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Article Enfants d'Allah et de l'Amérique paru, en avril 2003, dans « L’Express »

Enfants d'Allah et de l'Amérique. Un petit garçon est debout entre ses parents prosternés.

Il se complique un peu la vie, Juan Alvarado. Regarder la télévision est devenu un casse-tête. Aller au cinéma ? Trop risqué. Et les spectacles de Broadway avec les copains, terminé. La hantise de cet instituteur de Spanish Harlem (New York) : entrevoir par surprise le corps dénudé d'une hétaïre, tomber sur une scène de fesses, infliger à sa pudeur contrite ta vision dégradante d'une gorge lascive ou d'une hanche polissonne. Juan, 34 ans, marié, père de deux petits garçons, n'est pas entré dans les ordres. Il s'est converti à l'islam. Fils d'une famille catholique blanche originaire de Saint-Domingue, Juan - Shafeeq Abdullah Muhammed pour ses coreligionnaires -fréquente désormais assidûment l'Islamic cultural Center of New York, marmoréenne mosquée au minaret fiché sur la 96e Rue, à dix minutes de Central Park. « Plus qu'un changement, c'est un retour, affirme Juan. Un retour à mon état naturel de musulman qui s'ignorait. Un retour vers tout ce en quoi j'ai toujours cru. » Comme lui, des milliers d'Américains convertis se rendent chaque semaine à la prière, à une lecture herméneutique ou à un cours d'arabe dans l'une des 85 mosquées de la ville- Tous les ans, selon les experts, de 50 000 à 80 000 Américains choisissent d'embrasser l'islam.

Bizarrement, les attentats du 11 septembre 2001 n'ont pas servi de repoussoir. Au contraire, Blancs, Latinos, Noirs ou Asiatiques se sont rués dans les mosquées. Ironie de l'Histoire, cette progression des conversions, conjuguée à l'augmentation de l'immigration musulmane - notamment en provenance des pays d'Asie du Sud - fait de l'islam le culte qui se développe le plus vite aux Etats-Unis. 87 % des 1209 mosquées américaines ont été construites au cours des trente dernières années. Un quart depuis 1994. A ce rythme, les musulmans vont bientôt constituer la première minorité religieuse (devant les juifs) de cette très chrétienne nation. Mais pourquoi une religion qui est'utilisée par certains comme une arme contre l'Occident et semble à ce point aux antipodes de la culture de ce pays fascine-t-elle tant les enfants de l'Amérique ?

Sur les 5 à 8 millions de musulmans américains - comme en France, les statistiques manquent singulièrement de précision -près de 40% sont des convertis. La plupart n'ont rien de commun avec John WaIker Lindh, le jeune taliban américain arrêté en Afghanistan, condamné à vingt ans de prison, ni avec le tireur fou de Washington. Tous ne sont pas non plus des Noirs du ghetto fascinés par Elijah Mohammed, Malcolm X et Muhammad Aji, les icônes de la culture black. La Nation of Islam (N0I), le Très médiatique mouvement sectaire du prédicateur énervé Louis Farrakhan, ne rassemble qu'une poignée d'agités. Et ceux qui se proclamaient naguère « Black Muslims » se disent aujourd'hui « Muslims » tout court, musulmans parmi les autres dans la grande Oumma multiraciale version bannière étoilée. God Bless America, quel qu'il soit.

Vendredi, à Tribeca, dans le sud de Manhattan. Il est midi. Sur ce bout de trottoir venteux de West Broadway, quelques dizaines de personnes attendent de pousser la discrète porte verte de la mosquée Al-Farah. Dans le vestibule, les chaussures s'empilent. Les femmes couvrent leurs cheveux d'une écharpe ou gardent simplement leur chapeau, avant de s'installer sur les tapis soyeux, séparées des hommes par une symbolique rangée de bancs miniatures. Quand vient le moment de s'incliner vers La Mecque, certains jeans moulants dévoilent le croquet d'un string rouge vif.

Petite et coquette, avec sa chaire de bois précieux, ses murs de brique laquée de blanc et son plafond mouluré, la mosquée est à l'image de la ville : United Colors of Islam. Assis à touche-touche, des gaillards blonds, des Noirs d'ici et d'Afrique, des Asiatiques, des Indiens, des Moyen-Orientaux, des costumes-cravates et des casquettes de base-bail prêtent la même oreille au sermon en américain de l'imam Feisal Abdul Rauf. Physicien de formation, ce quinquagénaire raffiné à la courte barbe grise et au regard aigu, descendant d'une lignée d'imams égyptiens intellectuels et cosmopolites, est incontournable. Au lendemain du 11 septembre 2001, la chaîne CBS a reconnu en lui le porte-parole d'un islam qui se veut moderne el modéré - américanisé ?

Maître soufi, il prêche à Al-Farah depuis vingt ans, et il a fondé en 1997, avec sa femme, Daisy Khan, l'Asma Society. une association culturelle et artistique destinée à promouvoir une « expression américaine » de l'islam. « Après les attentats, le coran a figuré pendant des semaines en tête des ventes de livres, explique-t-il. Les gens réalisaient soudain qu'il y a 1,2 milliard de musulmans dans le monde, et se demandaient si nous étions tous des assassins en puissance. Beaucoup sont venus jeter un coup d'il dans les mosquées. » De journées portes ouvertes en « pizza-parties », certains sont restés.

Pourtant, ces derniers temps, il n'est pas si facile de s'affirmer musulman aux Etats-Unis. « Les leaders des organisations islamiques américaines n'osent pas critiquer publiquement le gouvernement, assure Louis Cristillo, chercheur au Middie East Institute de l'université Columbia et spécialiste des communautés musulmanes de New York. On est vite taxé d'antipatriotisme, par les temps qui courent. » Pompier retraité de 48 ans, Kevin James, converti depuis vingt ans, accuse ; « D'un côté, on laisse s'exprimer des dangers publics, des fachos comme Pat Robertson [télévangéliste ultraconservateur, NDLR], et, de l'autre, on emprisonne des universitaires comme Sami Al-Arian [arrêtéàTampa, en FIoride, en février]. C'est la porte ouverte à l'irrationnel ! » Christina « Safiya » Tobias-Nahi est mariée à un Marocain. Ces trentenaires travaillent tous les deux à Boston, pour l'université Harvard : « L'autre jour, les flics sont venus arrêter mon mari dans un fast-food, sans raison ! s'indigne cette militante des droits civiques. Pendant longtemps, les Noirs ont été dans le collimateur. Maintenant, ce sont les musulmans. On ne peut plus faire de don aux associations caritatives musulmanes sans risquer d'être, un jour, soupçonné de liens avec la mouvance islamiste et privé de la citoyenneté américaine » Les convertis déclarent défendre une autre idée de l'Amérique que celle de Bush. Nurah Jeter, archiviste à la bibliothèque afro-américaine de Harlem et directrice du Muslim Women's Institute for Research and Development, s'enflamme : « Quel sens ça a d'apporter la démocratie à des gens que l'on fait mourir sous les bombes ? »

Et quel sens cela a-t-il d'opter pour une religion qui sert de moteur aux ennemis de son propre pays ? Réponse : « Les terroristes sont des salauds qui se servent de l'islam pour leurs propres intérêts, tonne Kevin James. Ce qu'ils font est fondamentalement contraire au message du coran. » A les écouter, aucun de ces convertis n'éprouve la moindre fascination ou complaisance pour les dictatures islamistes et les pétromonarchies. Plutôt plus politisés que l'Américain moyen, mieux informes et plus critiques sur les mass média, ces musulmans tout neufs ne mâchent pas leurs mots ; « On pervertit la religion pour asservir les peuples et les réduire à la misère », s'indigne Christina Solano, Californienne voilée, étudiante en histoire des civilisations latino-américaines. Pourtant, comme beaucoup, la jeune femme ne semble guère troublée par les actes de fanatisme qu'elle recense sans complaisance.

Chaque vendredi soir, une quarantaine de personnes se réunissent au domicile du couple Abdul Kauf, un appartement cossu du West Side, pour psalmodier, deux heures durant, des versets du coran. La moitié de l'assistance est composée de convertis, récents ou plus anciens, fascinés par la mystique soufie, la doctrine ésotérique et philosophique de l'islam ; il y a là Masud Tariq-Towe, professeur d'histoire d'une cinquantaine d'années, qui se sentait « prisonnier de l'église catholique », dont les dogmes « ne touchaient pas le « cur ». Yahya, 22 ans, surnommé « John the Baptister » à cause de son penchant pour Jésus et ravi que l'islam l'autorise à continuer de révérer son héros ; Frank « Abdul-Majid » Vriale, la quarantaine prospère, impliqué à plein temps dans sa nouvelle passion ; David, un informaticien de 32 ans, qui a épousé le soufisme en même temps que sa femme bengladaise, etc.

Et il y a Geoffroy Orens, 26 ans, converti depuis deux ans : « Ma mère est pasteur anglican, ma grand-mère est juive, mais c'est à la mosquée que j'ai trouvé une communauté. » Un peu exalté, le jeune homme, auteur d'un livre sur le soufisme, dit avoir découvert une « famille », et aussi des valeurs. C'est sans doute l'une des clefs de ces conversions : beaucoup blâment le matérialisme et le mercantilisme yankees. « Les Etats-Unis sont un pays très individualiste, où la compétition est omniprésente, où les pressions sociales sont très fortes, précise Louis Cristillo. Dans l'islam, on ne vous demande pas d'être le premier, le meilleur, le plus fort. On n'est pas seul, le lien communautaire est très puissant. » En quête de discipline et de mystique, mal à l'aise dans sa propre tradition religieuse, paumé, Geoffroy a trouvé sa voie. Définitivement ?

Quand ils ne croient plus dans le Dieu de leur enfance, la plupart des Français ne croient plus en Dieu du tout et ne s'en trouvent pas plus mal. Pas les Américains. « C'est le pays le plus religieux du monde occidental, rappelle Jocelyne Césari, chercheuse au groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS) et professeur à Harvard, qui étudie les différences entre les pratiques de l'islam en Europe et aux Etats-Unis. 9 Américains sur 10 prient au moins une fois par semaine. 7 sur 10 sont fidèles d'un lieu de culte. 4 sur 10 participent hebdomadairement à un office. Et chaque semaine apparaissent de nouvelles églises et des sectes. »

Selon la sociologue, l'engouement actuel des Américains pour l'islam s'inscrit dans le contexte de ce « vaste marché du religieux » que sont les Etats-Unis : « En moyenne, un Américain aura eu trois religions différentes au cours de sa vie ! » L'islam serait la dernière mode en la matière, après le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, le tarot, la méditation transcendantale, l'astrologie, la kabbale, le New Age, le paganisme... Ainsi, Todd Leslie, californien bon teint, blond aux yeux bleus de 46 ans, fils d'une catholique ci d'un protestant, élevé dans le culte baptiste par son beau-père, a fait un long détour par le bouddhisme zen avant de découvrir les poèmes de Rumi, poète persan du xnr siècle, fondateur du soufisme, qui fait un carton chez les prospecteurs de foi. Converti en septembre 2002, Todd se rejouit que son entourage ait si bien pris la chose : « Dans la famille, on a l'habitude ! plaisante ce cafetier de Sama Barbara. D'ailleurs mon frère aîné s'est converti à l'hindouisme. »

« Question spiritualité, les Américains sont des chercheurs invétérés, confirme l'imam Feisal. L'islam est une religion monothéiste, universaliste et simple, cousine de leur tradition d'origine, et ils s'y sentent très vite confortable, à l'aise. " D'autant que les imams ne manquent pas de marteler cette précision stratégique : pas besoin de jeter sa Bible ou sa Torah : « Le coran est un prolongement, un achèvement », insiste Omar Abu Namous, ancien traducteur aux Nations unies, le - boss - du vaste Islamic Cultural Center de New York - de 3 000 a 4 000 fidèles chaque vendredi. « L'islam, c'est une ligne directe avec Dieu, sans passer par le standard » répètent à l'envi les convertis. Le plus souvent issus du christianisme, ils décrient l'opacité de certains dogmes chrétiens comme la Sainte Trinité ou le péché originel. Les pragmatiques veulent de la simplicité, de la clarté - de la facilité ? « Et puis je ne voyais pas pourquoi je devais avouer mes fautes à un intermédiaire, sourit Barrv Danielian, 41 ans, barbichette et faux air de George Clounev. J'aime l'idée de n'avoir de comptes à rendre qu'à mon Créateur. "

Trompettiste de jazz - il a joué aux côtés de Branford Marsalis, Natalie Cole et Tito Puente - Barry vénère deux dieux : Allah et Miles Davis. Converti depuis une quinzaine d'années, cet enfant du melting-pot (mère italienne, père arménien) affirme avoir trouvé dans l'islam une discipline de vie : « Je ne fume pas, je ne mange pas de porc, je ne bois pas d'alcool - pas facile, pour un jazzman ! - je fais mes cinq prières quotidiennes. C'est comme la gym ; on n'a pas envie d'y aller mais on se sent mieux après. " Si sa femme, Cecilia, ne l'a pas suivi dans sa foi, leurs deux filles, 9 et 11 ans, prient avec papa. « C'est important de leur donner des valeurs, des repères, une morale -, insiste Barry.

Tous les convertis le clament :
L'Américan Way of Life à du plomb dans l'aile. Ils méprisent un peu ce que Cindy Hankins, étudiante en sciences sociales à San Diego, appelle « l'Amérique de Fox News et de CNN, son individualisme forcené et son consumérisme à tous crins, son patriotisme virulent et sa brutalité ordinaire. Les Etats-Unis glisseraient vers le chaos, la violence, la décadence, selon l'imam Abu Namous, et la comptabilité qu'il tient a de quoi faire frémir. L'index levé. il scande : « Ici, un viol est commis toutes les trois minutes ! Cela fait 500 femmes violées par jour ! 175 000 par an. Vous vous rendez compte ? C'est le règne du crime, de la drogue, de l'immoralité et des désirs vite assouvis. La dignité des femmes est bafouée! Seul l'islam peut stopper ça.»

Selon l'imam, une trentaine de personnes viennent chaque mois à sa mosquée pour solliciter leur conversion, « Nous voyons souvent arriver des jeunes filles d'une vingtaine d'années, un peu perdues, qui ont déjà connu pas mal d'expériences sexuelles et vivent avec un petit copain, assure Omar Abu Namous. Elles se sentent mal. Elles cherchent un absolu, des cadres, des repères. Quand elles entrent dans l'islam, elles quittent leur copain, arrêtent de boire et de fumer. Elles trouvent une communauté. C'est comme un coup d'Etat. Elles reprennent le pouvoir sur leur existence. » Le pouvoir, vraiment ? « je porte le voile, certes, mais mon mari fait le ménage, les lits et la vaisselle ! » assure Christina, à qui la synthèse acrobatique de l'islam et du féminisme ne fait pas peur.

S'ils se cherchent des règles, une discipline de vie, pourquoi ces croyants en mal de rigueur n'observent-ils pas celles de leurs propres traditions religieuses ? Pour l'imam Umar. la réponse est simple :
les Eglises chrétiennes sont devenues laxistes. « Maintenant, il suffit de croire au Christ et hop ! ça suffit. Vous allez à l'église pour écouter le sermon, et puis vous continuez votre vie comme si de rien n'était. Plus structuré, plus exigeant, l'islam réclame une implication plus grande : arrêter de fumer, de boire, d'avoir des rapports sexuels hors mariage, prier cinq fois par jour, faire le ramadan. Et, pour les femmes, porter le voile. C'est important pour elles de montrer qu'elles ne sont pas des objets sexuels faits pour le fun. »

Sandra Wellington, biologiste de 37 ans et polyglotte émérite - elle parle huit langues ! - a fait le ménage dans sa vie :
« Je suis beaucoup plus calme depuis que je me suis convertie, assure cette jeune femme d'origine haïtienne, pourtant expansive. J'avais besoin de règles. J'appréhendais de mettre le hidjab, j'avais peur des réactions dans la rue, mais ça se passe très bien. " Elle tripote machinalement son foulard lavande : « Bon, ce n'est pas très pratique pour les manipulations au labo, avec les souris qui risquent de s'agripper dedans... Mais, pour le reste, ça a changé ma vie. Les gens sont beaucoup plus respectueux avec moi. Les hommes s'adressent désormais à mon intelligence, ils sont plus polis et gentils. » Rigueur, discipline, sobriété, continence, cohésion de la famille : au pays de Mickey et de McDo, on s'étonne à l'évocation d'un tel programme. On a tort ; ça plaît. « La hantise de la société américaine, c'est la dislocation de la cellule familiale, note la sociologue Jocelyne Césari. On divorce, on ne sait plus comment gérer les enfants. Pour eux, l'islam remet les pendules à l'heure en les recentrant sur les valeurs familiales. Ce qui, paradoxalement, s'accorde assez bien avec le discours des conservateurs tels que George W. Bush : leurs valeurs sont très proches de celles que va prôner l'islam. »

Un message particulièrement bien reçu par la communauté afro-américaine, sinistrée par le chômage, la délinquance, la violence, l'alcoolisme et la drogue. C'est sur ce terreau qu'Elijah Mohammed a fait prospérer la Nation of Islam (N0I), mouvement fondé dans les années 1930 et visant à restaurer la « fierté » noire. Il s'agissait alors de renouer avec la religion des ancêtres africains réduits en esclavage et christianisés de force, tout en enrayant l'auto destruction d'une communauté qui s'enfonçait dans l'alcoolisme. « Mais quand on a souffert jusqu'à en perdre la mémoire, le réveil est difficile, brumeux, confus, affirme l'imam le plus influent de Harlem - « La Mecque des Afro-Américains » -Talib Abdur-Rashid, de la Masjid of Islamic Brotherhood (mosquée de la fraternité islamique). La N0I était complètement pervertie par le nationalisme black. »

La N0I était alors considérée par l'islam orthodoxe comme un mouvement hérétique, fondé sur une genèse rocambolesque, une secte raciste que Malcolm X finira par quitter pour revenir aux sources de la tradition islamique. A la mort d'Elijah Mohammed, en 1975, son fils, Warith Deen Mohamed, reprend les rênes du mouvement, rompt avec l'amphigouri séparatiste de son père, change le nom Nation of Islam en WorId Community of Al-Islam in the West (aujourd'hui Muslim American Community), ouvre ses mosquées à tous les musulmans, sans distinction de race, et fait rentrer ses membres dans un piétisme sunnite de bon aloi. Une révolution que ne tolère pas son rival, Louis Farrakhan, qui restaure les vestiges de la N0I mais ne parviendra jamais à rallier les anciens Black MusIims : seuls 1 % des 3 millions de musulmans afro-américains appartiennent aujourd'hui à la N0I. Farrakhan est désormais considéré comme un fanatique isolé, alors que Warith Deen Mohamed est un interlocuteur écouté.

Devenu respectable, l'islam des Afro-Américains continue de se chercher des racines : « Les historiens estiment que 35 % des esclaves noirs déportés en Amérique pour travailler dans les champs de coton étaient musulmans, soutient l'imam Talib Abdur-Rashid. Aujourd'hui, nous nous réapproprions notre histoire. » Et il martèle : « Je me définis comme un musulman afro-américain et un activiste des droits sociaux. » II faut dire que l'homme est né dans les années 1950 à Greensboro (Caroline du Nord), d'où partit à la même époque le mouvement des droits civiques, contre la ségrégation raciale.

Depuis quelques années, une frange de la communauté hispanophone, pas franchement favorisée non plus, entonne à son tour ce credo. On estime à environ 50 000 le nombre des Iatinos qui se seraient déjà convertis. En juillet 2002 s'est même tenue, près de Chicago, la « 3e conférence sur 'islam en milieu latino-américain », sous les auspices de la puissante Islamic Society of North America. Eux aussi se cherchent une filiation historique avec l'islam : « On observe-le développement de tout un discours sur les fondements islamiques de l'identité espagnole, souligne Hisham Aidi, chercheur au Middle Fast Institute de l'université Columbia. Des organisations latinos comme l'Alianza islamica insistent sur l'importance de l'héritage musulman de l'Andalousie des Abbassides. Ils soutiennent que leurs ancêtres étaient des Maures venus du Maghreb et d'Afrique, convertis de force par les chrétiens après la Reconquista, puis déportés dans les Caraïbes et en Amérique latine. »

Convaincus d'opérer un retour aux sources, ces Latinos ne parlent d'ailleurs pas de conversion à l'islam, mais de « reversion » (retour). Contrairement aux Blacks, qui troquent traditionnellement leur nom d'esclave contre un patronyme arabe, les Latinos conservent souvent le leur, sous prétexte de consonance arabe. Ainsi, Juan Alvaradu, l'instituteur au cas de conscience télévisuel, se réjouit-il : « Dans Alvarado, il y a Al, c'est un mot arabe ! » Certains membres de la communauté hispano-musulmane vont même jusqu'à prétendre que l'emblématique « Ole » des corridas serait dérivé du mot « Allah »...

Malgré ses composantes hétérogènes - ou à cause d'elles - l'islam américain parvient à rassembler ses fidèles dans les mêmes mosquées. Plus qu'en Europe, où chaque pays voit l'islam à travers le prisme d'une immigration liée aux anciennes colonies, complexée et défavorisée, explique Jocelyne Césari. « En France, on se représente le monde musulman à travers les Algériens ou les Marocains. En Grande-Bretagne, ce sont les Pakistanais. Ici. l'islam est issu de tant de pays différents que sa dimension universaliste apparaît comme une évidence. Et la récente immigration musulmane est plutôt haut de gamme : financiers, avocats, universitaires, scientifiques, médecins... »

Beaucoup d'entre eux épousent une fille du pays, comme Ibrahim, ingénieur égyptien, qui s'est marié avec Justine, attachée culturelle new-yorkaise. Ils ont 28 ans et sont les heureux parents d'Aya, 2 mois. Ou Zaki Azzaoui, marocain, et Maria,, d'origine italienne, tous deux cadres supérieurs dans la même société d'informatique de Boston, parents de Sarah (7 ans) et d'Ali (4 ans). Comme beaucoup d'autres jeunes femmes, Justine et Maria ont commencé par s'intéresser intellectuellement à la religion de leur fiancé. « Je suis fascinée par cette foi qui rythme son quotidien », insiste Justine. L'arrivée des enfants leur a fait sauter le pas et, désormais, elles se font un devoir de devenir de bonnes musulmanes. Jusqu'à porter le voile ? « J'aimerais bien en avoir la force, confie Maria, mais je ne me sens pas prête. Evidemment, mon mari me laisse libre. » Grâce à son épouse, ce dernier dit redécouvrir sa propre religion : « Moi, je fais comme au Maroc, comme on m'a appris, sans me poser de questions, dit-il. Mais elle, elle va aux sources, elle s'interroge, elle sait pourquoi elle fait les choses. Surtout, elle veut être une musulmane américaine, pas marocaine, »

L'islam qui s'invente là ne ressemble à aucun autre. A l'instar des autres convertis, Barry le jazzman pratique un islam dépouillé de toute référence géographique, ethnique ou culturelle, pas plus moyen-oriental que maghrébin, asiatique ou africain. « J'ai commencé par aller à la mosquée la plus proche de chez moi, dans un quartier égyptien de Jersey City, raconte-t-il. Le prêche était en arabe. Je suivais avec des écouteurs dans une petite pièce séparée, mais j'ai préféré changer de mosquée. Je suis américain, mon expérience culturelle est américaine, pas arabe. » Alors que l'Europe peine à faire émerger un islam réformé, cette transformation pourrait bien s'opérer, paradoxalement, aux Etats-Unis, patrie du communautarisme. L'imam Feisal y croit :

« On a l'occasion de créer ici une nouvelle identité musulmane, de moderniser la théologie. L'Amérique est une chance pour l'islam. "

Un comble.

M.Fts