilli. Qui croiroit qu'entrainés par une inclination aussi vile, aussi irrésistible, les Arabes étoient cependant, les uns envers les autres, d'une probité sûre, exacte, inaltérable, & que le vol de particulier à particulier, étoit puni avec la plus grande rigueur ?

Après l'idée que ce bisarre mélange de vices, de vertus, d'esprit, & d'ignorance, me donne de cette nation, il ne me reste plus qu'à réfléchir sur sa docilité, sur son empressement à recevoir, à adopter les erreurs & les superstitions qu'inventoient l'imposture, le fanatisme ; alors je ne ferai point surpris de la facilité que Mahomet eut à tromper ses compatriotes, ni du succès prodigieux de sa folle doctrine.

Il falloit à Mahomet un peuple tel que les Arabes ; mais il falloit aussi pour tirer cette nation des tènébres où elle étoit plongée, un homme tout extraordinaire ; hardi dans ses projets, constant dans leur exécution, fourbe adroit, imposteur seduisant, doux, ou cruel, suivant les circonstances. Or, tel fut Mahomet, comme on en jugera par le récit des moyens qu'il mit en usage pour fonder l'Islamisme, & pour en assurer la propagation.


CHAPITRE XV.

Des différentes opinions sur Mahomet.

DOUTER un peu de tout avant de rien admettre: cette maxime est bonne ; elle est, quoiqu'on en dise, utile & très judicieuse : ce fut celle de Platon ; ce fut celle de Socrate ; ce fera toujours celle de quiconque voudra découvrir la vérité. La vérité que tant de monde cherche, & qui échappe presque à tous, n'est pourtant pas toujours inaccessible ; on peut aller jusqu'à elle ; mais ce ne sera qu'après mille efforts & avec une peine infinie ; ce ne sera aussi qu'en perçant à travers le nuage des doutes qui l'environne, qui la couvrent, qui la dérobent à nos yeux. En effet, comme dit le sceptique Montagne, à bien considérer la branloire de ce monde, de quoi peut-on s'assurer ? Y a-t'il quelque certitude dans les matières sensibles ? Il n'y en a aucune dans les faits : il y en a tout aussi peu dans les questions, ainsi que dans les opinions philosophiques. Eh qui jamais s'est assuré d'un fait ? Qui l'a connu dans son exacte vérité ? Deux ou plusieurs Historiens ont raconté le même événement ; sont ils d'accord entr'eux ? Il s'en faut bien. Demandez à mille personnes quel fut le caractère d'un homme, qui s'est rendu célèbre par ses vertus, ou par ses crimes. Vous en aurez à coup sûr mille différens portraits, & qui n'auront l'un avec l'autre aucun trait de ressemblance. Il en est de même de tout : rien n'est sûr, rien n'est évidemment démontré, unanimement décidé, quoique la vérité existe.

Il y a plusieurs personnages illustres de qui on n'a cessé de dire beaucoup de bien, & plus de mal encore. Ces deux opinions contraires sur le même sujet, sont répandues, & soutenues avec la même chaleur : chacun écoute, & adopte, non celle qui après un examen réfléchi, exact, impartial, lui paroit la plus sûre & la mieux prouvée, mais celle qui s'accommode le mieux à la paresse ou à la vivacité de son esprit, à ses passions, à ses préventions, à son attachement aux anciennes autorités. Nous, par exemple, nés sous un gouvernement sage & modéré, élévés dans les principes d'une religion toute pure, toute sainte, comment oserions-nous ou dire, ou croire que Mahomet n'a pas été le plus méchant & le plus sçélérat des hommes ? On nous l'a si souvent répété pendant que nous ne pouvions faire aucun usage de la raison ; on a pris soin de nous le dire tant de fois, pendant que nous n'avions aucune force pour discerner le vrai du faux ; on nous a tant de fois irrités contre lui, quand il ne nous appartenoit pas d'accuser d'ignorance, de haine, ou de préjugés ceux qui nous instruisoient ? Nous croyions, à cet âge, tout ce que l'on vouloit que nous crussions. Ensuite, les passions, les habitudes de l'enfance se sont emparées de nous, avant que nous ayons eu le tems d'apprécier la valeur de ce qu'on avoit faire entrer dans notre esprit. Depuis, quand la raison toute empreinte des contes dont nous avons été bercés, dans nos premières années, on nous a appris la sçience mensongère à laquelle les hommes donnent si mal-à-propos le nom d'art de penser, art dont on a grand soin de ne nous donner le principes qu'après nous avoir ôté toute justesse de pensée, toute exactitude d'esprit ; alors, dis-je, nous entendons des gens à qui nous supposons de la raison & du bon sens, répéter, comme autant de vérités, les mêmes fables qui ont égaré notre enfance : que faire alors ? Comment échapper à l'erreur, quand tout vient l'étayer, & confirmer nos premiers préjugés ?

Mahomet a été un habile législateur ; il a fondé un vaste empire ; mérite-t'il l'estime ou l'exécration de la terre ? Plusieurs l'on regardé comme un des plus grands hommes qui ayent paru dans le monde ; ils ne voyent en lui qu'un génie sublime, un jugement sain & toujours infaillible, mille excellentes qualités, toutes les vertus morales, toutes les vertus sociales : ses instructions, disent-ils, étoient d'une profonde sagesse, ses principes d'une solidité inébranlable, la religion qu'il annonça, vraie, pure, simple, & auguste par sa simplicité.

Quelques autres moins éblouis des succès de Mahomet, qu'indignés de ses fourberies, le peignent comme un imposteur. Ce fut, s'il faut les en croire, un scélérat couvert de crimes, plein de vices, d'ambition, d'hypocrisie ; il fut cruel, sanguinaire, barbare, audacieux, dissimulé jusqu'aux derniers excès de la perfidie, corrompu, débauché jusqu'au dernier dégré de la dépravation. L'une de ces opinions est certainement fausse ; quelle des deux choisir ; à quelle s'arrêter ? Ni à l'une ni à l'autre : l'enthousiasme a dicté la première, la fanatisme, la seconde.

Mahomet ne fut, à mon avis, ni un monstre, ni un homme de bien. Il fut ambitieux, & pour le malheur du monde, il naquit dans un tems & chez une nation très-favorable à ses hardi projets. Je n'entreprends point de combattre ses principes, sa doctrine & ses instructions ; son édifice croule par sa propre foiblesse. Je ne veux me rétracer quelques traits de sa vie, qu'afin de me convaincre que c'est bien moins à ses talens, à son génie qu'il doit le succès de ses vûes, de ses complots, de ses crimes, qu'à la disposition du peuple qu'il s'étoit proposé de subjuguer, au penchant des Arabes pour la superstition, à la molesse des Grecs, à la décadence de l'empire Persan, à la corruption générale des mœurs de ses compatriotes, à l'ignorance, aux préjugés & aux divisions qui régnoient alors parmi les Chrétiens d'Orient. Car ce furent là les principales causes qui concoururent à l'établissement, aux progrès & à la stabilité de l'Islamisme.


CHAPITRE XVI.

De la naissance de Mahomet.

LES Editeurs de Moreri, sçavans fort estimables, mais souvent très-mal informés & trop légers dans leurs assertions, prétendent que Mahomet est né dans la lie du peuple : c'est un erreur, & ce n'est pas la seule qu'on trouve dans ce Dictionnaire, qu'on eut dû rédiger avec un peu plus de soin. Mahomet est sorti d'une des premières familles de la tribu de Koreish, qui étoit la plus ancienne & la plus distinguée des tribus Arabes. Ce fut même l'élévation de sa naissance, le rang & l'autorité des parens du Prophète qui sécondèrent ses premières entreprises. Tous les Ecrivains raisonnables conviennent, d'après les Historiens orientaux, que Mahomet descendoit de Galeb, fils de Fehr, surnommé Koreish, guerrier puissant & redouté. Il est aisé de voir les preuves de cette descendance dans Abulseda, Pocock, Gagne, Al-Janahi, le Comte de Boulainvilliers, &c., auteurs qui me serviront de guides dans la plûpart des faits que j'ai à raconter.

Abd'allah, pere de Mahomet, étoit fils d'Abd'al-Motalleb, fils de Hashem, Prince des Koreishites, Gouverneur de la Mecque & Intendant de la Caaba. Les vertus de Hashem, sa générosité, ses exploits héroïques lui avoient fait donnes la surnom d'Alola (le sublime): il avoit de l'autorité sur les Chefs des tribus du voisinage, & tous les Grands de la nation le reconnoissoient pour leur superieur. Abd'allah qui étoit le mieux fait & le plus agréable des Arabes, épousa la belle Amenah, & non Emina, comme dit M. Bayle dans son Dictionnaire (art. Mahomet). Aménah étoit la plus aimable, la plus sage des jeunes filles en l'Arabie, & d'une des premières Maisons de sa tribu.

Ce fut de ces époux que Mahomet réçut le jour ; il naquit à la Mecque le premier lundi du mois que les Arabes appellent le premier Rabi. Cette époque se rapporte au 22 avril de l'année 578 de l'ére chrétienne, 6163 ans depuis la création. Quand Mahomet eut commencé de répandre sa doctrine, il dit à ses confidens, & tous les Ecrivains de sa religion n'ont pas manqué de dire d'après lui, que sa naissance avoit été précédée & suivie d'une étonnante quantité de prodiges, plus extraordinaires les uns que les autres. Je n'en rapporterai que quelques-uns, afin de donner une idée de la crédulité des Arabes, & du génie de l'imposteur qui les persuadoit.

Au même instant, disent tous les Auteurs Mahometans, où le Prophète sortit du sein de sa mere, une lumière éclatante brilla d'un feu tout extraordinaire dans la Syrie entière ; elle éclaira les villes, les villages, les châteaux, & les places publiques. Mahomet, continuent-ils, sorti à peine du sein de la belle Amenah, s'échappa des mains de l'Accoucheur, & se jettant à genoux, le visage élevé vers le ciel, il prononça d'une voix ferme & distincte, ces mots sacrés, Allah, Achat, Allah, &c.; c'est-à-dire, Dieu est grand: il n'y a qu'un Dieu, & je suis son Prophète. Ceux qui furent témoins de ce prodige, restèrent pendant quelques momens tout surpris, tout stupéfaits de crainte, de respect & d'admiration. Revenus de leur premier étonnement, ils prirent ce merveilleux enfant, l'examinèrent, & le considérant avec attention, ils observèrent qu'il étoit circoncis, & qu'il étoit venu au monde, les vaisseaux ombilicaux coupés. Tout le monde convient que la seconde fois que Mahomet articula des sons, les démons, les mauvais génies, les esprits de ténèbres furent précipités du haut des étoiles & des signes du zodiaque, dans les abymes éternels, & que des lors seulement ils cessèrent d'animer les Idoles, de rendre des oracles, de séduire & de pervertir l'espèce humaine.

Ce fut aussi dans les mêmes circonstances, disent toujours les Docteurs Mahometans, que les Persans virent pour la première fois s'éteindre sur l'autel le feu sacrée de Zoroastre, qui pendant plus de mille ans avoit brûlé sans interruption. A l'instant même où ce feu s'éteignit, une partie du palais du Roi de Perse s'écroula, & la sécousse fut si violente, que quatorze fortes tours qui composoient cette partie, tombèrent sur leurs fondemens. Cosroés qui régnoit alors, fut effrayé de ces prodiges : il appella le Mubadam, ou le grand Pontife des Mages, & lui ayant demandé ce que lui présageoient ces désastres : grand Roi, répondit le Mubadam, écoute, & tremble. J'ai eu la nuit dernière un songe dont le souvenir remplit mon cœur de trouble & mon ame de terreur. J'ai vû un chameau vigoureux & plein de fierté, combattre quelque tems, & terrassé bientôt par un cheval Arabe. Je pleurois sur le sort du vaincu, quand un nouveau spectacle est venu m'agiter. J'ai vû le Tigre impétueux enfler ses flots, surmonter ses bords, & inonder la campagne. Malheureux Roi ! ce songe est peut-être un avertissement que les dieux m'ont envoyé, pour t'apprendre par ma bouche, que dans peu tu recevras quelque funeste nouvelle du côté de l'Arabie. Cosroés plus effrayé du songe du Pontife que de la chute de son palais & de l'extinction du feu sacré, dépêcha promptement un messager vers Nooman, Prince Arabe, auquel il ordonna de venir incessamment, & d'amener avec lui un habile Interprète des songes. Nooman vint, accompagné du sçavant Abd'al Mallih. Cosroés raconta à l'Interprète Arabe tous les prodiges qui venoient d'arriver. Abd'al ne se sentant pas assez illuminé pour expliquer tant & de si suprénantes choses, pria Cosroés de lui permettre d'aller consulter son oncle, l'infaillible Satih, qui étoit le Devin le plus célèbre de l'Arabie. Cosroés y consentit, & Satih répondit à son neveu : dis au Roi Cosroés, ô Roi ! voici ce que les dieux t'annoncent : la chute de ces quatorze tours, ce tremblement de terre, l'extinction du feu sacré, ce fier chameau terrassé par un cheval Arabe, ce débordement du tigre signifient visiblement la chute de la famille royale des Sassanides, & le conquête de l'Empire Persan, après les régnes de quatorze Rois.

Pendant que ces phénomènes & ces présages sinistres affligeoient Cosroés, la joie pénétroit de ses transports la famille du nouveau prophète. Le septième jour après sa naissance, Abd'al Motalleb, son grand pere, invita les principaux Koreishites à un grand festin ; ils s'y rendirent tous ; sur la fin du répas, ils prières le sage Motalleb de donner, suivant l'usage, un nom à son petit-fils. Je le nomme Mahomet, s'écria le Vieillard d'un ton d'inspiration. Pourquoi donc, dirent les Koreishites, vous éloigner ainsi de nos anciennes coutumes, & par quelle raison refusez-vos de donner à cet enfant le nom de quelqu'un de sa famille ? Puisse, répliqua Motalleb, puisse le Très-haut glorifier dans le ciel celui qu'il a créé sur la terre ! car Mahomet signifié LOUÉ, GLORIFIÉ.

Un malheur imprévu vint changer en tristesse & en larmes les douceurs que goûtoit Motalleb, & le bonheur de sa famille. Mahomet n'avoit que deux mois quand Abd'allah, son pere, mourut à Yathreb, petite ville qui depuis a pris le nom de Médine, c'est-à-dire, la Ville du prophète. Je ne sçais dans quels Auteurs Bayle a trouvé que ce fut deux mois avant la naissance de son fils qu'Abd'allah mourut : quels qu'ils soient, ils se sont trompés ; les Ecrivains orientaux sont tous d'accord sur la date de cette mort, qu'ils placent à la fin du second mois de la vie de Mahomet.

Accablée de la perte qu'elle venoient de faire, tout entière à la douleur, & noyée dans ses larmes, Amenah dans le trouble qui l'agitoit, n'étoit point en état d'allaiter son fils ; elle le confia d'abord à Thawiba, Servante de son oncle, & ensuite à la jeune Halima, de la tribu des Saadites. Celle-ci emporta son nourrisson dans le désert, où son mari vivoit avec la petite tribu des Saadites, séparée du reste des Arabes.


CHAPITRE XVII.

De l'enfance de Mahomet.

BIEN des Philosophes prétendent que tous les hommes naissent avec le même caractère, les mêmes dispositions, en un mot, la même inclination au bien & au mal ; & que ce n'est que l'éducation qui les rend vertueux ou méchans, doux ou cruels, impies ou réligieux. Une foule d'exemples semblent prouver le peu de certitude de cette opinion ; car on ne voit que trop souvent la même éducation inspirer à un enfant le goût de la vertu, & développer dans le cœur de l'autre l'amour & le germe des vices. Mais quelle éducation n'eut point échoué contre l'irrésistible penchant de Mahomet à l'imposture & à l'ambition ? Ce penchant étoit en lui si fort, si naturel, que sa langue n'étoit pas encore déliée, qu'il faisoit des efforts pour exprimer les idées de fraude dont son ame étoit occupée ; ses premiers sons furent des expressions de fourberie & de mensonge. Soit que son imagination fut frappée des contes effrayans qu'il avoit entendu raconter aux Arabes qui l'entouroient ; soit que dès-lors il voulut essayer ce que peut l'imposture sur des esprits crédules, il en imposa un jour à Halima & à son époux, qui s'étant éloignés pendant quelques heures, le trouvèrent étendu par terre, le corps couvert de sueur, la bouche écumante, les yeux égarés, ses vêtemens déchirés, dans un désordre extrême. Etonnés de le voir dans cet état, ils l'intérogèrent, & il leur répondit que deux hommes grands & robustes étoient venus à lui, qu'ils l'avoient obligé de lutter contr'eux ; que malgré la foiblesse de son âge, il avoit longtems combattu, mais qu'enfin ils l'avoient terrassé, & lui avoient ouvert le ventre. Ce discours plus étonnant dans la bouche de cet enfant, que la violence de l'état où il paroissoit avoit été, fit croire à Halima que Mahomet avoit eu quelque vision extraordinaire, & déjà elle ajoûtoit foi à cette folle rélation, quand son époux moins crédule, & l'examinant de plus près, dit à sa femme qu'il falloit au plutot porter cet enfant à sa mere ; parcequ'à cette écume, à la sueur dont il étoit couvert, & aux convulsions qui l'avoient agité, il ne doutoit pas que ce ne fut là une attaque d'épilepsie. La suite prouva la justesse de cette observation.

Halima se hâta de rendre Mahomet à sa mere, qui mourut trois ans après, & le laissa occupé de grandes vües, quoiqu'âgé à peine de six ans, & dans la plus dure indigence. Motalleb, son grandpere, le prit dans sa maison, & l'aima plus tendrement que ses propres enfans. Deux ans après, la mort enleva Motalleb, qui avant d'expirer, chargea Abu-Taleb, l'aîné de ses enfans & frere utérin d'Abd'allah, de prendre soin de Mahomet. Abu-Taleb eut pour son jeune pupille des sentimens vraiment paternels ; il l'aima autant qu'un pere tendre peut aimer son fils unique ; & il prit lui-même le soin de l'élever dans le commerce ; car les Arabes ne connoissoient alors d'autre profession que le commerce d'échange ; & comme il étoit la seule source de leurs richesses, ils étoient tous commerçans, principalement les Chefs des tribus & les plus distingués de la nation.

Quand Mahomet fut parvenu à l'âge de douze ans, Abu-Taleb, afin de le perfectionner dans l'état qu'il désiroit de lui faire embrasser, le mena voyager avec lui dans la Syrie. Arrivés à Bostra, ils allèrent visiter un monastère, & furent accueillis par un Moine Nestorien, qui passoit pour être le sçavant du canton, & qui, à la vérité, étoit l'honneur & le flambeau de ce couvent, habité par une troupe d'hommes grossiers, & presque sauvages. Ce Moine, plus fanatique que pieux, ignorant plein d'imagination, s'est rendu dans la suite fort célèbre sous le nom de Sergius; il a eu aussi beaucoup de part à la composition de l'Alcoran. L'extrême vivacité de Mahomet, son air fourbe & orgueilleusement modeste, frappèrent Sergius, qui dès lors s'intéressa pour lui, & reçut les deux Voyageurs avec distinction. Comme c'est Mahomet qui a rendu compte de ce qui se passa dans cette première visite, on peut, je crois, se dispenser d'ajouter foi au recit qu'il en fait ; car il dit que Sergius, en le voyant, aperçut une nuée lumineuse & transparente au-dessus de sa tête : que s'étant approchés l'un de l'autre, & Mahomet s'étant assis, les arbres sous lesquels il s'étoit reposé, s'étoient au même instant revêtus de feuilles ; qu'enfin surpris de ces prodiges, Sergius l'avoit prié de se laisser examiner, & que l'ayant considéré, il avoit vû entre ses deux épaules le signe de la prophétie ; qu'alors le Moine pénétré de respect, s'adressant à Abu-Taleb, retournés-vous en, lui dit-il, amenez cet enfant ; prenez garde surtout qu'il ne tombe entre les mains des Juifs, & songés qu'il deviendra un jour un homme extraordinaire, qu'il s'élévera même au-dessus de l'humanité. Sergius n'a jamais démenti cette fable ; il n'avoit garde ; il étoit attaché à Mahomet par des liens trop forts, pour qu'il osât le démasquer.


CHAPITRE XVIII.

Des premières actions de Mahomet.

FLATTÉ de l'amitié du Moine Sergius, & tout enorgueilli des grandes choses qui lui avoient été prédites dans le couvent de Bostra, Mahomet de retour à la Mecque, jugea, quoique bien jeune encore, qu'il étoit tems d'en imposer à ses grossiers concitoyens. Riche des dons de la nature, il se distingua bientôt de tous ceux de son âge, & par les qualités les plus rares de l'esprit, & par sa force & son adresse dans tous les exercices du corps. Il n'étoit pas seulement le plus fort & le plus infatigable de tous les jeunes gens de sa tribu, mais il avoit encore au dessus d'eux & de tous ceux de sa nation, des vertus inconnues depuis longtems en Arabie. Judicieux dans ses propos, énergique dans ses expressions, fidelle à ses amis, & plus encore à ses promesses, plein de candeur dans ses actions, il évitoit avec un soin extrême tout ce qui eut pû faire soupçonner en lui quelque goût pour le vice, quelque penchant à la licence. Etonnés d'une conduite aussi sage, aussi soutenue, les Koreishites, quoique méchans & corrompus, respectèrent Mahomet. Ils ne se doutoient pas de l'étendue des projets, de l'excessive ambition, de la profonde hypocrisie que le pupille de Caleb renfermoit dans son cœur ; ils ne se doutoient pas qu'en lui tout étoit faux, perfide, dangereux.

C'étoit ainsi qu'enveloppé du voile de la sagesse, & sous prétexte de s'instruire, il préparoit les esprits à recevoir ses impostures, à adopter la législation qu'il se proposoit de donner, & à embrasser la nouvelle doctrine & la religion qu'il vouloit établir sur les ruines de l'idolâtrie, sur les débris de tous les cultes reçus en Arabie, & s'il le pouvoit même, sur le renversement de la religion naturelle, qui cependant devoit être la base de sa morale & de ses dogmes.

Il ne suffisoit pas à Mahomet de passer pour le plus sage & le plus religieux de ses concitoyens ; il étoit nécessaire de leur donner aussi une haute idée de sa valeur dans les combats, & de sa profonde habileté dans l'art de gouverner ; car il étoit important d'intimider par avance les ennemis que la hardiesse de ses projets pourroit lui susciter, & de décourager les rivaux qui voudroient lui disputer un jour les rênes de l'état. Courageux, parcequ'il falloit l'être pour remplir ses projets, Mahomet profita de la première occasion que la fortune lui offrit de donner des preuves éclatantes de son intrépidité. Les Koréishites avoient déclaré la guerre aux Tribus de Kénan & de Hawazan, & ils marchèrent contr'elles commandés par Abu Taleb. L'armée des deux Tribus réunies, étoit infiniment supérieure à celle de Koreishites, soit par le nombre, la force & la bravoure des soldats qui la composoient, soit par l'exacte discipline qui regnoit dans leur camp. Mahomet seul balança tous ces avantages, inspira par sa confiance de la valeur à ses compatriotes, qui honteux de voir le plus jeune d'entr'eux, (il n'avoit alors que 20 ans) s'exposer aux dangers, & leur donner l'exemple, fondirent sur les ennemis, & précédés de Mahomet, battirent les deux Tribus, les dispersèrent, & en firent un horrible carnage.

Les lauriers que le neveu d'Abu-Taleb cueillit dans cette guerre, l'éclat de ses exploits, sa modestie, & son humanité dans le sein même de la victoire, le firent regarder comme le plus grand des Héros qui eussent jusqu-alors illustré l'Arabie : une nouvelle circonstance acheva de lui concilier l'estime & l'admiration de ses concitoyens. Les Koreishites avoient fait démolir la Caaba, maison quarée du Temple de la Mecque, dans le dessein de l'aggrandir & de lever. Quand le nouveau batiment se trouva à la hauteur prescrite pour placer la pierre noire, idole principale du temple, les habitans de la Mecque divisés en plusieurs Tribus, ne furent pas d'accord sur le choix de celui qui auroit le bonheur de placer cette pierre. Après beaucoup de discussions, on consentit à s'en rapporter à celui qui le lendemain paroitroit le premier à la porte du temple. Mahomet fut instruit de cette délibération, & il n'eut garde de manquer de se présenter le premier. Les tribus s'assemblèrent, & chacun attendoit en silence la décision de Mahomet : mais il étoit bien éloigné de céder à quelqu'autre un choix qu'il étoit maitre de faire tomber sur lui-même : il fit coucher la pierre noire sur un riche tapis, qu'il fit élever ensuite par deux Arabes de chaque Tribu, & la prenant alors, il la plaça lui-même, au bruit des applaudissemens de tous les habitans de la Mecque, trop enchantés de la noblesse de cette action, pour démêler l'orgueil qui en avoit été le motif.

La vie de Mahomet, depuis cette époque jusqu'à ce qu'il eut atteint l'âge de vingt-cinq ans, fut obscure, ou dumoins ses actions ont été inconnues même aux Docteurs Musulmans, qui sont très-embarrassés de remplir ce vuide de cinq ans. Il est toutefois bien aisé de comprendre par ce qu'il a fait dans la suite, qu'il employa tout cet espace de tems à préparer l'édifice de sa fausse doctrine, & à chercher les moyens les plus propres à la faire adopter.


CHAPITRE XIX.

Du mariage de Mahomet.

ABU-TALEB enorgueilli de la gloire de son neveu, mais cependant trop peu favorisé de la fortune pour lui donner un rang distingué, lui fournit les moyens de s'enrichir par l'industrie. Il y a avoit à la Mecque une Veuve très-riche, qui seule & sans enfans, ne pouvoit que difficilement veiller à son commerce, & mettre fin aux grandes entreprises que son mari voit formées quelque tems avant sa mort. Khadija, (c'étoit le nom de cette veuve), quoiqu'elle eut près de 40 ans, étoit très-belle encore, & le soin de conserver sa fraîcheur & ses graces, ne laissoit pas de lui rendre très-gênantes les opérations assidues & multipliées de son commerce. Abu-Taleb lui parla de l'intelligence & de l'activité de son neveu. Mahomet étoit beau, il n'avoit que 25 ans, ses traits & sa jeunesse n'avoient pas échappé au discernement de Khadija ; elle convint sans peine que le fils de la belle Amenah devoit être un homme intelligent, fort actif, & très capable de conduire les affaires de commerce les plus considérables. Elle commença par permettre, & finit par prier Abu-Taleb de lui amener son neveu le plutôt qu'il lui seroit possible : Abu-Taleb ne tarda point ; il présenta Mahomet à la veuve, qui le retint chez elle en qualité de son facteur. Bayle toujours trompé par ses mémoires, prétend que Mahomet fut le conducteur des chameaux de Khadija : ce fait est aussi faux qu'il est peu vraisemblable : car comment supposer que Mahomet, déjà considéré à la Mecque, estimé par ses mœurs, admiré par son courage, l'un des principaux Koréishites par sa naissance, neveu d'un Général puissant, sorti d'une famille illustre, comment, dis-je, supposer qu'un tel homme à l'âge de 25 ans, eut accepté l'emploi, très-vil chez les Arabes, de conducteur de chameaux ? On sçait d'ailleurs que l'orgueil a été la passion dominante de Mahomet : or, le moyen de concilier la fierté de l'ambition avec l'humiliation de la servitude ? Déjà depuis quelques années Mahomet songeoit à s'élever audessus de ses compatriotes, & le métier de conducteur de chameaux l'eut nécessairement contraint d'abbandoner ses projets, de renoncer à ses espérances.

J'ai dit en parlant des usages & des coutumes des Arabes, que chez eux le commerce consistant tout en échange, il leur suffisoit de connoître la valeur réciproque des marchandises ; mais qu'il leur étoit tout-à-fait inutile d'être instruits dans les opérations de calcul, & de sçavoir écrire. Aussi quoique très-ignorant en écriture & en arithmétique, Mahomet étoit-il habile commerçant. Il rendit par son activité & son intelligence des services si importans à la veuve Khadija qu'elle l'épousa, à son retour d'un voyage en Syrie, où elle l'avoit envoyé.

Ce mariage d'une veuve de 40 ans, très riche, avec un jeune homme fort beau à la vérité, mais très-pauvre, eut été le sujet des entretiens de la Mecque, si Khadija n'eut eu de très-bonnes raisons pour s'unir avec Mahomet, qui étoit la sagesse-même, & qui lui avoit dit que pendant ses courses dans la Syrie, deux anges l'avoient couvert de leurs ailes, pour le garantir de l'ardeur du soleil. Les Arabes eussent été bien méchans, bien impies d'oser, après cela, supposer quelque passion trop vive dans le cœur d'une femme, qui n'étant plus dans sa jeunesse, donnoit sa main à un jeune homme, visiblement protégé du ciel & des anges, comme il le disoit lui-même. Les Arabes gardèrent le silence, respectèrent cette union, & crurent fort docilement aux anges conservateurs du saint époux de Khadija.

Dans ce second voyage en Syrie, Mahomet avoit rendu visite à son ami, le Moine Sergius, qui l'avoit instruit des principes & des mystères de la religion chrétienne, & qui, suivant tous les auteurs, s'engagea à lui fournir des matériaux en abondance pour former l'édifice de l'Islamisme. Echauffé par les discours & les exhortations de Sergius, Mahomet de retour à la Mecque, parla de ses nouveaux sentimens sur la religion à quelques uns de ses amis, & leur fit part du désir brûlant qu'il avoit de détruire pour jamais le culte des idoles & toutes les superstitions qui déshonnoroient sa patrie. La docilité des Koreishites, & l'espèce d'approbation qu'ils donnèrent à cette proposition, firent naître de grandes espérances dans le cœur de Mahomet ; mais il jugea qu'il n'étoit pas tems encore d'exécuter son grand projet. Il ne songea qu'à s'attacher le plus d'amis qu'il lui seroit possible, & à se rendre le peuple favorable : il y parvint d'autant plus aisément, que l'immense fortune de Khadija lui permettoit de prendre un rang conforme à sa haute naissance & à l'élévation de ses vues. Il employa quinze ans à gagner, à force de contrainte, de dissimulation & de bienfaits répandus à propos, la confiance des différentes tribus qui vivoient à la Mecque. Ce ne fut qu'après ce long intervalle, & quand il crut s'être concilié l'estime & la bienveillance du plus grand nombre de ses concitoyens, qu'il publia hautement, qu'inspiré par Dieu lui-même, il alloit introduire une nouvelle religion ; ou plutôt, que Dieu lui avoit ordonné de rétablir en Arabie, dans l'Orient, & sur la terre entière la religion d'Adam, de Noë, d'Abraham, de Moïse & de Jesus ; que docile à ses ordres il vouloit tenter de détruire l'idolâtrie grossière de ses compatriotes, & rendre au culte du Dieu unique sa pureté primitive. Ces grandes promesses irritèrent quelques Khoreishites, jaloux peut-être de la gloire que Mahomet alloit acquérir : mais le peuple excité par les amis de l'imposteur, reçut avec transport la nouvelle de cette réformation prochaine, & attendit avec impatience l'exécution de ce vaste projet.


CHAPITRE XX.

Soins que Mahomet prend pour disposer les esprits à recevoir l'Islamisme.

Mahomet connoissoit trop l'importance & les difficultés du rôle qu'il alloit jouer, pour commencer son entreprise, sans avoir prévu les obstacles qui pourroient l'arrêter, & sans avoir préparé tous les matériaux qu'il devoit employer. Il étudia les dogmes des Juifs ; il médita ceux des Chrétiens ; & quand il eut appris avec quelle fureur les diverses sectes de ces deux religions se déchiroient, il pensa, ce me semble, avec beaucoup de justesse, que le plus sûr moyen de réussir étoit de proposer une religion dont les principes fussent propres à séduire ce qu'il y avoit de plus relâché parmi les Juifs, les Chrétiens & les Idolâtres même. Ce moyen, très-condamnable, impie, sacrilège, infernal, si l'on veut, mais bien adroit & fort ingénieux, fut la base du sistême de Mahomet, de sa doctrine, de ses loix, & du culte dont il fut l'instituteur ; il ne s'en éloigna jamais. La lecture de l'Alcoran suffit pour se convaincre de la vérité de cette observation, & pour y découvrir l'esprit de l'Islamisme ; qui n'est qu mélange bisarre de tout ce qui peut irriter & flatter la sensualité ; un assemblage, monstrueux en apparence, mais d'un art infini, de quelques principes hétérodoxes pris de diverses sectes hérétiques, de quelques préceptes sur les devoirs moraux, & de rites empruntés du judaïsme & du paganisme. Une telle doctrine démontre, à mon avis, que l'entreprise de Mahomet ne fut rien moins qu'un effet de son enthousiasme, qu'elle fut & plutôt une suite très-naturelle de son ambition. Il vouloit dominer, & donner aux Arabes une législation ; mais pour les assujétir à l'empire qu'il se proposoit d'établir, pour les rendre dociles à ses loix, il comprit qu'il étoit nécessaire de flatter leurs passions, & de ne pas contraindre leurs desirs ; projet réfléchi de sang froid par un imposteur habille, adroitement couvert du masque de la religion.

Veut-on sçavoir combien une telle doctrine devoit plaire aux Arabes, & s'assurer de la facilité qu'elle eut à se répandre dans l'Orient ? Qu'on examine à quel dégré d'ignorance & de corruption les Arabes étoient parvenus ; qu'on songe à leur ardeur pour la débauche & les débordemens ; qu'on jette un coup d'œil seulement sur l'étonnante quantité & sur la bisarrerie de leurs superstitions ; qu'on se fasse une idée de leur empressement à croire, à adopter tout ce qui pouvoit flatter la perversité de leurs inclinations ; & l'on conviendra que Mahomet eut bien moins de génie que d'adresse ; qu'il eut l'art de profiter des circonstances, auxquelles il fut redevable de ses premiers succès & de la rapidité des progrès que fit sa doctrine, quand la force & le bonheur de ses armes lui eurent fait franchir les bornes de l'Arabie. J'ai aucontraire bien de la peine à comprendre pourquoi les progrès de l'Islamisme ne furent pas plus rapides, quand je me représente la foiblesse de l'empire Romain & la confusion qui régnoit dans la monarchie des Perses, qui, s'ils eussent conservé quelques restes de leur ancienne force, eussent été l'inébranlable écueil contre lequel tous les efforts de Mahomet seroient venus se briser & s'enéantir. Mais comment ces Puissances, jadis si rédoutables, eussent-elles alors pu servir de barrière aux Arabes ? Des guerres intestines, le feu des factions, une foule de fanatiques divisés en plusieurs sectes, les désordres de l'anarchie, agitoient, déchiroient le royaume des Perses. L'empire d'Orient étoit plus foible encore. La Grèce étoit plongée dans une molle léthargie, d'où elle ne devoit sortir que pour tomber dans les chaînes flétrissantes du despotisme. L'Arabie profitoit des malheurs de ces états ; elle devenoit florissante à mesure que la Grèce & la Perse penchoient vers leurs destruction, & Mahomet seul connoissoit les causes de l'accroissement de sa nation. Il ne s'agissoit donc que de persuader à ses concitoyens que ce feroit à leur zèle pour la religion qu'il se proposoit de fonder, qu'ils devroient le succès de leurs armes & la conquête des nations.

Telle étoit la situation de l'Arabie & de l'Orient, quand Mahomet jugea qu'il ne falloit plus différer l'exécution de ses projets. Les plus grands obstacles qu'il avoit à surmonter, étoient l'attachement des Koréishites à leurs anciennes erreurs, la difficulté de leur persuader qu'il étoit envoyé du ciel pour leur donner un nouveau culte, les efforts des chefs des tribus qui ne manqueroient pas de s'opposer à son élévation, & de lui refuser le titre de Prophète : car s'il pouvoit parvenir à être regardé comme tel par le peuple, il ne doutoit pas d'asservir l'Arabie, qui une fois soumise, le rendroit en peu d'années maître de l'Orient. Voici par quelles fourberies, par quelle chaîne de grandes actions, & de crimes plus grands encore, il remplit l'immense & périlleuse carrière qu'il avoit à parcourir.


CHAPITRE XXI.

Premières impostures de Mahomet favorisées par la superstition des Arabes.

CE fut l'esprit de sa femme que Mahomet crut devoir le premier essai de l'empire qu'il se proposoit d'exercer sur la crédulité publique. Cette expérience lui parut d'autant plus importante, qu'il étoit assuré, s'il pouvoit réussir, d'avoir bientôt pour prosélytes tous ceux qui composoient sa nombreuse famille. Il se retira donc avec Kadija dans une caverne de Mont-Hara, dans le voisinage de la Mecque. Ce fu là, où après avoir passé la nuit, il confia, le lendemain, à sa femme le secret de sa mission, en lui jurant par la sublimité de sa mission même, que l'Ange Gabriel lui étoit apparu, & l'avoit assuré qu'il étoit l'Apôtre de Dieu. Il s'est montré à moi, lui dit-il, sous sa forme naturelle ; elle étoit si brillante, que je suis tombé en foiblesse ; ce qui l'a obligé de prendre une forme humaine : alors il s'est approché de moi ; nous nous sommes avancés jusqu'au milieu de la montagne, où j'ai distinctement entendu une voix venant du ciel, & qui disoit : ô Mahomet ! tu es l'Apôtre de Dieu, & moi je suis Gabriel. Les Mahometans croyent que ce fut aussi pendant cette nuit même, que l'Alcoran descendit du ciel pour la première fois tout entier, & qu'il y remonta ; car depuis, suivant eux, il n'en descendit plus que par parties, durant l'espace de vingt-trois ans.

Khadija étoit vieille, elle idolâtroit son époux, & elle jura par celui qui tenoit son ame en ses mains, qu'elle étoit convaincue qu'il seroit le Prophète de la nation Arabe. Transportée de joye & toute glorieuse d'être la femme d'un Apôtre, Khadija courut faire part de ce qu'elle venoit d'apprendre à son cousin Waraka, mauvais chrétien, qui, quoiqu'instruit, deshonnoroit ses connoissances par l'excès de sa superstition & les vices de ses mœurs. Waraka crut, & dit à sa cousine qu'il ne doutoit pas un instant que Mahomet ne fut le grand & vrai Prophète, prédit autrefois par Moise, fils d'Amram.

Encouragé par ce premier succès, Mahomet s'attacha à se faire des prosélytes par la voye de la persuasion ; il réussit beaucoup dans sa famille ; & quand il crut pouvoir s'expliquer plus ouvertement, il fit préparer un festin, auquel il invita les enfans & les descendans d'Abd'hal-Motalleb, son grand-pere : ils ne vinrent pas tous ; environ quarante seulement s'y rendirent. J'ai quelque chose de plus précieux qu'un repas à vous offrir, leur dit Mahomet, c'est le bonheur dans ce monde, & la certitude de la félicité dans l'autre. C'est par un ordre exprès de Dieu que je dois vous conduire, vous & tous les hommes au ciel : qui d'entre vous aura l'ambition, le zèle & le courage d'être mon Wazzir, ou mon aide, mon frere & mon Kalife, ou mon lieutenant ? Ils restoient tous dans le silence ; Ali seul répondit ; Ali le plus jeune de tous, prosélyte fanatique de Mahomet, qui depuis plusieurs jours l'instruisoit en secret : c'est moi, s'écria-t'il, ô Prophète de Dieu, qui veux être ton Wazzir : je casserai les dents, j'arracherai les yeux, je fendrai le ventre, & je romprai les jambes à tous ceux qui te résisteront. Ali étoit impétueux, bouillant de fanatisme, jeune & très-vigoureux : pas un des convives n'eut garde de s'opposer à Mahomet. Ce doux Ali est regardé par les Persans comme au-dessus du grand Prophète, ils ont même une si grande vénération pour lui, que plusieurs l'adorent comme un dieu, ou dumoins comme très-peu inférieure à la divinité.

Soutenu par un tel Lieutenant, Mahomet ne se borna plus à des exhortations secrètes ; il se mit à prêcher publiquement. D'abord il ne se déchaîna que contre la corruption des mœurs, l'oubli & le mépris de la religion : on l'écouta paisiblement. Mais quand il reprocha à ses auditeurs leur idolâtrie, la folie & l'impiété de leur culte, leur endurcissement, & le goût qu'ils avoient pour des superstitions plus sacrilèges encore qu'elles n'étoient absurdes, le peuple s'irrita, les chefs des tribus s'indignèrent, la plûpart des habitans de la Mecque, à l'exception d'un petit nombre qui embrassèrent sa doctrine, se déclarèrent ouvertement ses ennemis. Abu-Taleb, quoique forcement ébranlé par l'éloquence de son neveu, ne laissa pas d'être allarmé du soulèvement général des Koréishites : il conseilla sérieusement à Mahomet de renoncer à ses vues de réformation, & de se contenter des prosélytes qu'il avoit faits dans sa famille. Je ne 'en contenterai pas, répondit l'imposteur, Dieu est pour moi, je ne crains ni mes concitoyens, ni les Arabes, ni tous les hommes ensemble, quand ils poseroient contre moi, le soleil à ma droite & la lune à ma gauche, je ne démordrai point de ma sainte entreprise. Abu-Taleb frappé de cette fermeté, ne douta plus que son neveu ne fut inspiré d'en haut ; il crut à ses révélations, & lui promit de le protéger contre quiconque oseroit le troubler dans le cours de sa mission.

Dès-lors le nouveau Prophète ne se contraignit plus ; il bravoit le murmure, méprisoit les clameurs de ses ennemis, rassembloit presque chaque jour le peuple de la Mecque, confirmoit sa vocation par le récit des visions qu'il prétendoit avoir toutes les nuits, & par le compte qu'il rendoit de ses conversations avec l'Ange Gabriel. La chaleur de ses discours, le zèle qui paroissoit l'embraser, l'activité du fanatisme dont la contagion est si rapide, le penchant si naturel à tous les hommes pour la nouveauté, en entraînèrent plusieurs ; & Mahomet comptoit déjà environ cent disciples, lorsque les Koréishites & les principaux habitans de la Mecque imaginèrent d'opposer la force, les défenses & la sévérité des chatimens à la propagation de la nouvelle secte. Ce fut alors que Mahomet ne douta plus du succès de ses espérances ; il se flatta dès cet instant de régner dans peu sur l'Arabie, & de faire servir les Arabes soumis à la conquête de la Perse, de l'Empire Romain & de tout l'Orient. Peut-être il n'eut séduit que quelques femmes par ses superstitions, des enfans par ses fables, & quelques têtes foibles par les récits de ses visions, si la rigueur des proscriptions ne fut venue au secours de sa religion naissante. Furieux, en effet, & plus jaloux peut-être que scandalisés des succès de Mahomet, les Koréishites proscrivirent tous ceux qui embrasseroient l'Islamisme : ils persécutèrent violemment ses partisans, & le poursuivirent lui-même avec tant d'acharnement, qu'il prit la fuite, accompagné de quatre-vingt-trois hommes & de dix-huit femmes, sans compter les enfans. Cette troupe fugitive alla chercher un azile dans les Etats de Najaski, Roi d'Ethiopie, qui la reçut avec bonté, refusa de la livrer aux Koréishites, dont il rejetta les présens & méprisa les menaces.

L'accueil que Najaski avoit fait à Mahomet, pénétra les Koréishites de la plus vive indignation : ils s'engagèrent par un décret authentique, & qui fut solemnellement déposé dans la Caaba, à ne jamais contracter d'alliance avec les prosélytes du fils d'Abd'allah, & à n'avoir aucun commerce avec eux, ni avec le fondateur de la nouvelle religion.

La rigueur de ce décret n'inquieta pas Mahomet, qui dans le décret même trouva quelques tems après, un moyen infaillible de confondre ses ennemis, & de grossir la foule de Musulmans, qui devenoit chaque jour plus considérable. Il avoit des intelligences secrètes à la Mecque, où ses parens avoient formé, en faveur de l'Islamisme, une puissante faction : enfin il s'étoit assuré, avant que de prendre la fuite, de la fidélité & du dévouement de tous ceux que le service des idoles attachoit à la Caaba. Avec de telles précautions qu'avoit à craindre Mahomet de la part des Koreishites ? Leur décret ne servit qu'à ajouter un triomphe de plus à la gloire de celui dont ils avoient juré la perte, & ce triomphe ne couta qu'une imposture à Mahomet ; imposture grossière à la vérité, s'il eut eu à tromper toute autre nation que celle des Arabes : mais une fourberie auroit été conduite bien mal-adroitement, si elle n'en eut pas imposé à ce peuple. Exactement informé de ce qui se passoit à la Mecque, de la haine mutuelle des deux factions opposées, de la ferme résolution des chefs des Koreishites à ne jamais se départir de la sévérité du décret, Mahomet fit passer ses ordres aux gardiens de la Caaba, & quand il sçut que ses intentions étoient remplies, il envoya prier son oncle Abu-Taleb d'assembler les Koreishites & tous les habitans de la Mecque, & de leur dire de la part du Prophète de la nouvelle religion, que Dieu venoit de donner une prouve évidente de son mécontentement au sujet du décret, en envoyant un ver qui avoir rongé tout l'acte, à la réserve du nom de Dieu. Abutaleb avoit une très-grande idée de la sainteté de son neveu, mais il craignit que cet avis ne partit d'un excès de confiance, & il ne parla qu'en tremblant aux Koreishites du ver destructeur du décret. Si le fait est faux, ajouta-t'il, ô Koreishites je m'engage à vous livrer mon neveu ; mai si cet acte est réellement rongé, promettés à votre tour d'ouvrir les yeux à la lumière, de renoncer désormais à toute animosité, & d'annuller votre décret. Assurés de l'intégrité de l'acte, & convaincus de la fidélité de ceux qui en étoient dépositaires, les Koréishites ne balancèrent point à accepter les conditions qui leur étoient proposées. Ils allèrent en foule à la Caaba, ouvrirent la cassette où étoit le décret, & furent saisis de terreur à la vue de cet acte, qui n'étoit plus qu'un monceau de poussière, & dont il n'existoit en entier que ces mots : en ton nom, ô Dieu ! Ce grand miracle, dont il est fort aisé de découvrir le méchanisme, produisit les plus grands effets ; le décret fut annulé, la mission de Mahomet fut reconnue par le plus grand nombre des spectateurs, qui dès lors restèrent attachés à l'Islamisme.

Il étoit tems que Mahomet fit quelque heureux prodige qui fortifiât le foi de ses disciples, & qui lui en attirât de nouveaux : car il fit, quelque tems après, deux pertes irréparables, & qui eussent porté la plus cruelle atteinte à sa doctrine, encore mal établie. Abu-Taleb mourut, & jusqu'alors Abu-Taleb avoit été l'appui le plus fort de l'Islamisme. Mahomet eut encore la douleur de voir périr Kadija qui avoit si généreusement fait sa fortune, & qui mourut âgée de soixante-cinq ans. Kadija pénétrée de l'apostolat de son époux, faisoit beaucoup de prosélytes, surtout parmi les femmes, auxquelles elle rendoit compte des visions de son mari, & de ses entretiens avec l'Ange Gabriel. Kadija étoit fort respectée à la Mecque, & dans tout autre tems sa mort eut peut-être arrêté la propagation de l'Islamisme. Mais alors Mahomet étayé d'un miracle, n'avoit plus qu'à laisser agir le zèle de ses disciples, irrités par le ressentiment & les persécutions de quelques Koréishites, qui, soit qu'ils eussent démêlé l'imposture, soit qu'ils fussent intéressés à défende l'idolâtrie, ne cessoient pas de s'opposer aux innovations, d'effrayer, par les proscriptions, les partisans du nouveau culte, & de former des factions puissantes contre celui qui vouloit l'introduire.

Mahomet n'avoit employé jusqu'alors d'autre armes contre ses ennemis, que celles de l'éloquence & de la persuasion ; le succès du prodige opéré sur le décret des Koréishites, l'engagea à tenter un miracle nouveau, ou pour parler plus juste, une imposture encore plus grossière que la première. Il choisit parmi ses disciples ceux qui lui parurent les plus propres à croire aveuglement tout ce qu'il leur diroit, même à se persuader d'avoir visiblement distingué ce qu'il leur ordonneroit de voir. Quelques momens avant une éclipse de lune, il leur montra cette planète, & leur dit, qu'en vertu du don des miracles qu'il avoit reçu de Dieu, il alloit partager la lune ; & en effet, au moment de l'immersion, Mahomet fit un signe de la main, & bientôt une partie de la lune disparut, & l'autre resta. Les disciples témoins de ce grand prodige, se prosternèrent aux pieds de Mahomet, & allèrent publier que le grand Prophète avoit partagé la lune, & que même ils avoient distinctement vu le mont Hara entre les deux fractions. Les Arabes qui s'étoient apperçus de l'éclipse, & qui étoient trop ignorans pour en connoître la cause, ne manquerent pas de l'attribuer à Mahomet, qui le lendemain prétendit avoir reçu du ciel le chapitre de l'Alcoran, intitulé, la Lune, & qui commence par ces mots. « L'heure approcha, & la Lune fut fendue. S'ils voyent quelque signe, ils se retirent, & disent c'est un prestige. Ils prétendent que c'est une imposture. Ils suivent leur passions ; mais toute chose est immuablement établit, &c.

Ce grand événement n'empêcha pourtant pas les Koréishites d'insulter Mahomet, de le traiter publiquement d'impie & d'imposteur. Sa douceur & la patience ne lui réussirent pas ; aussi prit-il bientôt une route opposée : le parti de ses ennemis fut plus fort que celui de ses partisans, il fut contraint pour la seconde fois de s'enfuir, & de se retirer à Tayef, ville distante de la Mecque de 60 milles à l'orient. Il fut d'abord reçu très-froidement, & même avec quelque mépris, par les habitans de Tayef ; mais ses exhortations, l'attrait de sa doctrine & la châleur de ses déclamations contre l'idolâtrie, lui ramènerent quelques-uns de ceux qui avoient paru le plus opposés à ses dogmes. La populace eut moins de complaisance ; elle se souleva contre lui, & l'obligea de reprendre au plus vite le chemin de la Mecque. Il eut plus de succès à Yathreb, où il fit adopter sa religion aux deux tribus qui habitoient dans cette ville ; en sorte que l'imposteur se vit suivi d'une innombrable foule de prosélytes, prêts à le soutenir, pour si peu qu'on les eut échauffés, contre quiconque eut osé l'attaquer.

Instruit par l'expérience, & peut-être excité par son inclination naturelle à la perfide & à la cruauté, Mahomet crut qu'il ne lui seroit pas possible de remplir les projets de son ambition, tant qu'il n'opposeroit à ses persécuteurs que la constance & la modération. Sa doctrine étoit assez accréditée pour faire de rapides progrès, si désormais elle étoit annoncée par la force des armes, au défaut de la vérité. Mais l'Apôtre étoit perdu, son édifice élevé avec tant de peine, & très-imparfait encore, ne pouvoit manquer de s'écrouler, s'il n'étoit soutenu que par le foible appuis de l'imposture, des fables & des visions. Ces moyens n'avoient réussi jusqu'alors que sur les plus foibles, qui même à chaque instant étoient prêts à l'abandonner au plus leger revers. Il étoit donc essentiel pour lui de changer en armée invincible cette foule timide de prosélytes ignorans. Mais avant que d'en faire des Guerriers, il falloit les convaincre de l'intérêt que le ciel même prenoit à celui qui les conduisoit ; il falloit leur persuader que, chargés de la cause sacrée de la religion, ils marcheroient sous les drapeaux de l'Envoyé de Dieu ; il falloit éteindre dans leur cœur tout sentiment d'humanité, de paix & de vertu ; il falloit les animer de l'esprit de haine, de rage & de férocité. Ce n'étoit plus le tems de rendre compte des visites de l'Ange Gabriel ; ces récits trop usés auroient cessé de paroître merveilleux. Ce n'étoit plus le tems de prouver la folie des anciennes superstitions, l'absurdité du culte des idoles, l'impuissance & la grossièreté des dieux reçus en Arabie, la supériorité de la nouvelle religion sur les erreurs du paganisme : ces discours fréquemment répétés n'auroient plus eu ni l'attrait ni la force de la nouveauté. Il falloit pour échauffer les cœurs, accabler les esprits sous le poids de quelque événement inattendu, surprenant, extraordinaire, & qui donnât du grand Prophète la plus sublime idée. Si cet incroyable récit étoit reçu, s'il pouvoit être crédité au point de devenir un des principaux articles de la foi Musulmane, tout obstacle étoit franchi, toute difficulté surmontée, & il ne restoit désormais qu'un pas à faire, qu'un crime de plus à commettre pour voler à la conquête & à l'empire de l'Orient. Voilà, ce me semble, comment Mahomet raisonna, & voici par quel moyen, en subjugant ses prosélytes, il terrassa ses ennemis.


CHAPITRE XXII.

Vision de Mahomet. Progrès de l'Islamisme.
NOTE : L'Archevêque Marsh, Primat d'Irlande, fut le premier qui porta en Europe une copie manuscrite de cette vision d'après l'Histoire de l'Ascension, par Abu-Horeira ; copie exacte & très-différente de la même vision, publiée en François, par M. Gagnier, qui vraisemblablement n'avoit pas consulté le texte original, ni texte copie, donnée par l'Archevêque Marsh à la bibliothèque Bodléïeae d'Oxford.

ELLE est assurément fort ridicule, fort absurde cette vision de Mahomet ; mais c'est par cela même qu'elle fit la plus grande impression sur les Arabes, qui ne pouvoient pas croire qu'un homme eut été capable de créer un si long tissu de fables, de mensonges & d'images disparates, s'il n'eut pas réellement assisté au spectacle dont il leur rendoit compte. Aujourd'hui les Mahometans ont deux fortes raisons pour vouer à l'exécration éternelle quiconque ne croit pas à cette vision. La première, parceque ce beau conte leur a été fait par leurs peres, qui le tenoient de leurs Ancêtres, à qui leurs prédécesseurs l'avoient dit, autorisés & convaincus par les assertions de ceux qui avoient reçu cette fable immédiatement de la bouche du Prophète. Or, un récit transmis de race en race, & d'ailleurs consigné dans un livre dont, malgré leur extrême ineptie, tous les articles sont regardés comme écrits de la main de Dieu-même ; un tel récit a, dis-je, beaucoup plus de force encore que la vérité la plus évidente, mais qui ne seroit point étayé du double titre de l'écriture céleste & de la tradition des hommes. La seconde raison de crédibilité pour les Musulmans, & qui ne me paroit ni la moins forte, ni la moins déterminante, c'est que, malgré le délire qui régne dans cette vision, elle ne laisse pas d'être fort amusante, d'égayer l'imagination, & d'être on ne peut pas plus analogue au génie des têtes orientales, par le merveilleux outré dont elle est remplie, & l'empire du merveilleux qui s'étend sur toute la terre, a, comme on sçait, des droits plus forts sur les peuples orientaux que sur le reste des nations. Voici en abrégé quel fut le récit de Mahomet à ses imbéciles disciples.

« Il étoit nuit, j'étois couché à l'air entre les deux collines d'Alfasar & de Merwa, quand j'ai vu venir à moi Gabriel accompagné d'un esprit céleste. Les deux immortels se sont inclinés sur mon corps, l'un d'eux m'a fendu la poitrine ; l'autre en a trié mon cœur, l'a comprimé entre ses mains, en a fait sortir la goutte noire, ou le péché originel, & l'a remis à sa place. Cette opération ne m'a point causé de douleur. Ensuite Gabriel déployant ses cent quarante paires d'aîles, brillantes comme le soleil, m'a amené la jument Al-Borak, plus blanche que le lait, à face humaine, &, comme tout le monde sçait, à mâchoire de cheval. Ses yeux étincelloient comme des étoiles, & les rayons qui en partoient, étoient plus chauds & plus perçans que ceux de l'astre du jour dans sa plus grande force. Elle a étendu ses deux grandes aîles d'aigle ; je me suis approché : elle s'est mise à ruer : Gabriel lui a dit : tiens toi tranquille, ô Borak, & obéis à Mahomet : Borak à répondu : le Prophète Mahomet ne montera pas sur moi, que tu n'ayes obtenu de lui qu'il me fera entrer en paradis au jour de la résurrection. J'ai dit : Borak, sois en repos, tu viendras avec moi dans le paradis. Alors Borak, a été fort paisible ; je me suis élancé sur son dos, elle s'est envolée plus vite que l'éclair, & dans l'instant je me suis vu à la porte sacrée du temple de Jérusalem, où j'ai trouvé Moïse, Abraham & Jésus. Une échelle de lumière est descendue tout-à-coup devant nous. J'ai laissé là Borak, &, à l'aide de cette échelle, nous nous sommes élevés Gabriel & moi jusqu'au premier ciel. L'Ange a frappé à la porte, a prononcé mon nom, & la porte, plus grande que la terre, a tourné sur ses gonds. Ce ciel est d'argent pur ; c'est là qu'à une belle voute sont suspendues les étoiles par de fortes chaînes d'or. Dans chacune de ces étoiles est un Ange en sentinelle, pour empêcher le diable d'escalader les cieux.

Un Vieillard décrépit est venu m'embrasser, en me nommant le plus grand de ses fils : c'étoit Adam : je n'ai pas eu le tems de lui répondre ; mon attention s'est fixée sur une multitude d'Anges de toutes formes & de toutes couleurs ; les uns ressemblent à des chevaux, les autres à des loups, &c. Au milieu de ces Anges s'élève un coq d'une blancheur plus éclatante que la neige, & d'une si surprenante grandeur, que sa tête touche au second ciel, éloigné du premier d'une telle distance, qu'il faudroit au plus rapide Voyageur cinq cens ans pour la parcourir. Tout cela m'étonnoit beaucoup ; mais l'Ange Gabriel m'a dit que ces Anges sous la forme d'animaux, intercèdent auprès de Dieu pour toutes les créatures de la même forme, qui vivent sur la terre ; que ce grand coq est l'Ange des coqs, & que sa fonction principale est d'égayer, tous les matins, Dieu par ses chants & par ses hymnes.

Nous avons quitté le coq, Adam, les Anges animaux, & regagnant l'échelle de lumière, nous nous sommes rendus au second ciel, éloigné du premier de cinq cens années de chemin. Ce ciel est d'une espèce de fer dur & poli ; là, j'ai trouvé Noë, qui m'a reçu dans ses bras, Jean & Jésus qui m'ont appellé le plus grand & le plus excellent des hommes. Nous ne nous sommes point arrêtés, & d'échellon en échellon nous sommes arrivés au troisième ciel, plus éloigné du second que celui-ci ne l'est du premier.

Il faut être aumoins Prophète pour supporter l'éclat éblouissant de ce ciel, tout formé de pierres précieuses. Parmi les êtres immortels qui l'habitent, j'ai distingué un Ange d'une taille au-dessus de toute comparaison : il avoit sous ses ordres 100000 Anges, chacun plus fort lui seul que 100000 bataillons d'hommes prêts à combattre. Ce grand Angle s'appelle le Fidelle de Dieu ; sa taille est si prodigieuse, que l'espace qui sépare ses deux yeux est au moins aussi étendu que 70000 journées de chemin. Devant cet Ange étoit un énorme bureau, sur lequel il ne cessoit d'écrire & d'effacer. Gabriel m'a dit que le Fidelle de Dieu étant en même tems l'Ange de la mort, il est continuellement occupé à écrire les noms de tous ceux qui doivent naître ; à calculer les jours des vivans, & à les effacer du livre, à mesure qu'il découvre qu'ils ont atteint le terme fixé par son calcul.

Le tems pressoit, Gabriel m'a averti : nous avons pris la route de l'échelle, & nous sommes montés avec une inconcevable rapidité au quatrième ciel. Là j'ai trouvé Enoch, qui m'a paru tout transporté de joye de m'y voir. Ce ciel d'un argent fin & plus transparent que le verre, est le séjour d'une innombrable foule de créatures angéliques ; l'une d'elles moins grande que l'Ange de la mort, touche pourtant de sa tête au ciel supérieur ; c'est-à-dire, que débout, elle a d'élévation cinq cens journées de chemin. L'emploi de cet Ange est triste & fatiguant ; il est uniquement occupé à pleurer sur les pêchés des hommes & à prédire les malheurs qu'ils attireront sur eux. Ces lamentations accabloient trop mon cœur pour les écouter plus longtems. Nous nous sommes rendus promptement à la porte du cinquième ciel : elle s'est ouverte ; Aaron est venu à nous, & il m'a présenté à Moïse, qui s'est recommandé à mes prières. Ce ciel est tout d'or pur ; les Anges qui l'habitent ne sont pas aussi joyeux que ceux des autres cieux ; ils ont raison : car c'est là même que sont déposés les trésors des vengeances divines, le feu dévorant & éternel de la colère céleste, les supplices des pêcheurs endurcis, & surtout les tourmens destinés aux Arabes qui refuseront d'embrasser l'Islamisme. Ce spectacle affligeant m'a fait hâter ma course, &, toujours escorté par mon guide Angélique, je suis monté au sixième ciel. Là, j'ai encore rencontré Moïse qui, en m'appercevant, s'est mis à pleurer ; parceque, disoit-il, je conduirois en paradis plus d'Arabes qu'il n'y entreroit de Juifs. J'ai consolé, autant qu'il a été en moi, le pere des Israélites, &, à mon grand étonnement, je suis arrivé, d'un vol plus prompt que la pensée, au septième & dernier ciel : ce devoit être là le but de mon voyage.

Je ne puis, fidelles Croyans, vous donner une idée de l'ineffable richesse de la matière dont ce ciel est formé ; qu'il vous suffise de sçavoir qu'il est fait de lumière divine. La première des créatures qui m'a frappé, surpasse la terre en étendue ; elle a 70000 têtes, chaque tête a 70000 faces ; chaque face a 70000 bouches, chaque bouche 70000 langues qui parlent continuellement, & toutes à la fois, 70000 langages différens, dont cette vaste créature se sert pour célébrer, sans interruption, les louanges de Dieu. je considérois en silence cette énorme & céleste figure, lorsque je me suis senti enlever rapidement : j'ai traversé un espace incommensurable, & je me suis trouvé assis auprès du Sédrat immortel. Ce bel arbre placé à la droite du trône invisible de Dieu, sert de barrière aux Anges mêmes. Sous ses branches, plus étendues que le disque du soleil n'est éloigné du globe de la terre, est une multitude d'Anges prodigieuse, & qui surpasse infiniment en nombre la quantité de grains de sable de toutes les mers, de tous les fleuves, de toutes les rivières. Cette foule infinie pour des yeux mortels, est prosternée sous le feuillage du Sédrat qui la couvre de son ombre ; sur ses rameaux sont perchés des oiseaux occupés à considérer les passage sublimes du divin Alcoran. Les fruits de ce bel arbre ressemblent aux aiguières de Hajir, & ses feuilles a des oreilles d'éléphant ; ses fruits sont plus doux que le lait ; un seul suffit pour nourrir toute les créatures de Dieu, depuis la création des tems jusqu'à la destruction des choses. Du pied de ce merveilleux Sédrat sortent quatre grands fleuves ; deux se répandent en torrent dans les plaines du paradis, les deux autres descendent sur la terre, & forment le Nil & l'Euphrate, dont personne, avant moi, n'avoit connu les sources. Ici Gabriel m'a quitté, parcequ'il ne lui est pas permis de passer jusqu'aux lieux où je devois pénétrer. Israsil a pris sa place, & m'a conduit à la maison divine d'Al-Mamur, ou du Visité : ce nom lui est donné, parcequ'elle est chaque jour visitée par 70000 Anges du premier ordre. Cette maison ressemble dans toutes ses parties exactement au temple de la Mecque ; & si elle tomboit perpendiculairement du septième ciel, où elle est, sur la terre, ce seroit nécessairement sur le temple de la Mecque qu'elle tomberoit. A-peine ai-je mis les pieds dans Al-Mamur, qu'un ange est venu m'apporter trois coupes ; la première étoit pleine de vin, la seconde de lait, la dernière de miel. J'ai choisi celle où étoit le lait, & j'ai bu ; aussitôt une voix aussi forte que dix tonnerres, a fait rétentir ces paroles : ô Mahomet, tu as bien fait ; car si tu avois bu le vin, ta nation se seroit pervertie, & elle échoueroit dans toutes ses entreprises.

Quel spectacle, ô Croyans, quel spectacle nouveau est venu éblouir mes yeux ! Toujours précédé d'Israsil, j'ai traversé, plus prompt que la pensée, deux mers de lumière & une toute noire, d'une immense étendue ; je me suis comme senti attiré auprès du trône & de la présence immédiate de Dieu. La terreur s'est emparée de moi : une voix plus bruyante que celle des flots agités, m'a dit : avance, ô Mahomet, avance ; approche toi du trône glorieux. J'ai obéi. Sur le côté du trône j'ai lû le nom de Dieu & le mien écrits ainsi : La Alla Illah Allah, wa Mohamed, Rasoul Allah, c'est-à-dire, il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, & Mahomet est son Prophète. Au même instant où je lisois cette inscription sacrée, Dieu a étendu ses bras, & a mis sa droite sur ma poitrine, & sa gauche sur mon épaule. Un froid aigu s'est fait sentir par tout mon corps, & m'a glacé jusques dans la moële des os : mais dans le même tems une douceur inexprimable & inconnue aux fils des hommes, s'est répandue dans mon âme, qui s'en est enivrée. A ces transports a succédé une conversation familière & très-longue entre Dieu & moi, dans laquelle, après m'avoir dicté les préceptes que vous trouverez écrits dans l'Alcoran, Dieu m'a expressément ordonné de vous exhorter à soutenir, à défendre par les armes, la force & le sang, la sainte religion que j'ai fondée, & que vous avez eu le bonheur de connoître. Dieu a cessé de me parler, & j'ai songé à redescendre sur la terre pour sanctifier mes disciples. J'ai trouvé l'Ange Gabriel qui m'attendoit au même endroit où je l'avois laissé. Nous sommes revenus par les sept cieux ; mais arrêtés à chaque pas par les concerts des esprits célestes qui chantoient mes louanges. Parvenus à Jérusalem, l'échelle de lumière s'est réployée dans la voute des cieux. Al-Borak m'attendoit ; je suis monté dessus : il étoit nuit encore, & les ténèbres fort épaisses. Al-Borak m'a fait voir du haut des airs l'Arménie & Adherhijan, & de son second vol elle m'a rapporté jusqu'ici. En mettant pied à terre, je me suis tourné vers Gabriel : je crains bien, lui ai-je dit, que mon peuple ne me regarde comme un imposteur, & ne refuse de croire le récit que je lui ferai de mon voyage dans les cieux. Rassure-toi, m'a répondu l'Ange Gabriel ; ton peuple doit ajouter foi à tout ce qui sortira de ta bouche : en tout cas, Abubecr, ton témoin fidelle, & Ali, ton Wazir, le fier & saint Ali soutiendront & justifieront toutes les circonstances de ce grand & merveilleux événement. »

Si tout autre que Mahomet eut osé hasarder cette fable insensée ; si quelqu'autre que lui eut entrepris d'accréditer ce monstrueux délire, il est très-vraisemblable que les Arabes, quelque grossiers qu'on les suppose, n'eussent vû dans l'Auteur d'une telle vision, que l'extravagance d'un fou qu'il falloit enfermer, & tacher de guérir, ou l'audace d'un fourbe qui vouloit se jouer de la crédulité publique, & dont les impostures méritoient d'être réprimées. Mais la facilité que cette nation avoit montrée jusqu'alors à croire tout ce qu'il avoit plu à Mahomet de lui persuader, étoit pour lui un garant assuré du succès de cette fiction.

L'ignorance des Arabes & les fausses idées qu'ils s'étoient formées de la divinité pendant tant de siècles, avant la mission de leur nouveau Prophète, avoient fait recevoir, presque sans aucun obstacle, les premières superstitions que Mahomet avoit substituées aux anciennes erreurs. Un peuple accoutumé à voir, à adorer l'être suprême dans une pierre informe, à donner à un cheval, à un lion, &c., le nom sacré de Dieu, à invoquer les corps célestes & leurs représentations comme autant de divinités, avoit eu peu de répugnance à adopter une religion fausse à la vérité, mais moins grossière, & plus propre à séduire des êtres raisonnables. Ce même peuple une fois bien persuadé que l'Apôtre d'une doctrine si différente de l'ancien culte, étoit le protégé, le confident, l'ami de l'Ange Gabriel, le lieutenant sur la terre, le prophète & l'envoyé de Dieu ; il étoit, dis-je, naturel qu'un tel peuple se trouvât très-disposé à croire au voyage extraordinaire de son législateur dans les sept cieux, à sa conversation avec l'être suprême, à la réalité de tous les faits qu'il avoit racontés. Qui a cru dès son enfance que le soleil & les astres viennent animer des images, & s'y renfermer tout entiers, peut croire à plus forte raison, qu'un homme à qui tout semble obéir dans la nature ; qui a eu la puissance d'envoyer un insecte ronger un décret injuste, & qui ensuite d'un signe de sa main a partagé la lune ; une telle nation peut bien croire aussi que cet homme guidé par un Ange, a volé de ciel en ciel jusqu'au trône de Dieu. Ainsi, après avoir détruit, à la faveur de quelques superstitions, un culte tout superstitieux ; après avoir fondé sur des erreurs accréditées son empire & sa doctrine, il ne restoit à Mahomet qu'un ressort à mouvoir, pour donner au despotisme & à la religion, qu'il s'étoit proposé d'établir une force, une grandeur, une stabilité désormais inébranlables.


CHAPITRE XXIII.

Quel étoit le moyen le plus sûr que Mahomet put mettre en usage pour achever d'asservir les Arabes ?

LE fanatisme. Non que l'Ame éclairée de Mahomet fut susceptible des excès d'un zèle trop outré, d'une conviction aveugle, des passions impétueuses qu'inspire aux têtes exaltées le zèle mal conçu de la religion : non que son cœur ambitieux s'abandonnât aux desirs violens, aux transports effrénés, aux sentimens irrésistibles qu'excitent dans les hommes vulgaires des maximes mal entendues de culte & de dévotion : non que son imagination fut empreinte peut-être de toute l'atrocité qu'il inspiroit à ses sectateurs ; mais parcequ'il lui importoit de donner à ses prosélités une valeur que la nature leur avoit refusée ; parce qu'il lui importoit de les rendre cruels, sanguinaires, féroces ; d'éteindre en eux tout sentiment d'humanité ; de les rendre inaccessibles à la pitié comme à la crainte, avides de carnage, altérés de sang & de crimes, insatiables de conquêtes, de meurtres, de dévastation. Eh quel autre ressort plus puissant que le fanatisme pour opérer cet affreux changement ? Quel serment plus actif pour mettre en action des principes cruels, des préceptes atroces, de noires superstitions ? Ce n'étoit plus que par le fanatisme que Mahomet pouvoit inspirer à ses disciples d'aller, l'Alcoran d'une main & le poignard de l'autre, pleins du Dieu destructeur qu'il leur avoit représenté, sacrifier, assassiner leurs proches, massacrer leurs concitoyens, répandre la frayeur & l'illusion dans l'Orient. Préparés depuis quinze ans à la barbarie des ordres qu'on venoit de leur dicter ; enflammés de desirs homicides, impatiens de signaler leur haine contre les ennemis du Prophète & de ses dogmes ; il étoit tems de donner d l'activité à l'ardeur qui les animoit tous, de faire briller à leurs yeux la première étincelle de l'incendie, qui bientôt excité par le souffle brûlant de cette troupe d'enthousiastes embraseroit la moitié de la terre ; il étoit tems de hâter par la terreur la soumission des peuples & la chûte des Rois.

La plus importante partie de la mission de Mahomet étoit remplie, dès qu'il avoit pu rassembler autour de lui quelques énergumènes : ils suffisoit pour grossir à chaque instant la foule de ses disciples, qui aveuglés à leur tour par les prestiges de la séduction, étourdis par les clameurs, égarés par les transports des défenseurs de l'Islamisme, répandroient, agités comme eux de passions noires & turbulentes, le vertige & l'épidémie dont ils seroient infectés. L'adresse & l'hypocrisie étoient désormais inutiles à l'audacieux Mahomet ; il pouvoit exécuter sans crainte ses farouches projets, & se livrer sans retenue à la perversité de ses penchans, à la corruption de ses mœurs, à la fougue des vices qui entraînoient son âme. Le barbare pouvoit se baigner impunément dans le sang de ses ennemis : Apôtre, législateur, monarque, & sacrificateur, il pouvoit passer impunément de crime en crime jusqu'aux forfaits les plus atroces ; se délivrer par des meurtres secrets, ou égorger publiquement quiconque oseroit condamner ses vices, dévoiler ses fourberies, ou divulguer l'excès de ses débordemens. Quel de ses prosélytes eut été assez téméraire pour douter un moment de la sainteté d'un Prophète, qui, maître impérieux des élémens comme des hommes, signaloit sa puissance par des prodiges éclatans ; qui par le ministère d'une intelligence céleste recevoit chaque jour des parties détachées de la nouvelle doctrine, écrites de la main de Dieu lui-même, & dans lesquelles ses actions les plus bisarres en apparence & les plus criminelles, étoient expressément autorisées ? Eh qui dans cette foule d'enthousiastes eut eu le pouvoir ou l'audace de se refuser aux mouvemens tumultueux qui agitoient tous les esprits, à ces transports qui s'accroissant par le trouble de chaque particulier, augmentoient l'effervescence du délire général ? Quel d'entr'eux eut pu méconnoître le caractère d'Envoyé de Dieu dans celui qui régnoit avec tant d'empire sur les cœurs & les âmes, dont la voix calmoit ou excitoit, à son gré, les passions les plus violentes ; qui élévoit ses auditeurs au-dessus de l'humanité ; qui peignoit avec tant de majesté les attributs & les vertus de l'être unique & suprême ? N'étoit-ce pas à mahomet que les Arabes devoient la connoissance d'un Dieu jaloux, terrible, implacable dans sa colère, & toujours altéré du sang des incrédules, dont il donnoit par avance les trésors & les possessions aux disciples de l'Alcoran ? Tout autre qu'un Apôtre eut-il pu persuader à des hommes qui n'avoient point succé le lait des tigres ni des ours, que c'étoit appaiser le ciel, & s'assurer une éternité de plaisirs & de volupté dans tous les genres, que de massacrer quiconque ne s'empresseroit pas d'embrasser l'Islamisme ? C'étoit donc obéir à dieu que d'aller, dociles à la voix de Mahomet, exterminer les peuples mécréans, ravager leurs contrées, usurper le sceptre de leurs Rois, & les précipiter dans la nuit du tombeau, ou dans l'horreur de l'esclavage.

Quelle digue opposer à ce torrent impétueux ? Les peuples de l'Asie & de l'Afrique réunis s'efforceront en vain d'arrêter dans sa course cette troupe de forcenés. Poussés par le fanatisme, entêtés du dieu de Mahomet qu'ils croyent honorer à force de carnage, la résistance ne sera qu'augmenter les flots de sang qu'ils auront fait couler. Elle accroîtra la violence de leurs sacrilèges succès, & hâtera la propagation des nouvelles erreurs. Bientôt l'épidémie étendant sa funeste influence de Médine & de la Mecque qu'elle aura dévastées, passera de ville en ville jusqu'aux extrémités de l'Inde ; & son venin actif accablera la liberté, portera le ravage & la désolation dans tous les lieux où il pénétrera. Encore quelques jours, & l'on verra les sectateurs de l'ambitieux Mahomet échauffés, éclairés des flammes du fanatisme, se partager la Grèce qu'ils auront dépeuplée, donner de tyranniques loix à l'Asie effrayée, & subjuguer par la force des armes & la terreur des superstitions les peuples Africains. heureuses les contrées que des mers orageuses sépareront des enthousiastes armés par Mahomet ! Heureuses les nations que leur éloignement pourra mettre à l'abride ce cruel fléau ! & plus heureux les Souverains qui n'auront point à combattre contre les étendards de l'Islamisme, ni à redouter les usurpations de l'Empire du Croissant !

Mais quelles mers sont assez vastes, quelle distance assez considérable pour arrêter les pas de l'horrible fanatisme ? Le fanatisme n'est-il pas cette infernale Athé qui marche sur la tête des hommes ? le fanatisme n'est-il pas, comme la peinte le Poëte, ce monstrueux géant dont les pieds touchent aux enfers, & qui cachant sa tête dans les nues, porte ses avides regards sur la terre, où il exhale sans cesse son souffle empoisonné ? N'est-ce pas lui qui plus prompt que la foudre, & plus dangereux qu'elle, parcourt dans un instant toutes les parties du globe, & répand en même tems de l'un à l'autre pôle le fiel qui le dévore ? Du fond de l'Orient, où, à force d'impostures, d'illusions, de crimes il avoit fondé l'Islamisme, ne l'a-t'on pas vû passer chez les nations Européanes, & secouer sur elles ses flambeaux homicides, inviter par la voix de quelques enthousiastes, les peuples trop crédules à rompre les liens de la fidélité qu'ils devoient à leurs Souverains ? Et sans avoir recours au fanatisme, que ne peut point l'excès d'un zèle trop ardent sur l'imagination des hommes ! A ses cris, au prestige de ses motifs, à la rigueur de ses maximes, au zèle saint qui paroissoit l'animer, les Puissances se sont liguées, les Rois ont quitté leurs trônes, ils ont uni leurs armes ; suivis de nombreux bataillons ils ont abandonné leurs Etats dépeuplés, pénétrés de religion & croyant obéir au ciel, ils ont été se perdre, eux, leurs couronnes, leurs Sujets, dans ces vastes déserts où les avoient conduits un zèle respectable, mais trop souvent mal secondé. Guerriers trop imprudens, respectables Hermites, ce fut là votre ouvrage ; peuple pieux, mais trop aisés à émouvoir, vous crûtes obéir à Dieu,& trop foibles pour soutenir une si belle cause, trop entraînés par vos passions, trop indisciplinés pour seconder le zèle & la valeur de vos augustes Chefs, vous allâtes, remplis d'une trompeuse espérance, engraisser de votre sang les champs de la Palestine. Heureux ceux qui en périssant dans ces malheureuses contrées, purent se flatter d'obtenir la palme de martyre.


CHAPITRE XXIV.

Continuation du même sujet.

DE TOUS les hypocrites, de tous les usurpateurs qui ont affligé la terre, Mahomet a été celui qui a le mieux connu par quels moyens & jusqu'à quel dégré il est possible d'abuser de la crédulité publique, & d'exciter dans ne nation ignorante & superstitieuse les transports forcenés d'un zèle outré, d'une dévotion mal dirigée & mal conçue : aussi quel autre s'est jamais servi plus adroitement du masque de la religion pour séduire, égarer & enchaîner les hommes ? Ce ne fut, comme je l'ai dit, qu'après avoir donné aux Arabes, ses prosélites les idées les plus fausses de Dieu, du culte qu'il exige de nous, du zèle que la Religion doit inspirer, des délices du paradis, &c. qu'il irrita leurs passions par le levain du fanatisme. Fidèles Musulmans, Dieu vous ordonne par ma voix de tirer le glaive contre tout incrédule, contre tout infidèle qui refusera d'adopter les vérités que j'annonce ; vous pouvez sans remords vous abreuver du sang des hommes ; n'épargnez que vos frères, les disciples du Prophète ; allez, frappez ; Dieu guidera vos coups ; tuez, exterminez quiconque osera résister à l'évidence de votre religion, ou à la force de vos armes.

A ces terribles paroles, on eut dit qu'une furie vomie des enfers, agitoit ses serpens sur les soldats enthousiastes de Mahomet. Dévorés de la soif des combats, ils ne respirent plus que la destruction, le meurtre, le carnage : chacun d'eux aussi cruel aussi féroce que l'implacable Ali, brûle d'impatience de signaler son zèle par le crime, le viol, le brigandage & les assassinats. Qui pourra compter les victimes que les Barbares immoleront ? Qui pourra compter les esclaves qui périront dans les fers Musulmans ? Quel homme, eut-il autant de langues que l'ange du septième ciel, pourroit raconter les erreurs & les superstitions que produisit alors cette fermentation, & que l'ardente imagination des Orienteaux a depuis si fort multipliées ? Il ne nous faut pas moins que l'évidence des preuves, le poids de l'autorité des sectateurs eux-même de l'Islamisme, pour nous persuader que l'absurde vision dont je viens de donner le récit, a été la trop funeste source des maux & des ravages qui pendant cinq à six siècles ont dévasté l'Orient. Il est vrai que Mahomet avoit fait précéder l'étrange relation de ce voyage céleste de bien des fables, de bien des fourberies, d'une étonnante quantité de superstitions ; mais ce fut cette dernière imposture qui acheva de troubler l'esprit des Arabes : elle fut le signal de la haine des Croyans contre les infidèles. Ce fut elle qui aiguisa les glaives des combats, qui forgea les chaînes de la servitude, qui cimenta le trône du despotisme, qui arma avec tant d'inhumanité les citoyens de la même patrie, & les particuliers de la même tribu les uns contre les autres : ce fut elle qui rompant tous les liens de la nature, fit périr le fils par les mains du pere, le pere par le glaive du fils, le frere sous le poignard du frere ; ce fut elle qui ranima la rage des tirans, la fureur des bourreaux, l'atrocité des parricides. A ces traits, à ces horribles traits, qui pourra méconnoître l'exécrable fanatisme ? Qui pourra le méconnoître à ces traces souillées du sang des parricides, ou du moins aux accusations non moins affreuses de parricide qu'il dicte aux frénétiques, agités de ses convulsions ? Eh ! quel autre que lui eut pu persuader de nos jours à une ville entière, d'accuser un vieillard, le plus vertueux des citoyens, le plus doux, le plus tendre des peres, d'avoir étranglé de sang froid, & je ne sçais sur quel prétexte de zèle & de dévotion, son fils, jeune homme plein de force, & dévoré depuis quelques années, de l'ennui de la vie ? Quel autre que le fanatisme…. Mais jettons un voile officieux sur cette sçène d'horreur. Laissons au spectre de Calas, le soin d'effrayer l'imagination du cruel qui l'assassina. O mes amis ! ô mes concitoyens, puissent l'Europe & la Terre, puissent les races futures oublier votre erreur !

Ouvrez les annales du monde, lisés, & vous verrez que tels ont toujours été les excès du fanatisme, ses progrès, sa trop cruelle histoire. Combien, plus redoutables doivent être les effets de ce farouche enthousiasme, quand un gouvernement tel que celui que Mahomet a établi, est fondé sur une religion toute superstitieuse ? Ne faut-il pas que cette religion rende, par principe de zèle, le peuple ennemi irréconciliable du genre humain ? Eh ! comment les prosélites de Mahomet n'eussent-ils pas été cruels & sanguinaires ? Outre l'atrocité des dogmes de la nouvelle religion, il leur étoit expressément enjoint de massacrer les incrédules ; & tous ceux qui mouroient les armes à la main, étoient assurés d'une éternité de bonheur. D'ailleurs, quel paradis que celui que Mahomet promet à ses sectateurs ! Le plus capable de toucher, d'émouvoir, d'enflammer des âmes sensuelles : une immortelle volupté, des fruits délicieux, des Houris toujours neuves & toujours ravissantes, une vigueur inépuisable, des plaisirs sans interruption & sans satiété. Mais cette volupté, ces fruits, ces brillantes Houris, ces plaisirs continus, n'étoient promis qu'à ceux qui par la force & le nombre de leurs exploits, auroient signalé leur zèle : le ciel étoit fermé aux lâches & aux cœurs trop compatissans. Ce fut ainsi que les anciennes Scandinaves, fatigués de la simplicité de leur religion, associèrent à l'être suprême le sanguinaire Odin, idole mille fois plus féroce que l'antique Moloch. Bientôt ils ne connurent plus d'autre dieu que le fier Odin. Lui seul méritoit, suivant eux, l'hommage des mortels, parcequ'il étoit sévère, terrible & toujours occupé à verser le sang des hommes : aussi croyoient-ils l'honnorer par les noms de Pere du carnage, Dieu depopulateur, agile, incendiaire, inflexible, bruyant. Comme ils pensoient que le plaisir le plus doux pour Odin, étoit celui de désigner & de compter lui-même ceux qui devoient périt dans un jour de bataille ; avant que d'engager le combat, ils promettoient solemnellement de sacrifier un certain nombre de victimes humaines à cette sombre divinité ; parceque, disoient-ils, ces hommes immolés sont le droit sacré d'Odin. Quel puissant aiguillon excitoit la valeur de ces anciens Danois ? Quel sentiment sublime élevoit leur courage ? C'étoit le fanatisme ; c'étoit l'idée folle & superstitieuse qu'ils se formoient d'Odin ; c'étoit l'ambition de plaire à ce Dieu destructeur, qui ne prodiguoit ses faveurs qu'à ceux qui périssoient dans le feu des combats. lls étoient persuadés que les âmes des guerriers tués sur le champ de bataille, étoient reçues avec distinction dans la céleste Valhalla, Odin les combloit des plus brillantes récompenses ; & ces récompenses étoient des éloges éternels sur leur bravoure, & la liberté de rester perpétuellement assis à la table d'Odin. C'étoit là le principe toujours actif, toujours pressant de l'héroïsme des Danois ; c'étoit cette douce espérance qui troubloit leur imagination au point que dans la chaleur du combat, dans le feu de la mêlée, ils croyoient voir Odin lui-même ranimer la fureur des combattans, frapper ceux qu'il avoit dévoués à la mort, & emporter leurs âmes dans l'immortelle Valhalla.

Si l'ambition de mériter d'aussi grossières récompenses avoit tant de puissance sur le cœur des Scandinaves ; à combien plus forte raison le ciel promis aux sectateurs de l'Islamisme devoit-il remplir leurs âmes d'héroïques sentimens ? Car il faut avouer que, malgré sa bisarrerie, le paradis de Mahomet ne laissoit pas d'être flatteur pour des peuples corrompus, & qui ne connoissoient que les plaisirs des sens, ne respiroient que pour jouir, ne soupiroient qu'après la volupté. Aussi l'Apôtre de Médine eut à peine donné à ses imbéciles disciples une légère idée des agrémens & du bonheur qu'ils goûteroient dans la vie future, que, transportés d'un zèle dévorant, ils ne songèrent plus qu'à marcher dans la carrière qui leur étoit ouverte : dangers, combats, supplices, rien ne les arrêta, rien désormais ne fut capable de rallentir leur ardeur meurtrière. En effet, comme le fanatisme étoit le grand resort que Mahomet faisoit mouvoir, l'intérêt étoit l'ame qui donnoit à ce fanatisme le dégré de chaleur & de vivacité qu'il importoit au faux Prophète de lui donner pour arriver au but où il tendoit. L'intérêt, ce mobile puissant des actions humaines, est mille fois plus fort, uni au fanatisme, que toutes les passions ensemble dans leur plus grande effervescence. C'est lui qui crée, qui soutient, augmente, & rend contagieux l'enthousiasme des fanatiques. Sans l'intérêt le fanatisme ou n'existeroit point, ou s'évanouiroit, & se consumeroit bientôt par sa propre activité : sans principe, sans objet, comment pourroit-il être épidémique ? Comment pourroit-elle durer cette flamme brûlante qui gagnant de proche en proche, se nourrit de son propre feu, & qui aulieu de s'affoiblir en s'étendant, prend de nouvelles forces à mesure qu'elle se communique ? Si ce n'eut été l'intérêt qu'elle auroit pu être jadis la cause de l'yvresse des Corybantes, qui s'irritoient à mesure de la violence des coups qu'ils frappoient sur leurs tambours, & qui après d'effrayantes convulsions, des heurlemens affreux finissoient par s'immoler eux-mêmes ? Si ce n'eut été l'intérêt, quel eut été le principe des transports des Bachantes, qui s'animant par dégrés à la lueur de leurs thyrses enflammés, passoient de folie en folie, jusqu'aux derniers excès de la fureur ? Les uns étoient intéressés à faire respecter le culte de Cybelle, & les autres à célébrer les orgies de Bacchus par des fêtes licentieuses, & très-souvent mêlées des plus infâmes prostitutions.

Mahomet agissoit par le même motif : je veux dire, que par le fanatisme, il vouloit aveugler ses prosélites & troubler leur raison, au point de les rendre inaccessibles à la crainte, sévères & cruels jusqu'à la barbarie, invincibles à force de témérité. Son dessein étoit encore de les rendre si superstitieux à son égard, qu'ils n'osassent jamais ouvrir les yeux sur sa conduite ; ou que, s'ils étoient frappés de l'énormité des crimes que l'intérêt de sa gloire le forceroit de commettre, ils les regardassent comme autant d'actes de rigueur que le ciel lui prescrivoit, & les excès de ses débordemens comme des preuves éclatantes de la faveur de Dieu, qui ne permettoit qu'à lui seul de violer les loix les plus sacrées, de se livrer à des amours adultères, de former des liens incestueux, & de s'unir indistinctement avec toutes les femmes qui exciteroient dans son cœur des désirs trop pressans.

Je n'ai rapporté de la vie de Mahomet que les traits qui m'ont paru les plus propres à prouver la justesse de mon observation au sujet de l'utilité qu'un homme de génìe peut retirer de l'absurdité même des superstitions reçues. J'avois dit, Chap. XIII, que le plus sûr moyen d'éclairer & de policer un peuple devenu stupide & corrompu à force de superstitions, étoit, à mon avis, de lui faire adopter des superstitions moins grossières & plus séduisantes que ses anciennes erreurs, analogues à son caractère, à ses passions, à ses penchans, & toutes relatives à la législation qu'on vouloit établir & à la nature du gouvernement qu'on se proposoit de fonder. Par les faits que j'ai racontés je crois avoir prouvé que ce moyen fut celui que Mahomet mit en usage ; ambitieux, & instruit du caractère des Arabes, il n'avoit pas d'autre route à choisir. Il est très-vraisemblable que chez toute autre nation, moins ignorante & moins superstitieuse ; il se fut bien gardé de recourir à tant de visions, à de si fréquens entretiens avec l'Ange Gabriel. L'imposture eut été trop frappante ; mais en Arabie, il pouvoit hazarder tout : ce n'étoit même qu'à force de fourberies, de fictions, de contes, qu'il pouvoit persuader le merveilleux de sa mission. Sans l'autorité des miracles, sans l'intervention expresse d'une intelligence céleste, ses loix & sa doctrine eussent été mal reçues par des hommes accoutumés à construire de leurs mains, à voir, à adorer & à entretenir chaque jour une foule de dieux. D'ailleurs, entièrement livrés au brigandage & aux débordemens, les Arabes n'avoient aucune idée, ou dumoins, il n'avoient qu'une idée très-imparfaite de Dieu, du paradis, de l'ame, de la vie future : ils n'aimoient, ne connoissoient, & ne goûtoient que les plaisirs des sens ; ils ne concevoient rien au-dessus de ces plaisirs. Pour leur plaire il falloit donc que la doctrine de Mahomet tint un peu à ce goût général & dominant pour la sale débauche. Le luxe & la licence avoient jetté les Spartiates dans la plus honteuse anarchie, quand Licurgue entreprit de leur donner une sage législation & de les ramener à la vertu : il y parvint : ses loix même étoient très-sévères ; mais elles permettoient le vol ; elles permettoient aux jeunes filles de Lacédemone l'indécence des vêtemens ; car enfin, il falloit bien pour réussir, que Lycurgue se rapprochât par quelqu'endroit des mœurs des anciens Spartiates.

Comme je n'ai parlé de Mahomet que pour montrer les avantages & les dangers de la superstition ; il me suffit d'avoir suivi ses pas depuis sa naissance jusqu'à l'instant où il est parvenu à fonder par le secours de l'erreur & de l'imposture, l'Islamisme & un vaste Empire sur les débris des superstitions de ses contemporains ; il ne me reste plus qu'à examiner la cause qui rendit ses sectateurs si indulgens pour ses crimes & pour ses vices.


CHAPITRE XXV.

Cruauté de Mahomet. Stupidité de ses Disciples.

PARCE qu'un homme en a tué beaucoup d'autres, il ne s'ensuit pas toujours qu'il soit cruel, sanguinaire, inhumain. Il faut avant de décider, examiner dans quelle position il s'est trouvé. voilà ce que répondent les Musulmans, quand on leur parle de l'excessive sévérité de leur Prophète. Peuvent-ils le justifier ? Y a t'il quelque situation, à moins que ce ne soit celle de la défense de soi-même qui excuse le meurtre ? Le fondateur de l'Islamisme étoit-il dans ce cas ? Non ; mais ces actes de barbarie le rendoient respectable ; son ardeur à les commettre, persuadoit au peuple qu'il étoit autorisé par le ciel, qui lui avoit donné le droit de vie & de mort sur les Croyans ainsi que sur les infidèles, & tout cela tournoit au profit de ses vues. Mais, usa-t'il souvent de ce droit de vie & de mort ? On est assez dans l'habitude en Europe de regarder Mahomet comme le monstre le plus féroce qui ait paru sur la terre. On croit qu'il a été plus inhumain que Phalaris, plus atroce que Néron, Commode, & tant d'autres scélérats, dont les noms, pour l'honneur de l'humanité, devroient être effacés des fastes de l'histoire. On se trompe pourtant, il y a bien de la différence de lui à ces Tyrans. Mahomet, il est vrai, a répandu beaucoup de sang ; il a sacrifié à son ambition un très-grand nombre de victimes ; mais beaucoup moins qu'on ne le pense, & qu'il eut pu en immoler. Il est bon d'observer encore, qu'à quelques homicides près, il n'a été cruel que dans des circonstances où il étoit bien difficile qu'il épargnât, sans se perdre lui-même, ceux qu'il faisoit assassiner. Veut-on qu'un conquérant, que le Fondateur d'un Empire & d'une religion telle qu'est l'islamisme, ait toujours de la douceur, de l'équité, de la modération ? Veut-on qu'il laisse exister, au milieu d'une foule docile & qui lui est dévouée, quelques incrédules remuans & hardis, qui couvriront de ridicule, ses miracles, ses prophéties, ou qui dévoileront les vrais motifs de son zèle apparent, de son feint enthousiasme, & qui feront connoître le danger de ses préceptes, l'imposture de ses recits ? Que seroit devenu Mahomet ? Que seroit devenue sa doctrine ? Dans quel nouvel abîme d'idolatrie & de corruption les Arabes, ses disciples, feroient-ils retombés, s'ils se fussent doutés de la fourberie de leur Prophète, de ses desseins, de ses vues, du mépris qu'il faisoit & du ciel & des hommes ? D'ailleurs, pour aller jusqu'au trône, Mahomet n'avoit plus qu'un très-petit espace à franchir, & il falloit ou renoncer pour toujours à s'y asseoir, ou répandre le sang de quelques obstinés qui vouloient absolument l'empêcher d'y monter. Quel parti devoit-il prendre ? Il choisit le plus sur, parcequ'il vouloit regner ; & voilà quelle à été la véritable cause des meurtres dont il s'est couvert. Toutefois est il bien prouvé qu'il en ait commis autant qu'on le dit ? Il s'en faut, si l'on retranche de la nombreuse liste de ses assassinats, la quantité prodigieuse de Mécréans, que ses soldats ont égorgés, ou pour les convertir à l'Islamisme, ou sur le refus qu'ils ont fait de se convertir. Quant à ceux qu'il a tués lui même de sang froid, ou qu'il a fait tuer, je n'en trouve dans tout le cours de sa mission apostolique & conquérante, que sept cens vingt, ou sept cens vingt deux (car le nombre n'en est pas exactement fixé, même par les Docteurs Mahometans). Or, de ces sept cens vingt-deux victimes, il n'y en a presque aucune que Mahomet n'ait fait mourir pour des raisons qu'il trouvoit très-plausibles, & qu'il avoit grand soin de faire expressément approuver par l'Ange Gabriel.

Le premier de ceux qui périrent par ses coups, ou par ceux de son fidèle Omar, fut un de ses disciples, homme très-inconsidéré, & qui avoit osé appeller à Omar, d'une sentence que l'Apôtre venoit de prononcer. Omar ne jugea point l'appel ; mais de son cimetère il fendit en deux l'appellant, pour le punir de n'avoir pas voulu acquiescer à la décision d'un Juge aussi intègre & aussi éclairé. Mahomet fut si content de cette décision, qu'il donna à Omar le surnom d'Al Faruk ou de Séparateur; puisqu'il sçavoit si bien, dit-il, distinguer le vrai d'avec le faux. Les Musulmans sont encore assez embarrassés de décider quel des deux a été le plus admirable dans cette occasion ; d'Omar, qui a montré une si sainte indignation contre un homme qui osoit douter de l'équité du Prophète, ou de Mahomet qui en approuvant ce meurtre, a fait si éminemment connoître son amour pour la justice & la certitude où il étoit de l'équité de ses jugemens.

La seconde victime immolée à la gloire de Mahomet étoit bien plus coupable, il étoit important qu'elle périt. Mahomet récitoit quelques versets de l'Alcoran, très-sublimes comme ils le sont tous. Al-Nodar, jeune incrédule, écouta fort attentivement ces versets, & sortit : on lui demanda quel étoit le sens des paroles que Mahomet venoit de prononcer. L'impie répondit en jurant, qu'il n'y entendoit rien, & que l'Apôtre se mocquoit de débiter d'un air si grave, de si mauvais contes de vieille. On sent combien Mahomet étoit intéressé à ne pas laisser impunis des propos aussi licentieux. Dès le soir même il fit égorger Al-Nodar, & tous dirent : le Prophète a bien fait ; loué soit le Prophète qui a vengé le ciel, auteur de l'Alcoran.

Okba ne pouvoit éviter la mort qu'il avoit bien méritée. Mahomet n'étoit encore qu'un particulier ordinaire, qu'Okba l'entendant parler de ses vues de réformation, eut l'insolence de lui donner un coup de pied, & de lui cracher au visage ; Mahomet lui jura qu'il se vengeroit dans la suite, & qu'il lui couperoit la tête. Il lui tint parole ; car Ali lui coupa la tête par ordre du Prophète. Il eut réellement été fort indécent, disent les Musulmans, que Mahomet publiquement reconnu Prophète & maître de l'Arabie, eut laissé exister un homme qui l'avoit si cruellement outragé ; la vie de l'impie Okba blessoit évidemment la religion.

Mahomet invita les Juifs établis à Médine, d'embrasser l'Islamisme : ils rejettèrent l'invitation. Le Prophète irrité, leur fit la guerre ; ils furent obligés de se rendre à discrétion, au nombre de sept cens, & la discrétion de l'Apôtre fut d'ordonner qu'on les massacrât tous, sans distinction d'âge ni de sexe. Ces Juifs étoient fort riches ; Mahomet réfléchit, & leur laissa la vie, à condition qu'ils lui remettroient tout ce qu'ils possédoient, & qu'ils s'en iroient exactement tout nuds ; ce qui fut strictement exécuté. Il n'y a point de Derviche qui puisse retenir ses larmes à ce trait de clémence de Mahomet ; ses disciples pensèrent comme les Derviches, & ils ne pouvoient assez admirer la douceur de l'Apôtre, qui maître de prendre les biens & la vie de 700 Juifs, s'étoit contenté de s'emparer de tous leurs biens, leur avoit laissé la vie, & même la liberté d'embrasser l'Islamisme.

Caab, Poëte satyrique, ne se contenta point d'être incrédule, il eut la témérité de faire des vers très-mordans contre le Prophète & contre l'Alcoran, double atrocité qui méritoit, suivant les sectateurs de Mahomet, les plus cruels supplices. Mahomet fut cependant plus doux que ne l'eussent été ses prosélites ; il fit seulement assassiner Caab, qui fut trop heureux de ne pas périr d'une mort plus violente.

L'Islamisme faisoit de rapides progrès ; tout le monde croyoit, toutes les villes de l'Arabie ouvroient leurs portes au Prophète ; un seul Arabe, Sofian, résista au torrent, & entreprit d'arrêter les armes de l'Apôtre. Mahomet envoy à poignarder Sofian, & sa troupe fut dispersée. Les Musulmans eussent bien désiré que le Prophète, moins indulgent, eut exterminé les complices & les soldats de Sofian, mais plus humain qu'eux Mahomet fut satisfait du sang du plus coupable.

Saad, l'un des Généraux de Mahomet, fut envoyé contre les Koréid'hites, qui renfermés dans une forteresse s'y défendirent pendant vingt-cinq jours ; mais ils furent alors obligés de se rendre. Saad les prit, les enchaîna, & décida que les hommes seroient passés au fil de l'épée, que les femmes & les enfans seroient esclaves, & que leurs biens seroient partagés entre le Prophète & ses sectateurs. On amena cette foule de malheureux devant l'Apôtre, qui s'écria que Saad avoit prononcé un jugement divin, & en conséquence il fit massacrer sous ses yeux sept cens Koréid'hites ; les femmes & les enfans furent tous emmenés en captivité. Les disciples de Mahomet furent d'abord surpris de cet acte de rigueur ; on dit même que quelques-uns d'entr'eux trouvèrent un peu dur ce massacre ordonné & exécuté avec tant de sang froid ; mais le Prophète les convainquit sans peine de la grande équité de cette exécution ; il leur prouva que les Khoréid'hites ayant été sommés de se rendre de la part de l'Envoyé de Dieu, & ne s'étant point soumis tout de suite, ils avoient été rebelles à Dieu lui-même, contre lequel ils avoient eu l'exécrable audace de combattre ; que ce crime étant irrémissible par sa nature, c'eut été en lui un crime plus grand encore, s'il eut pardonné à ces sept cens coupables. La force de cet argument pénétra si fort les partisans du Prophète, qu'ils s'étonnèrent de ce que les femmes & les enfans des Khoréid'hites, qui avoient en quelque sorte partagé leur faute, ne partageoient pas aussi leur châtiment. mais il falloit que Mahomet laissât toujours, même dans ses vengeances, échapper quelque trait d'indulgence & de générosité. Les Musulmans ne manquent pas de célébrer par de grandes réjouissances l'anniversaire de ce pieux massacre.

Salam étoit un Juif fort indiscret, & qui osa insulter Mahomet au sein de ses triomphes ; Mahomet simple particulier eut méprisé peut-être les injures du Juif ; mais Apôtre, il eut manqué au respect qu'il se devoit, s'il eut laissé une telle licence impunie ; il fit égorger Salam, & cet acte de justice fut & est regardé encore comme une des actions les plus illustres de son apostolat.

Huit Oraïnites vinrent à Médine, & embrassèrent l'Islamisme ; ils y demeurèrent quelques tems ; mais trouvant que l'air de la ville ne leur convenoit pas, ils se retirèrent à la campagne, dans le lieu où passoient les troupeaux de Mahomet, & par son ordonnance ils burent du lait de ses chamelles, & même de leur urine pour se guérir, faveur que tout Arabe eut payé de son sang. Mais par la plus noire ingratitude ils s'enfuirent, & emmenèrent les chameaux. Le Prophète informé du vol, envoya à la poursuite des Oraïnites ; ils furent pris & conduits aux pieds de Mahomet. Il leur reprocha l'atrocité de leur crime, leur fit voir combien il étoit affreux de voler les chameaux d'un Apôtre, qui, comme tout le monde le sçavoit, appartenoit au ciel, lui & conséquemment tout ce qu'il possédoit. Ensuite pour expier cette horrible profanation Mahomet fit couper les pieds & les mains des huit Oraïnites, leur fit crever les yeux, & les fit attacher à des croix, où ils expirèrent. Cet exemple qui, comme on voit, étoit un peu sévère, inspira aux Musulmans le plus grand respect pour les chamelles de Mahomet, & pour tout ce qui lui appartenoit. Les Derviches, toutes les fois qu'on leur a pris, ou qu'on veut leur prendre quelque chose, ont grand soin de citer la punition des Oraïnites ; & comme ils prétendent appartenir aussi directement au Prophète, que ces chamelles appartenoient à Mahomet, cette autorité ne manque pas de faire une très-grande impression sur l'esprit du Cadix.

Osaïr, homme ambitieux, vindicatif & fort entreprenant, résolut de venger le meurtre de Salam ; il souleva par ses clameurs les Juifs de Khaibar, qui éblouis par ses promesses, le nommèrent leur chef. Mahomet averti du complot, envoya Abd'allah vers l'impie Osaïr. Abd'allah suivi de trente hommes, l'attira dans une embuscade, le perça de son épée, & massacra les Juifs de Khaibar. Dans cette occasion, Mahomet ne fit que se défendre contre Osaïr ; qui avoit mérité le sort qu'il éprouva.

Les Mecquois avoient longtems résisté à la force & aux exhortations du Prophète ; mais enfin ils firent, à l'exemple du reste de l'Arabie, obligés de se soumettre. Mahomet se rendit maître de la Mecque ; sa victoire fut ensanglantée par le massacre d'une foule de malheureux immolés à la gloire de la nouvelle religion. Après ces premiers momens de carnage, Mahomet parut tranquille, & la fureur de ses partisans assouvie. Il déclara même publiquement que désormais la Mecque seroit un azile inviolable. Cependant après avoir été solemnellement inauguré sur la colline d'Al-Safar ; après avoir reçu le serment de fidélité du peuple, le ciel lui rappella le souvenir de quelques anciennes injures, & il jura au même instant de retracter sa promesse ; non qu'il ne put oublier des outrages ; mais pour venger le culte qu'il avoit établi, & pour donner un exemple capable d'effrayer à jamais les impies. Il proscrivit donc ceux qui avoient témoigné le plus d'animosité contre lui. Quelques-uns des proscrits obtinrent grâce ; car quel homme, disent les Musulmans, fut plus doux que notre Prophète ? On n'est pas d'accord sur le nombre de ceux qui furent égorgés. On sçait seulement que Mahomet fit poignarder Mekias, qui outre ses anciennes fautes, avoit eu la témérité de boire du vin, malgré la défense expresse que Mahomet venoit de faire de cette liqueur. Abd'allah, fils de Kathal, joignoit à un débordement scandaleux une irréligion outrée ; il avoit tué un Musulman, & il menoit avec lui deux prostituées qui chantoient publiquement des vers satyriques contre Mahomet : il fut proscrit, comme il le méritoit : il alla se cacher dans l'intérieur de la Caaba ; il y fut découvert, & tué par ordre du Prophète, qui avoit le privilège de violer les asyles, quand il étoit question de faire exécuter ses ordres. Ses sectateurs, même les plus zélés, murmurèrent, & trouvèrent barbare cet homicide, commis dans le sanctuaire le plus sacré de la terre. Mahomet leur déclara qu'il avoit reçu une permission particulière de violer l'immunité de la Caaba pour une heure. Les Musulmans admirèrent les privilèges de l'Apôtre, & gardèrent le silence.

Al Howaireth, l'un des plus distingués Koreishites, haïssoit Mahomet ; il l'avoit insulté, & l'on assure même qu'il avoit outragé Fatime, & la belle Zeynah ses deux filles chéries : Al Howaireth fut traîné aux pieds de Mahomet. Celui-ci remit son glaive au redoutable Ali, qui d'un coup abattit la tête du brutal Howaireth : grand & mémorable exemple contre les impudiques ! Hareth qui n'avoit ni la naissance, ni le crédit d'Al-Howaireth, avoit tenu aussi des propos insolens contre l'Apôtre. Mahomet fit un signe, & ali abattit de con cimetère, la tête du coupable, dont le nom fut dès-lors en exécration parmi les fidèles Croyans.

Kariba, Ommsaad, & une servante d'Abdallah, expirèrent dans les supplices, sous les yeux, & par ordre de Mahomet, qui punissoit dans la première, l'une des deux prostituées d'Abdallah, ses vices & les vers satyriques qu'elle avoit eu l'audace de chanter ; dans la seconde l'indiscrétion qui lui avoit fait révéler quelques actions secrètes & galantes du Prophète ; dans la troisième, les services qu'elle avoit rendus à son maître, incrédule & proscrit.

Voilà quels furent à peu-près tous ceux que Mahomet se crut obligé d'immoler à sa gloire & aux progrès de sa doctrine, dont ces malheureux retardoient la propagation, autant qu'il leur étoit possible. Le danger qu'il y avoit à les laisser exister ne justifie point Mahomet ; mais ce danger pourroit dumoins prouver que des motifs indispensables l'ont porté, sans être barbare, à des excès de cruauté. D'ailleurs, ces injustices,, ces meurtres, ces assassinats, rendoient si respectable celui qui les commettoir ; ses prosélites avoient tant de docilité à les croire expressément ordonnés par le ciel ; & cette erreur étoit si favorable à l'Islamisme, que l'humanité est, en quelque sort, redevable à Mahomet, de n'avoir pas été plus féroce, & de n'avoir pas grossi les flots de sang qu'il a versé.


CHAPITRE XXVI.

Débauches de Mahomet. Aveuglement de ses Disciples.

Mahomet idolâtra les femmes : la beauté eut sur lui plus d'empire qu'il n'en avoit lui-même sur ses stupides sectateurs. Il ne fut ni inconstant dans ses amours, ni perfide avec ses Maîtresse ; mais il lui en fallut plusieurs, & il les aima toutes éperdument & d'une égale ardeur. Si ce qu'on assure de lui à cet égard, est vrai, Mahomet fut un homme fort rare, fort extraordinaire. Les Docteurs Musulmans prétendent d'après lui, & ce qu'il y a bien plus surprenant, d'après ses femmes, qu'il avoit reçu de la nature la force & la vigueur de cent hommes robustes : on seroit tenté de le croire aux exploits étonnans dans ce genre qu'on raconte de lui. Quoiqu'il en soit, il eut, selon quelques Historiens Mahometans, 13 femmes légitimes, quelques autres disent 15 ; Abbulseda & Gentius assurent qu'il en épousa 26. On n'en connoit que 12, & chacune des 12 eut en lui l'amant le plus impétueux, le mari le plus riche des dons de la nature. Aucune d'elles n'eut le tems ni la liberté d'être jalouse ; on prétend qu'il les voyoit toutes dans une même nuit, comme s'il n'en eut vû qu'une.

J'ai parlé de Khadija. Sawda fut la seconde femme du Prophète ; Ayesha, fille d'Abubecr, fut la troisième ; Mahomet eut toujours pour elle la plus vive passion, elle regnoit dans son cœur, elle occupoit son âme toute entière ; dans les bras de ses autres épouses il soupiroit pour Ayesha ; elle étoit son amie, sa maîtresse, son idole, son dieu. Ghozia fut sa quatrième femme ; il l'aima par caprice, l'épousa par amour, & la répudia par dégoût. Hassa, fille d'Omar, sa cinquième épouse, eut tour-à-tour sa haine & son amour, sa confiance & ses mépris ; il finit par la respecter, & même par la consulter dans les difficultés les plus pénibles à résoudre. Il épousa la belle Zeinab, qui des bras du Prophète passa dans le tombeau, & laissa à son époux des regrets éternels ; car Zeinab étoit aimable, vive & voluptueuse. Omm Salma fut l'épouse chérie de l'Apôtre, & elle eut été peut-être celle qu'il eut le plus constamment adorée, s'il n'eut pas vû par hazard la belle Zénobie, femme de Zeid, son affranchi & son fils adoptif : il ne pouvoit se marier avec elle ; la loi le défendoit ; c'étoit même, suivant sa doctrine, un sacrilège irrémissible que de convoiter la femme de son fils adoptif. Mais quand Mahomet avoit publié cette loi il ne connoissoit pas les grâces de Zénobie : il la vit, son cœur soupira ; Zeid s'apperçut de la passion naissante de son pere adoptif ; il y alloit de sa vie ; il feignit de n'avoir plus que du dégoût pour son épouse, & la répudia. Mahomet fit descendre du ciel un verset de l'Alcoran qui le dispensant de la loi, lui permettoit d'épouser Zénobie ; il l'épousa, remercia le ciel, & idolâtra sa nouvelle conquête.

Mahomet vit en Ethiopie la jeune Habiba, femme d'Obeid'hallah ; ses attraits le touchèrent ; il s'éloigna de cette femme, le cœur blessé ; il apprit à Médine la mort d'Obeid'hallah ; & il envoya aussitôt un Courier au Roi d'Ethiopie, pour le prier de lui donner Habiba en mariage. Le Roi y consentit, & Habiba vint à Médine, où elle vécut en Souveraine auprès de son amant, époux tendre pour elle, & toujours éperdu. Joweira, de l'état de captive,, passa, grâce à ses charmes & à l'amour qu'elle avoit inspiré au Prophète, au glorieux état de femme de Mahomet : il la chérit beaucoup, & les années ne firent qu'augmenter sa tendresse pour elle. Mahomet épousa aussi Safiya, Juive d'une beauté parfaite, remplie de talens, & à qui Mahomet découvroit chaque jour quelques grâces nouvelles. Maimuna fut la douzième femme du Prophète ; c'est la dernière de celles dont on connoît le nom : elle avoit sur ses compagnes cet avantage, que Mahomet la respectoit jusqu'à la vénération, même dans des momens qui paroissent exclure toute espèce de respect.

Toutes ces femmes étoient on ne peut pas plus satisfaites de leur époux ; jamais elles ne s'apperçurent d'aucun ralentissement. Toujours idolâtrées, elles ne concevoient pas comment le Prophète pouvoit suffire à des travaux plus réels & plus pénibles que ceux de l'ancien Alcide : les Musulmans ne le comprenoient pas non plus ; & cet excès de forces ne contribuoit pas peu à leur faire regarder Mahomet comme un être tout extraordinaire, & visiblement protégé du ciel.

On fut d'abord un peu surpris que Mahomet violât aussi ouvertement la loi qu'il avoit faite ; & que n'ayant permis à ses Sectateurs, sous peine d'anathème, que quatre femmes ou concubines au plus, il grossit chaque jour d'une nouvelle épouse, le nombre de ses femmes. Cet exemple scandalisoit ; mais le Prophète fit bientôt cesser le scandale. Il se fit accorder par le ciel un privilège exclusif de prendre tout autant d'épouses qu'il le jugeroit à propos ; & le même verset de l'Alcoran qui lui donnoit ce privilège, défendoit à qui que ce fut, de blâmer sa conduite, & de se scandaliser de son incontinence.

Mais envain Mahomet fit-il intervenir le ciel & l'Ange Gabriel; envain profita-t'il des forces plus qu'humaines qu'il tenoit de la nature ; envain chercha-t'il par les preuves les plus convaincantes, à faire accroire à ses femmes qu'il les adoroit toutes, & que chacune d'elles étoit plus heureuse & plus favorisée que si elle n'eut été que la femme unique d'un autre : ni ses rares talens, ni ses visions, ni ses travaux, ni ses caresses ; rien ne put le mettre a l'abri du sort qu'éprouve communément tout époux adultère. Sa tête fut couverte d'opprobre, si c'en est un d'avoir une épouse volage, infidèle, débordée. La plus chérie de ses femmes, celle qu'il idolâtroit pardessus tout, l'amie de son cœur, Ayesha, eut plus d'un amant ; & sot qu'elle fut irritée des infidélités de Mahomet, soit qu'elle ne put résister à l'ardeur du penchant qui l'entraînoit, elle combla de ses faveurs beaucoup de Musulmans. Ses aventures devinrent publiques ; sa réputation fut flétrie. On l'accusa ouvertement d'adultère & de débauche outrée. Mahomet adoroit Ayesha ; il ne pouvoit douter de ses infidélités : la punir, la répudier, c'eut été s'exposer à des ressentimens ; & d'ailleurs, il eut été dangereux à un Prophète, d'avouer qu'il avoit ignoré l'inconduite de sa femme, lui qui se vantoit de lire dans les replis les plus cachés des cœurs. Considérant combien cette accusation donneroit de l'avantage à ses ennemis, qui la regarderoient comme une tâche à son honneur, & qui par-là pourroient affoiblir son autorité, il entreprit de justifier sa femme, malgré la publicité de ses débordemens. Il assembla ses Sectateurs, & leur rendit compte d'une révélation toute particulière & par laquelle Dieu l'avertissoit expressément de ne jamais rien croire des calomnies que l'on pourroit répandre contre l'honneur & la pureté d'Ayesha. Cette révélation qu'on lit dans le 24e chapitre de l'Alcoran, fit tant d'impression sur les esprits, qu'Ayesha passa dès cet instant pour un modèle de vertu ; & quelque tems après un Musulman indiscret ayant osé se vanter des bontés de cette femme, il reçut par ordre de Mahomet quatre-vingt coups de fouet, ainsi que le ciel l'avoit ordonné, suivant la loi insérée dans le même chapitre.

Mahomet fut moins heureux avec le jeune Zénobie, cette belle Zénobie, qui étoit l'idole de son âme, & à laquelle il n'eut pas renoncé pour l'Empire de l'Orient. Ali avoit tué ès combat singulier le frere de Zénobie. Mahomet refusa de punir le meurtrier. Zénobie, irritée, résolut de venger sur son époux, le sang de son frere. Elle empoisonna une épaule de mouton, & invita le Prophète à venir souper chez elle. Mahomet, qui préféroit les épaules de mouton aux mets les plus délicieux, mangea avec avidité de celle qui lui étoit servie. Bashar, son favori, en mangea aussi, mais il tomba au même instant dans d'affreuses convulsions, & expira sur la place. Mahomet éprouva les mêmes convulsions, & parvint, à force de secours, à rendre le poison ; mais le coup mortel étoit porté ; il mourut trois ans après Bashar. Les Mahometans assurent que l'épaule de mouton parla à Mahomet, dès le second morceau qu'il en mangea ; mais le miracle étoit inutile, le poison avoit opéré. Mahomet demandant à Zénobie quel motif l'avoit portée à cette atrocité ? J'ai pensé, répondit Zénobie, que si vous étiez véritablement Prophète, vous vous apercevriez aisément du poison, & que si vous ne l'étiez pas, nous serions bientôt délivrées de votre tyrannie. Ce raisonnement étoit fort, & surtout dans la bouche d'une amante adorée. Mahomet en fut pétrifié ; il soupira de rage, & n'osa se venger ; cruellement offensé, mais éperdument amoureux, il se contenta de renvoyer Zénobie à ses parens. Quelque tems après, & peu de jours avant que de mourir, Mahomet apercevant la mere de Bashar, il lui dit : Hélas ! mere Bashar, le poison de Zénobie, qui fut si fatal à ton fils, n'a pas cessé de me visiter de tems en tems depuis ; mais à présent, je sens les veines de mon cœur se rompre par sa violence.

L'activité de ce poison, ni les tourmens qu'éprouva Mahomet, ne l'empêchèrent pourtant pas de joindre à ses vingt-six épouses, un essain de concubines qu'il aima, qu'il idolâtra aussi passionnément qu'il adoroit ses femmes. Elles lui furent toutes fidelles & soumises. Aucune d'elles ne lui donna ni de rival ni de poison. Les plus distinguées, & celles que les Mahometans révèrent comme les confidentes & les dépositaires des secrets les plus intimes de Mahomet, furent, la séduisante Ribana, Juive d'une grande beauté, qui persista quelque-tems dans le Judaïsme, mais qui persuadée enfin par l'éloquence, l'énergie & les grandes actions de son amant, embrassa l'Islamisme, & devint un des Interprêtes les plus éclairés du divin Alcoran ; Shirim, belle Copte, dont les tendres baisers retiroient Mahomet de la profonde léthargie où l'avoit enseveli la présence soudaine de l'Ange Gabriel. Marie la Copte, plus radieuse que l'aurore, & dont les premières faveurs avoient donné tant de chagrin à Mahomet ; car ayant défendu la fornication par un chapitre exprès de l'Alcoran,, & ayant vu ensuite la belle Marie, il ne put résister au pouvoir de ses charmes, & malgré l'Alcoran, il coucha avec elle, une nuit qu'il avoit promis de donner à Ayesha & à Hassa. Celles-ci, inquiètes de n'avoir pas vu le Prophète, découvrirent la cause qui l'avoit retenu, on prétend même que Hassa le surprit couché avec Marie. Elles lui firent des reproches si vifs, que Mahomet leur promit de ne plus voir Marie, & de la renvoyer ; mais sa passion lui fit bientôt oublier ses sermens. Il revint à Marie, & passa un mois tout entier avec elle ; ensuite, pour se justifier auprès des Musulmans & de ses femmes, qui murmuroient hautement de son inconduite, il fit descendre du ciel le chapitre 66e de l'Alcoran, par lequel dieu approuvant ses actions & ses amours, lui permet de se dégager de ses sermens, pour si peu qu'ils contraignent ses inclinations.

Outre la belle Ribana, Shirim & la Copte Marie, Mahomet fut encore l'amant de deux jeunes Egyptiennes, & d'une quantité prodigieuse d'autres concubines, que sa main droite posséda, selon le stile de l'Alcoran, & qui régnèrent tour-à-tour dans son cœur.

Tant de femmes, tant de maîtresses, tant d'excès scandaleux, & que le Prophète lui-même eut puni dans tout autre, ne purent éclairer ses imbéciles Sectateurs. il leur paroissoit étonnant, à la vérité, qu'un Prophète, un Apôtre, l'ami de Gabriel, le confident de Dieu, eut des mœurs, en apparence aussi corrompues, qu'il enlevât à ses disciples, à ses amis, à ses esclaves, toute femme ou toute jeune fille qu'il trouvoit à son gré : mais ses révélations les arrêtoient, ses visions les désarmoient ; les chapitres de l'Alcoran, que le ciel envoyoit exprès pour le justifier, éloignoient d'eux toute idée prophâne, tout jugement trop libre, & ils disoient : il vaut beaucoup mieux croire que la concupiscence n'est pas un mal, l'impudicité un vice, l'adultère & l'inceste des crimes, puisque notre grand Prophète y est sujet, que de penser que puisqu'il est impudique, adultère, incestueux, il n'est pas un grand Prophète.


CHAPITRE XXVII.

Mahomet fut-il superstitieux, fanatique, ou imposteur ? Son caractère.

UN ECRIVAIN très-estimable, M. Deleyre a dit, dans l'article fanatisme[et ici] de l'Encyclopédie, que Mahomet fut d'abord un fanatique & puis un imposteur. J'ignore sur quels faits l'Auteur de cet article a pu fonder ce prétendu fanatisme. Je ne vois dans la vie de cet homme hardi qu'une suite réfléchie d'actions éclatantes & de crimes heureux, de démarches sagement combinées, d'entreprises profondement méditées, exécutées à propos & conduites avec art. Dès ses premières années je le vois rassembler les divers matériaux de l'édifice qu'il se propose d'élever : il prévoit tous les obstacles qui pourront l'arrêter ; il les prévoit, & sçait les aplanir. Il ne hazarde rien ; il commence, à l'exemple des grands Législateurs, par proposer en secret le plan de sa législation à quelques amis qu'il séduit, avant que de songer à éblouir la multitude. Il ne renverse les idoles qu'après avoir inspiré aux Arabes du mépris pour le culte que jusqu'alors ils leur avoient rendu. Il va, loin de la Mecque, s'éclairer chez le Moine Sergius, & puiser à Bostra les connoissances qui lui manquent, pour former un sistême de religion propre à lui captiver les différentes nations de l'Orient. Il étudie les vices & les préjugés de ses compatriotes, les caractères des peuples voisins de l'Arabie. Ce n'est enfin que quand il ne peut plus douter du succès, qu'il annonce sa mission, sa doctrine & ses loix.

Ce n'est point là, ce me semble, le caractère d'un fanatique. L'enthousiaste ne connoît ni les précautions, ni la prudence, ni les ménagemens. Le fanatique adopte avec transport les erreurs qui l'égarent ; mais il n'invente point ; il est trop agité, trop enflammé, trop plein des sentimens qu'on lui a inspirés pour avoir des idées à lui. Qu'on examine toutes les sectes qui ont égaré les hommes, & l'on n'en trouvera aucune qui ait été fondée par un fanatique ; quoique le fanatisme soit au progrès des sectes ce que les rayons du soleil sont à la végétation. Les innovateurs ont tous été ou des ambitieux, ou des fourbes : Mahomet a été l'ambitieux le plus hardi & l'imposteur le plus adroit qui ait encore existé ; or, le fanatisme exclut essentiellement l'un & l'autre de ces vices. Le Vieux de la Montagne, qui du fond de son rocher envoyoit au delà des mers poignarder les Souverains, n'étoit rien moins qu'un fanatique ; mais il avoit l'art d'inspirer le fanatisme à des superstitieux dont il faisoit des assassins, toujours prêts à immoler ceux qu'il leur désignoit. Si ce n'est pas d'après la frénésie de ses cruels émissaires qu'il faut juger le Vieux de la Montagne, c'est beaucoup moins encore d'après le zèle outré des Musulmans qu'on doit se former une idée de Mahomet. C'est d'après sa conduite, ses actions, ses conquêtes, sa législation ; & l'on verra alors qu'aulieu d'avoir été d'abord un fanatique & puis un imposteur, il commença par être ambitieux, qu'il fut ensuite un fourbe, & qu'il finit par se jouer ouvertement & du ciel & des hommes. Mahomet, en un mot, avoit toutes les qualités, tous les talens & tous les vices qui lui étoient indispensablement nécessaires pour réussir chez les Arabes.

L'ambition & l'amour du plaisir furent les deux passions dominantes de Mahomet. L'étendue de ses projets, & le mépris qu'il eut pour l'honneur, la vertu & l'humanité même qu'il sacrifia à ses vues, prouvent assez l'excès de son ambition. L'étonnante multiplicité de ses femmes & de ses concubines est une démonstration complette de ses débordemens. Ses meurtres, ses assassinats, la quantité prodigieuse de malheureux qu'il immola, indiquent la férocité de son âme. Ses visions supposées, ses prétendues révélations, & son attention à faire intervenir Gabriel & la Divinité en toute occasion, & toujours pour approuver ses crimes, découvrent son hypocrisie, son imposture & son impiété. Les Mahometans ne cessent de parler de sa profonde piété, de sa justice, de sa clémence, de sa sobriété : l'Alcoran & sa vie parlent plus hautement, & déposent en même tems & contre Mahomet & contre l'imbécile aveuglement de ses sectateurs. Je suis persuadé que tout entier à son ambition, & toujours occupé des moyens de remplir ses hauts projets, il ne se montra point aussi odieux que la plûpart des Ecrivains Européens l'ont dépeint : je crois même qu'il eut des vêtus apparentes : eh s'il n'en avoit pas montré, pourroit-on le taxer d'imposture ? eut-il joué le rôle d'un hypocrite ? Il parloit peu, disent encore les Musulmans, il étoit d'un humeur égale ; gai, & familier même dans le commerce ordinaire, accommodant, civil & complaisant : je le crois bien ; comment eut-il séduit les Arabes, s'il se fut montré à eux sous les traits d'un tyran ? C'est par les dernières années de sa vie, & quand il eut réussi dans ses vues, qu'il faut juger de son caractère. Or, alors il ne contraignit plus ses penchans ; ce fut alors seulement qu'il se montra cruel jusqu'à la férocité vindicatif, inflexible, barbare ; ce fut seulement alors qu'il passa toutes les bornes de l'impiété, de l'audace & des débordemens. Mais pourquoi se feroit-il contraint ? Ses stupides Disciples étoient persuadés que Dieu lui-même envoyoit chaque jour l'Ange Gabriel approuver ses débauches, ses crimes & ses usurpations.


CHAPITRE XXVIII.

Si Mahomet étoit né de nos jours, dans quels pays pourroit-il se flatter de fonder sa religion ?

PARTOUT où la superstition, l'erreur, les préjugés aviliroient la raison, étoufferoient la lumière des arts, proscriroient la sçience, & régneroient impérieusement sur les esprits & sur les cœurs. Partout où plus puissante que les loix, la superstition seroit sans cesse en contradiction avec l'autorité suprême. Partout où la terreur & la crédulité de l'ignorance auroient permis à l'erreur d'élever son trône despotique au-dessus du trône légitime. Partout où volontairement assujettis à une législation qui ne seroit point celle de l'état, & qui seroit opposée à celle de l'état, les auteurs, les défenseurs, les héraults des superstitions, plus craints, plus respectés que le Prince, les chefs & les juges de la nation, formeroient de proche en proche des essains dangereux, toujours prêts à se rallier, toujours prêts, au moindre signal, à souffler l'esprit de fanatisme, le poison de la discorde, le feu de la sédition. Partout enfin où ces pernicieuses associations seroient presque aussi nombreuses que le reste des classes des citoyens. Mahomet répandroit encore sa doctrine, annonceroit ses visions, persuaderoit ses dogmes dans un pays où le peuple irrité par l'orgueil, indigné par l'avidité, révolté par l'hypocrisie, l'ingratitude, l'injustice, & l'extrême licence de ceux qui devoient l'éclaircir, l'édifier, l'instruire, gémiroit sous le joug tyrannique qu'ils lui auroit imposer. L'Apôtre de Médine raconteroit avec succès ses fables & ses impostures dans ces malheureuses contrées où le peuple ne voit, aulieu de la vérité qu'on lui cache, que des erreurs grossières qu lui font détester ceux qui les lui présentent. Mais Mahomet, ainsi que tout innovateur, échoueroit en Europe, où le culte le plus pur, une religion simple & auguste par sa simplicité, des dogmes lumineux, des préceptes sublimes, toujours d'accord avec les loix établies, avec l'attachement des peuples à leurs constitutions ; enfin, où la tranquilité publique assurée par tant d'heureux moyens, ne lui laisseroient que la honte d'avoir formé d'audacieuses entreprises, des projets odieux. Eh ! quelle fourberie seroit assez séduisante, quel imposteur assez adroit pour former une secte nouvelle dans les lieux où le christianisme a porté ses rayons ?

C'est ailleurs, loin de l'Europe, c'est au-delà des mers, chez des peuples ensevelis encore dans les ténèbres de l'idolâtrie & dans l'îvresse des superstitions, que Mahomet & ceux qui voudroient l'imiter, annonceroient avec succès une nouvelle doctrine. Voulez-vous sçavoir chez quelle nation pourroit facilement s'introduire un nouveau culte, quelque absurde qu'il fut ? Allez sur les rives du Gange, & voyez jusqu'à quel point la superstition peut abrutir & subjuguer les hommes. Lisez Marini & du Halde : voici quelques-uns des traits qu'ils racontent au sujet des dangers de la superstition, quand elle est parvenue à un certain dégré d'autorité.

On trouve au-delà du Gange, dit Marini, le Royaume de Lao. Cette contrée située sous le plus heureux climat, est habitée par les Lanjans, nation douce, simple, honnête envers les étrangers, bienfaisante envers tous, & qui seroit ingénieuse, si on ne prenoit soin de la laisser végéter dans l'ignorance, & de l'effrayer sans cesse par les superstitions.

Les Lanjans, mal instruits & plus mal gouvernés, sont indolens & ennemis de tout travail utile : ils ne connoissent que très-imparfaitement les arts & les sçiences : leur vie est molle, oisive ; ils aiment la débauche, & sont passionnés pour les femmes, jusqu'à périr d'épuisement. Un penchant plus pernicieux est leur extrême entêtement pour la magie & pour les sortilèges. Cette inclination est si forte en eux, & surtout chez les Grands, qu'elle leur fait commettre des crimes qui font frémir l'humanité. Ils croyent que le moyen le plus sûr de se rendre invincibles, est de frotter la tête de leur éléphant avec du vin où il y ait quelques goûtes de bile humaine. Cette folle opinion engage les plus riches à employer les scélérats, qui, pour un très-petit salaire, vont dans les bois à la chasse des hommes. Ils tuent le premier qu'ils rencontrent, homme, femme, Prêtre, ou Laïque, lui fendent le ventre, & en arrachent la vessie du fiel. Si l'assassin est assez malheureux pour ne rencontrer personne dans sa chasse, il est obligé de se tuer lui-même, sa femme ou son enfant, afin que celui qui l'a payé, ait de la bile humaine.

A la doctrine de la métempsycose les Lanjans ont mêlé mille opinions ridicules sur l'état de l'ame après sa séparation d'avec le corps, Il y a cependant des écoles publiques à Lao, & ces écoles sont divisées en trois classes principales. On enseigne dans la première une prodigieuse quantité d'absurdités sur l'origine du monde, des hommes & des dieux. Dans la seconde, on explique la religion de Chaca, ou la nouvelle loi. La troisième est remplie par les Illuminés, qui s'occupent à concilier les principes opposés & les opinions contraires, à interpréter les passages douteux, à applanir les difficultés, c'est-à-dire, à surcharger la religion de fables monstrueuses.

Les Talapoins, Professeurs de ces écoles, sont aussi les Prêtres du pays & les maîtres de tout. Ces Talapoins, fourbes insignes, forment dans le Royaume une classe aussi nombreuse que le reste des Lanjans : ils gouvernent cruellement le peuple, & font trembler le Prince sur son trône. Ils passent à Lao même, pour les hommes les plus perfides du Royaume. Ils sont tous, ou presque tous, de la lie du peuple. Ils n'ont rien du tout à faire, & ils regardent l'industrie comme un vice déshonorant. Leurs monastères, dit toujours Marini, font autant d'affreux repaires de débauchés, de vicieux, de scélérats dans tous les genres. Plus ils sont ignorans & de naissance obscure, plus ils deviennent insolens, quand ils sont revêtus du manteau de leur ordre. Ils ont l'ame féroce, le cœur dur & cruel. Ils se consacrent à la vie religieuse dès l'âge de quinze ans : leur noviciat est long ; ils passent par beaucoup d'épreuves avant que de s'engager solemnellement à vivre désormais parmi les Talapoins. Mais malgré la solemnité de leur profession, ils peuvent, quand ils le jugent à propos, rentrer dans l'état séculier, se marier, & se retirer ensuite dans leur monastères.

Les couvens des Talapoins sont vastes, riches, décorés par le luxe, & toujours déshonorés par le crime & les débordemens. L'appartement du Supérieur-Général de cet ordre est un palais superbe, plus somptueux que celui du Monarque, comme aussi le trône de ce Supérieur est de quelques dégrés plus élevé que le trône du Roi. Ce n'est pas le plus honnête des Talapoins, car aucun d'eux ne l'est ; mais le plus intriguant & le plus débauché qui obtient cette importante dignité.

Les Talapoins exercent sur le peuple l'autorité la plus étendue, & la plus tyrannique : toujours graves, sévères, dédaigneux, ils affectent un air fier, & plus audacieux encore qu'ils ne le sont réellement, quoiqu'ils soient effrontés au delà de toute expression. p 415 Avides d'honneurs & de richesses, ils veulent qu'on ait pour eux de la vénération, & qu'on soit toujours prêt à se dépouiller de tout en leur faveur. Ils ne demandent pas ; ils exigent impérieusement, & malheur à quiconque hésiteroit de leur donner.

Ce sont là les Talapoins des villes ; ceux des bois sont mille fois plus dangereux & plus insociables. Ils habitent, disent toujours du Halde, Kempfer & Marini, des souterreins creusés dans les forêts, lieux très propres à cacher l'atrocité des crimes qu'ils commettent, & la brutalité de leurs débordemens.

C'est pour s'abandonner plus librement à leur perversité qu'ils se sont retirés dans ces antres ; mais peu-à-peu les femmes s'y sont rendues en si grand nombre, qu'actuellement ces retraites forment des colonies fort peuplées, où il ne manque que des mœurs & de l'humanité. En un mot, le nombre de Talapoins des villes & des bois s'est si fort accru, que craignant de devenir pauvres, ils apprennent, depuis quelques années, toute sorte de métiers, & qu'ils empêchent les citoyens d'exercer les mêmes professions.

Deux causes, observe Marini, conservent & augmentent la grande autorité des Talapoins, la haute idée qu'on a de leur habileté dans la magie, & la crainte perpétuelle qu'ils inspirent au roi, qui, malgré lui, les protège & leur obéit, jusqu'à s'incliner devant eux toutes les fois qu'ils se présentent. Il est vrai que le Roi a sur eux une apparence de suprématie ; c'est lui qui fixe les jeûnes, les fêtes & l'appareil des cérémonies : mais il n'oseroit faire ces réglemens, sans avoir consulté les principaux de l'ordre.

Les Talapoins profitent, avec beaucoup d'adresse, de la crainte qu'on a de la puissance de leurs sortilèges, qu'ils donnent & ôtent à leur gré, & suivant les sommes qu'on leur offre. Ils se font regarder aussi comme de grands faiseurs de miracles ; & c'est par miracle qu'ils prétendent guérir toute espèce de maladie. Quand un Lanjan pauvre est malade, les Talapoins s'engagent à le guérir, pourvue qu'il leur donne du ris autant qu'il pèse ; & alors ils lui envoyent un de leurs vieux habits, dont le seul attouchement doit rétablir le malade, fut-il à son dernier instant. Mais comme il est très-rare que cet habit miraculeux guérisse aucune maladie, les Talapoins ne manquent pas de s'en prendre à l'avarice du Lanjan, qui n'a pas donné assez aux saints Religieux, & à son incrédulité qui a repoussé le miracle. Le peuple sçait à peu-près ce qu'il doit penser de cet excès d'hypocrisie & d'impiété ; mais il n'ose rien dire : son repos dépend de son silence & de la soumission : elle est telle, que les Lanjans les plus distingués, s'empressent de rendre aux Talapoins les services les plus vils, & ces services sont reçus avec une arrogance mille fois plus humiliante que les services mêmes. Les grands, les riches & jusqu'aux Princes, vont en hyver couper dans les forêts du bois qu'ils portent publiquement sur leurs épaules aux monastères ; & en Eté ils vont cueillir des simples & des plantes aromatiques, qu'ils donnent à ces Religieux, afin qu'ils puissent se baigner plus voluptueusement.

Le revenu le plus considérable des Talapoins, est l'offrande publique qu'ils reçoivent pour idole Chaca, vers le commencement d'Avril. Ce jour est ruineux pour les riches Lanjans, parceque leur offrande doit être d'or, d'argent, ou tout au moins en étoffes très riches.

Le peuple de Lao n'est pas précisément athée ; mais il n'a aucune idée fixe de l'être suprême ; il ne croit pas non-plus au pouvoir de Chaca ; mais il fait semblant d'y croire, parcequ'il seroit dangereux de parler avec irrévérence des fables & des aventures annoncées par les Prêtres, qui, au fond, pourvue qu'ils soient craints, s'embarrassent très-peu de la manière de penser des Lanjans : aussi tous leurs sermons tendent-ils à persuader à leurs auditeurs l'excellence & la sublimité des Talapoins, leur étonnante habileté dans la magie, la nécessité où l'on est pour vivre heureux dans cette vie, & beaucoup plus dans l'autre, de leur donner ses biens, ses soins, & s'il le faut, sa vie, de ne point tuer, de ne pas commettre l'adultère, de ne point mentir, de ne point dérober, & de ne pas boire du vin. Quant à ceux qui ont transgressé ces commandemens, ou qui sont dans l'intention de les violer, il leur suffit d'aller trouver les Talapoins, & de leur en payer fort cher la dispense ou l'expiation. Ces Prêtres imposteurs n'accordent jamais de dispense que pour un seul précepte à la fois, & pour un certain tems ; ensorte que quand le tems est passé, il faut venir encore demander la permission de tuer, de commettre l'adultère, de mentir, de dérober, ou de boire du vin. Ces dispenses sont des actes écrits,, avec un stile de fer, sur des feuilles de palmier, en caractères tout-à-fait indéchiffrables.

Je trouve dans Kempfer & dans Marini, deux faits qui peignent bien l'insolence & la cruauté des Talapoins. Un jeune homme, dit Kempfer, occupé de quelque grande affaire, passa, sans y faire attention, devant un Talapoin, & il ne se prosterna point, suivant l'usage des Lanjans. Le Prêtre furieux, envoya arrêter, & le fit mourir sous les coups de pied. Les parens de ce malheureux se plaignirent de cette violence. Une foule de Lanjans ameutés par les Prêtres, prirent le parti du Talapoin, & forcèrent le Juge à prononcer en sa faveur ; le Juge même loua publiquement cet assassinat, comme une action généreuse, faite pour l'honneur de la religion & pour celui du sacerdoce.

Un Talapoin, raconte Marini, ayant formé le dessein de dérober des bracelets d'or qu'il avoit vus à deux jeunes personnes d'une naissance distinguée, se glissa dans leur maison, à la faveur des ténèbres, vers les dix à onze heures de la nuit ; les croyant seules dans leur appartement, il les poignarda l'une & l'autre, & puis il fouilla dans la chambre : mais il fut très-surpris de trouver une jeune fille cachée dans un coin ; il alla à cette servante pour la poignarder aussi, quand elle s'élança par la fenêtre dans la rue. Cette fille donna l'allarme au voisinage : le Talapoin voulut prendre la fuite ; mais il fut découverte & reconnu par plusieurs personnes, qui pourtant n'osèrent aller à lui ; car à Lao, c'est un crime d'arrêter ou de battre un Prêtre, quelque scélérat qu'il soit. Le Talapoin fut cité à comparoître devant le Roi ; il nia, & offrit de subir l'épreuve. Le Roi ordonna qu'il passeroit sept jours dans les bois, & que s'il n'étoit point attaqué par les serpens, ni par les bêtes féroces, il seroit déclaré innocent. L'assassin escorté d'une foule d'esclaves chargés de le défendre & de le garantir de tout accident, alla dans la forêt, & en revint sans avoir éprouvé aucune fâcheuse aventure. Le Roi bien convaincu cependant que c'étoit lui qui avoit poignardé ces deux jeunes filles, déclara qu'il falloit croire qu'un diable, en haine de la religion, avoit pris la figure de ce saint Talapoin, & avoit commis l'assassinat. Le Prêtre justifié fit condamner la servante à un esclavage perpétuel, sans que le Prince osât intercéder pour elle.

Quand un Lanjan diffère de païer le tribut, le Roi l'oblige de servir les Talapoins, auxquels il donne aussi des bourgs & des villes entières avec tous leurs habitans, qui dès lors deviennent serfs des moines, servitude si cruelle, que plusieurs aiment mieux se donner la mort, que d'avoir de tels maîtres. En 1640, pendant le séjour de Marini à Lao, on découvrit un Talapoin, qui, avec beaucoup de complices de son monastère, faisoit & répandoit de la fausse monnoie. Le Roi, menacé par le Général de l'ordre, fit cesser les poursuites, & par un édit exprès, il condamna l'avarice des Lanjans, qui ne subvenant pas aux besoins des saint Religieux, les avoit obligés de frapper de la fausse monnoie.

A ces traits, & à mille autres de cette espèce, rapportés dans les relations des Voyageurs que j'ai cités, il est aisé de voir combien la superstition est aujourd'hui plus accablante à Lao, qu'elle ne l'étoit autrefois en Arabie, quand Mahomet y fonda sa doctrine. Les Arabes dumoins ne gémissoient que sous leurs propres erreurs, sous le joug des préjugés publics, que chacun avoit la liberté d'adopter ou de rejetter ; aulieu que les Lanjans sont forcés d'obéir servilement à leurs Prêtres, & de croire à leurs fables, quelque contraires qu'elles soient au repos des particuliers. Aussi, pour renverser l'édifice sacrilège des Talapoins, Mahomet n'auroit-il pas besoin de l'autorité des miracles, ni de l'appui des visions, ni de l'intervention de l'Ange Gabriel. Il lui suffiroit de former une ligue entre le Prince & ses Sujets, contre un ordre également odieux à l'autorité royale, aux droits & à la liberté de la nation : il lui suffiroit de substituer à l'extravagance des dogmes annoncés par les Talapoins, des préceptes plus doux, plus analogues au caractère efféminé du peuple. Je crois même que comme il n'y a point de gouvernement plus vicieuse, & où la superstition régne aussi despotiquement qu'à Lao, que comme il n'y en a point où le peuple souffre plus impatiemment l'orgueil & l'insolence des fourbes qui le gouvernent ; je pense, dis-je, qu'avec moins de génie, de talens, d'adresse & d'imposture que n'en eut Mahomet, il seroit très-facile de séduire les Lanjans, & de les disposer à recevoir un culte tout opposé à celui de Chaca. Mais la même cause qui rend Lao si favorable aux projets des innovateurs, rend actuellement, ce me semble, tout autre contrée peu accessible aux innovations en matière de culte.

Vers le commencement de ce siècle, il existoit au fond de l'Allemagne un canton où la philosophie n'avoit pas encore pénétré. Ce coin de terre habité par des hommes simples, ignorans & très-superstitieux, eu égard au reste des Européens, sembloit offrir des avantages à l'établissement d'une secte nouvelle. Un homme ambitieux, bizarre, & d'un jugement faux, imagina d'y fonder une législation, d'y établir, à la faveur de la superstition, de l'erreur & de vices, ne doctrine impie, & de s'y attacher pour l'attrait des plaisirs, & par la séduction de l'enthousiasme, une foule de disciples. Il ne réussit pas, ou du moins ses succès ne furent que momentanés : il avoit cependant tout autant d'éloquence, d'art & de fourberie qu'il en falloit pour embraser ses sectateurs, des feux du fanatisme ; mai il ne trouva point assez de superstition dans sa patrie, ni chez les divers peuples où il alla porter ses erreurs & ses folies, pour faire adopter ses dogmes, ses opinions & ses égaremens.

J'ai raconté ailleurs quelques traits de la vie de cette homme singulier ; je les rapporterai ici, parcequ'ils me paroissent très-propres à terminer un ouvrage dont le but est moins de combattre les erreurs & les superstitions, que de faire connoître leurs dangers, & les maux qu'elles peuvent causer.

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