De l'horrible danger de la lecture

Voltaire, 1765

Les états musulmans attendirent plus de trois siècles avant d'introduire l'imprimerie, dont ils se méfiaient. Même après cette introduction, l'impression du coran fut très longtemps considérée comme impie. L'une des premières éditions imprimées (en 1530, à Venise) fut immédiatement détruite sur l'ordre des autorités. En 1757, un édit fut promulgué en Turquie contre l'imprimerie. La première édition musulmane du coran date de 1787.
Cette attitude des musulmans vis à vis de l'imprimerie inspira, en 1765, le pamphlet « De l'horrible danger de la lecture » à Voltaire, qui avait déjà fustigé cette religion en la personne de Mahomet dans sa pièce de théatre écrite en 1741 : [Le] fanatisme, ou Mahomet le prophète

Concernant Mahomet et l'opinon de Voltaire à son sujet, voir à ce propos dans sa biographie.

De nos jours où l'on risque de se faire incendier sa voiture, de se recevoir une caillasse sur le coin de la tronche ou de se voir décerné une fatwa de condamnation à mort par un ayatollah Iranien, Pakistanais ou autre pays civilisé, pour blasphème envers le prophète, il est préférable de considérer que Voltaire a écrit ce texte pour un motif politiquement correct.

Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti1 du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.

Comme ainsi soit que Saïd Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte2 vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l'Espagne et l'Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l'imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis3 et imans4 de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs5 connus par leur zèle contre l'esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser6 ladite infernale invention de l'imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1. Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l'ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

2. Il est à craindre que, parmi les livres apportés d'Occident, il ne s'en trouve quelques-uns sur l'agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu'à Dieu ne plaise, réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque élévation d'âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à la saine doctrine.

3. Il arriverait à la fin que nous aurions des livres d'histoire dégagés du merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces livres l'imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises actions, et de recommander l'équité et l'amour de la patrie, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.

4. Il se pourrait, dans la suite des temps, que les misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d'éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.

5. Ils pourraient, en augmentant le respect qu'ils ont pour Dieu, et en imprimant scandaleusement qu'il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.

6. Il arriverait sans doute qu'à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

A ces causes et autres, pour l'édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s'instruire, nous défendons aux pères et aux mères d'enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité7 quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Porte.

Et pour empêcher qu'il n'entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l'Occident septentrional; lequel médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays, lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu'il nous plaira.

Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l'an 1143 de l'hégire8.

Voltaire, 1765voltaire

1 mouphti : chef suprême de la religion ottomane
2 Sublime Porte : empire ottoman
3 cadi : juge
4 iman : prêtre de la religion ottomane
5 fakir : moine
6 anathématiser : maudire
7 officialité : tribunal ecclésiastique français correspondant au diocèse sous la direction d'un évêque
8 hégire : début de l'ère musulmane (an 622 de l'ère chrétienne)
 
Cité dans « Itinéraires Littéraires XVIIIe siècle », Hatier, 1989.