Source : http://gallica.bnf.fr/Catalogue/noticesInd/FRBNF37279414.htm
Titre : L'islamisme
Auteur : Houdas, Octave
Editeur : Dujarric, 1904
288 pages
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS.
I. - Généralités 1
II. - Mahomet avant l'Hégire 20
III. - Mahomet après l'Hégire 40
IV. - Le Coran 70
V. - Les Hadits 100
VI. - La Prière 117
VII. - Le Jeûne 137
VIII. - La Dime 145
IX. - Le Pèlerinage 155
X. - La Guerre Sainte 167
XI. - Les Quatre rites orthodoxes 177
XII. - La Famille musulmane 191
XIII. - La Femme musulmane 200
XIV. - La Société musulmane 211
XV. - Schismes. - Sectes 231
XVI. - Les Confréries religieuses et les marabouts 244
XVII. - Les Cérémonies extérieures du culte 261
XVIII. - CONCLUSION 274
En France, le fondateur de l'islamisme est connu sous le nom de Mahomet. Si incorrect que soit ce vocable, il convient cependant de le conserver, car il offre le grand avantage de permettre de distinguer à première vue le prophète des Arabes de ses innombrables homonymes, En realité, il se nommait Mohammed. Voici, d'ailleurs, la généalogie complète qui nous a été donnée de lui : Mohammed, fils d'Abdallah, fils d'Abdelmottalib, fils de Hachem, fils d'Abdmenaf, fils de Kosaï, fils de Kelâb, fils de Morra, fils de Kaab, fils de Lowaï, fils de Ghâleb, fils de Fehr, fils de Mâlek, fils de Madr, fils de Kenana, fils de Khozaïma, fils de Modraka, fils d'Elias, fils de Modhar, fils de Nezâr, fils de Maad, fils d'Adnân,
Mahomet naquit sûrement à la Mecque; mais on ne saurait fixer avec la même précision, la date à laquelle cet événement eut lieu, les Arabes ayant bien rarement la précaution de tenir note du jour de la venue au monde de leurs enfants. On s'accorde généralement à adopter la date du 29 août de l'an 570 de notre ère et le Prophète fût-il né quelques jours plus tôt ou quelques jours plus tard, que cela n'aurait en somme aucune importance pour situer dans l'histoire ce fondateur d'une nouvelle religion.
Si les généalogistes arabes ne poursuivent pas la généalogie du Prophète au delà d'Adnan, c'est que tous s'accordent, à faire de ce dernier, un descendant direct d'Ismael, fils d'Abraham, ce qui, à leurs yeux, constituait la plus grande noblesse d'origine. Bien qu'issus d'une même souche, tous les descendants d'Ismael ne jouissaient pas d'une égale considération et, à la fin du VI° siècle de notre ère, Ia famille de Hachem, du clan des Qoraïch, était à ce point estimée à la Mecque, qu'elle possédait le privilège exclusif de fournir le titulaire d'une des charges les plus importantes du temple de la Mecque, qui était l'objet de la plus grande vénération de la part des habitants du Hedjaz. Ainsi, du seul fait de son origine, puisqu'il était l'arrière-pelit-fils de Hachem, Mahomet se trouva, de par sa naissance, posséder un premier élément de succès pour l'uvre qu'il devait entreprendre.
D'un autre côté, son grand-père Abdelmottalib avait juré d'immoler un de ses enfants mâles, le jour où il en aurait dix autour de lui en état de le défendre. Or le sort, que l'on consulta sur ce choix, désigna précisément celui qui devait être le père de Mahomet comme devant être sacrifié à Hobal, l'une des idoles du temple. Une devineresse de la ville du Khaïbar indiqua fort heureusement un moyen qui permit de substituer à l'enfant, une holocauste de cent chameaux. Cette circonstance, la seule, d'ailleurs, qui ait attiré l'attention sur Abdallah, le père du Prophète, devait, elle aussi, donner à la naissance de Mahomet, un caractère extraordinaire et en quelque sorte providentiel. Mort selon les uns quelques jours avant la naissance de son fils ou, suivant d'autres, deux mois après, Abdallah n'a fait aucune figure dans l'histoire de l'islamisme.
Amina, la mère de Mahomet, appartenait, elle aussi, à la grande tribu des Qoraïch. Restée veuve après quelques mois de mariage et n'ayant aucune fortune, elle tint néanmoins à ce que son fils fût élevé selon l'usage adopté par toutes les grandes familles de la Mecque, c'est-à-dire à la campagne, au milieu des bédouins nomades. Toutefois, ce ne fut pas sans peine qu'elle réussit à trouver une nourrice bédouine qui consentit à se charger de son enfant, parce qu'elle ne pouvait, comme les autres parents, assurer à une nourrice ni une rétribution avantageuse immédiate, ni d'autres avantages moraux ou matériels pour l'avenir. Cependant, une femme nommée Halima, honteuse de rentrer dans sa tribu, sans ramener un nourrisson, ainsi que l'avaient fait toutes ses autres compagnes, se décida à accepter l'enfant de Amina...
La légende rapporte un certain nombre de faits plus ou moins miraculeux qui auraient annoncé le rôle futur de Mahomet, dès les toutes premières années de sa jeunesse. De tous ces faits, un seul mérite d'être noté, c'est l'existence déjà à cette époque, d'une prédisposition à des crises nerveuses soudaines qui présentaient la plus grande analogie avec celles que Mahomet éprouva plus lard, chaque fois qu'il recevait la révélation des versets du Coran. Rien de plus naturel que ces accidents physiques aient été remarqués, bien que l'attention ne fût pas, à ce moment, attirée sur la personnalité de l'enfant. Plus tard seulement, on eut l'idée d'y voir une corrélation avec les phénomènes qui accompagnaient la révélation et un signe précurseur de la mission prophétique. Cette coïncidence, dans tous les cas, était un nouvel appoint en faveur de Mahomet.
Le Prophète n'avait que six ans lorsqu'il perdit sa mère. Privé, dès lors, de son père et de sa mère, n'ayant d'ailleurs ni frère, ni soeur, il ne connut point le charme de cette tendre sollicitude, dont la plupart des enfants sont l'objet et qui semble prolonger le temps de leur jeunesse en les débarrassant d'une partie des soucis qu'amène l'âge mûr. De bonne heure, il lui fallut donc songer à se diriger seul dans la vie et cette préoccupation explique le caractère sérieux et réfléchi, que tous ses biographes s'accordent à lui reconnaître. Son grand-père Abdelmottalib,qui le recueillit tout d'abord, ne tarda guère à mourir, en sorte qu'il fut véritablement élevé par son oncle, Abou-Thaleb.
L'éducation des jeunes Mecquois était des plus simples. Le commerce était l'unique occupation des gens des villes et ce commerce consistait à aller surtout en Syrie, porter quelques produits venus de l'Inde et les échanger contre les denrées comestibles que l'Arabie produisait en quantités insuffisantes. Les premières années que les enfants avaient passées chez les bédouins, les avaient aguerris aux fatigues et aux dangers des voyages en caravane et, comme les affaires ne se faisaient que par voie d'échange, il n'y avait plus, en réalité, qu'à apprendre à discerner la qualité des marchandises et à lutter de vitesse pour être les premiers à approvisionner le marché. Point n'était besoin, dans ces conditions, de savoir lire et écrire, ni même de connaître une langue étrangère.
Mahomet avait environ treize ans, quand il accompagna son oncle Abou Thaleb, qui se rendait en Syrie pour s'y livrer à des opérations commerciales. La légende rapporte qu'un moine chrétien frappé par la physionomie à la fois intelligente et réfléchie de Mahomet, prédit au jeune Qoréïchite, les plus hautes et les plus brillantes destinées. La chose en soi n'a rien d'invraisemblable; cependant, il est permis de douter que le moine ait réellement entrevu la véritable carrière que l'enfant devait fournir plus tard. Ce que l'on peut admettre sans difficulté, c'est que la vue d'un homme complètement détaché des choses de ce monde ait causé quelque surprise à Mahomet, qui n'était pas habitué à un tel spectacle dans son pays natal et que l'impression, faite à ce moment sur son esprit, ait provoqué de sa part, des réflexions curieuses qui dénotaient une vive intelligence.
Il est possible que, malgré son jeune âge, Mahomet, surpris de trouver en Syrie un état social si supérieur à celui qu'offrait alors l'Arabie, ait eu, dès ce jour, le vague désir de régénérer sa patrie et de lui assurer, par une organisation nouvelle, les bienfaits d'une civilisation dont il constatait tous les avantages. Cependant, tout porte à croire que cette idée ne prit définitivement corps dans son esprit que lors du second voyage qu'il fit en Syrie, quelques années plus tard et cette fois, en qualité de commis d'une riche veuve dont il devait plus tard être le mari.
Toutefois, que les grands desseins qu'il devait réaliser plus tard, aient germé ou non de bonne heure dans son cerveau, Mahomet n'en laissa rien paraître pendant de longues années et nul, semble-t-il, ne reçut de lui la moindre confidence à ce sujet. La vie qu'il menait était à coup sûr irréprochable ; tous ses concitoyens s'accordaient à reconnaître la droiture de son caractère, sa modestie et sa bonté, si bien que pendant longtemps on le désigna moins souvent par son nom véritable que par le surnom de El-Amin (le loyal) ; mais rien, dans tout cela, ne décelait le réformateur.
Le besoin d'assurer son existence quotidienne obligea Mahomet d'entrer au service d'une riche veuve, nommée Khadiditja-bent-Khouaïled, en qualité de factotum ou d'intendant. Cette situation, pour honorable qu'elle fût, n'était point faite pour lui permettre de jouer un rôle considérable parmi les habitants de sa ville natale. Fort heureusement pour le succès de sonoeuvre, elle ne dura point. Eprise de celui qui avait géré sa fortune avec dévouement et habileté, Khadidjà ne dédaigna point d'offrir sa main à son intendant et celui-ci accepta ce mariage de raison avec une femme d'un âge un peu mûr pour lui. Peut-être, cependant, était-il lui-même sous le charme de cette veuve, dont les allures maternelles à son égard lui faisaient goûter un genre d'affection, dont la mort prématurée de sa mère l'avait entièrement privé. Quoi qu'il en soit, il se trouva, dès lors, à l'abri du besoin et, grâce à l'influence qu'assure partout la fortune, il fut dorénavant en mesure de réaliser la mission qu'il devait accomplir.
Certes, en épousant une femme riche, de quinze ans plus âgée que lui, Mahomet eut un prestige moindre que celui qu'il aurait acquis s'il avait été lui-même l'artisan de sa fortune. Son caractère, naturellement modeste, s'accommoda sans peine d'une sorte de réserve à laquelle il se trouva ainsi tenu. Mais les circonstances lui venant en aide, il sut en profiter avec une extrême habileté et bientôt il regagna tout le terrain que cette alliance aurait pu lui faire perdre.
Un jour que les chefs des principales tribus de la Mecque se disputaient l'honneur de mettre en place la pierre noire du temple de la Kaba, que l'on venait de reconstruire a ce moment, il fut décidé que l'arbitre, à la décision duquel on convint de s'en remettre pour trancher la question, serait la première personne qui entrerait dans le temple. Or, le sort voulut que cette personne fut Mahomet lui même. Cette tâche d'arbitre était fort délicate, puisqu'il fallait éviter de froisser la susceptibilité chatouilleuse de ces grands personnages. Mahomet, dans cette circonstance, sut à la fois éviter cet écueil et se réserver pour lui-même la part la plus glorieuse. Ayant donc fait placer la pierre noire sur un manteau, il invita chacun des chefs des tribus à saisir en même temps un des bords du manteau et à soulever la pierre jusqu'à la hauteur où elle devait être placée. Alors, prenant lui-même la pierre de ses mains, il la mit définitivement en place.
L'honneur d'avoir accompli un tel acte ne pouvait manquer d'attirer sur Mahomet l'attention de ses concitoyens. De ce fait, le mari de Khadidja devint un des hommes marquants de la Mecque et si, comme on doit le supposer, il méditait déjà sa réforme, et qu'il ne fût pas bien décidé encore sur le point de savoir s'il procéderait par voie politique ou par voie religieuse, il est vraisemblable que cet événement le poussa définitivement du coté de la religion, sans lui faire abandonner complètement le côté politique. En effet, vers la même époque, on le voit s'affilier à une association, dont le but était de protéger les opprimés, association dont l'action se fit encore sentir près d'un demi-siècle après l'hégire. Or, cette sorte de ligue du bien public n'avait aucun caractère religieux ; elle assurait seulement a ses adhérents une grande part d'influence dans la direction des allures du pays. Et c'est à ce titre qu'elle contribua, dans une certaine mesure, à mettre en relief la personnalité du Prophète et lui facilita la tache à laquelle il devait se vouer corps et âme.
Khadidja ne fut sans doute pas étrangère au désir qu'avait son mari de se produire parmi ses concitoyens. Elle exerçait un très grand empire sur lui et à son très vif amour conjugal se mêlait une certaine dose d'amour en quelque sorte maternel. Elle rêvait, pour son bien-aimé, de hautes destinées, sans pourtant songer peut-être au pinacle où il devait arriver. Elle estimait qu'un homme d'une aussi grande valeur n'avait pas le droit de rester inactif et de se confiner dans les mesquins soucis de la gérance de sa fortune. Tels étaient aussi les sentiments de Mahomet, et s'il demeura quinze ans avant de se mettre à l'uvre d'une façon définitive, c'est évidemment qu'il ne voulait frapper qu'à coup sûr; mais son but devait être déjà arrêté et, durant les longues heures qu'il passait à méditer et à réfléchir, il combinait ses moyens d'action pour assurer le relèvement de sa patrie et améliorer la condition de ses concitoyens.
Le spectacle que présentait l'Arabie à cette époque, était vraiment fait pour émouvoir le coeur d'un homme ami du bien, épris du beau. Les longues luttes intestines qui déchiraient sans trêve ni repos ce malheureux pays, semaient partout la mort et la désolation. La famine décimait les populations dont l'unique ou tout au moins la principale ressource, le commerce de transit, était rendu presque impossible à pratiquer par suite du manque complet de sécurité sur les routes. Bien peu de caravanes réussissaient, à passer indemnes au milieu de hordes pillardes pour qui le vol à main armée était a peu près le seul moyen d'existence. L'anarchie était à son comble ; aucune loi religieuse ou civile n'était là pour réprimer les crimes et délits ; aucun chef n'était assez puissant pour faire respecter son autorité et maintenir ses sujets indociles. La vendetta entretenait encore cette agitation en perpétuant les luttes, non seulement de famille à famille, mais aussi de tribu à tribu.
A ces graves troubles intérieurs, venaient s'ajouter les dangers du dehors. Le temps n'était pas loin où les Perses d'abord, les Abyssins ensuite, avaient envahi le territoire de la Péninsule et menacé l'indépendance de ses habitants. Du côté du Nord, les Grecs du bas Empire, qui avaient à se plaindre des incessantes incursions des bédouins, guettaient l'occasion d'envahir le pays de leurs incommodes voisins. L'Egypte leur fournissait un bon point d'appui pour cette conquête, mais les difficultés d'une telle entreprise dans ces contrées arides et désertes, avaient jusque-là retardé son exécution. Nul doute cependant que sans Mahomet, cette éventualité n'eût pas tardé à se produire,
Assurer à sa patrie une existence forte et glorieuse et la mettre ainsi a l'abri du péril étranger, tel était le problème que le Prophète se proposait de résoudre. Pour atteindre le but, il était indispensable d'avoir un lien assez solide pour grouper et maintenir dans un effort commun, toutes ces forces vives qui se dépensaient inutilement en d'éternelles discordes civiles. Seule la religion, à cette époque, était capable d'enflammer les esprits, d'unir les coeurs dans une même pensée et de mettre un terme aux compétitions individuelles de petits chefs turbulents, en assurant l'autorité suprême à un homme dont personne ne pouvait être offensé d'être le serviteur dévoué et soumis.
De 23 à 40 ans, Mahomet conçut et élabora en secret le projet qu'il comptait mettre à exécution. Un aussi long temps était évidemment nécessaire pour examiner toutes les faces de la question et prendre un parti irrévocable. Et, sous peine d'échec ou de compétition, il fallait éviter que la moindre indiscrétion fût commise. Il dut donc tout tirer de lui-même et ne pas demander un seul conseil à personne sauf peut être à sa femme Khadidja.Il est bien difficile, en effet, d'admettre que celle-ci n'ait pas reçu quelque confidence de son mari, à partir du jour où sa résolution fut irrévocablement prise. Comment Mahomet aurait-il justifié aux yeux de sa femme, les séjours prolongés qu'il faisait dans une caverne du mont Hira et où il lui arrivait de demeurer tout un mois seul, livré à ses méditations ?
D'ailleurs, il y a un fait qui prouve que Khadidja était au courant des
projets et des espérances de son mari. Le jour où celui-ci reçut sa
première révélation, il s'empressa d'aller en faire part à sa femme qui,
immédiatement, embrassa l'islamisme et s'écria:
« Réjouis-toi, par Celui qui tient l'âme de Khadidja entre ses mains,
j'espère que tu vas être le Prophète de notre nation. » De telles paroles
ne sauraient s'expliquer sur la simple annonce de cette première
révélation fort courte et très peu explicite ; on les comprend parfaitement
au contraire, si Khadidja était informée des desseins de son mari et
surtout si elle était une sorte de collaboratrice.
Il convient d'ailleurs d'ajouter que chez les sémites d'autrefois, on n'éprouvait guère plus de surprise d'entendre quelqu'un dire qu'il avait la vocation de prophète, que nous le sommes aujourd'hui d'apprendre d'une personne qu'elle veut entrer dans, les ordres. Khadidja aurait donc trouvé tout naturel l'espèce de noviciat par lequel aurait passé son mari, et ses paroles indiquaient qu'elle estimait que ce noviciat était enfin terminé.
Après cette première manifestation de sa mission prophétique, Mahomet laissa s'écouler trois années avant d'affirmer publiquement sa nouvelle doctrine. En attendant ce moment, il convertit en secret quelques personnes de sa famille et de son entourage, en leur recommandant de ne rien laisser apparaître de leur croyance à ceux qui n'y seraient point initiés. Enfin, cette période d'essai terminée, l'islamisme se produisit définitivement, au grand jour et la lutte ouverte commença tout d'abord contre l'idolâtrie, puis successivement contre le judaïsme et le christianisme.
Tout au début, les premiers fidèles connurent toutes les souffrances de la persécution non point tant à cause des croyances qu'ils professaient, qu'en raison de l'hostilité violente qu'ils manifestaient contre l'idolâtrie, la religion la plus largement représentée à la Mecque. Ceux qui avaient la bonne fortune d'appartenir à la clientèle d'un personnage assez puissant pour qu'on redoutât d'entrer en conflit avec lui ne furent point molestés, mais tous ceux qui se trouvèrent dépourvus de cette protection efficace, durent émigrer et se réfugier en Abyssinie pour échapper aux menaces de mort dont ils furent l'objet de la part des Qoréïchites païens.
Le nombre de ces émigrés ne fut d'ailleurs pas considérable. Les deux groupes qui, à peu d'intervalle, abandonneront leur patrie pour fuir la persécution, ne comprirent en tout que 83 hommes et 18 femmes. Non seulement Mahomet ne chercha pas à les retenir, mais ce fut lui-même qui les exhorta à ne point s'exposer au martyre. Il ne se croyait sans doute pas en droit de sacrifier la vie de ses semblables au succès de son uvre. II préféra se réserver la possibilité de les récompenser sur terre de leur dévouement, et le sort voulut qu'il y réussît. En effet, ces émigrés appelés par les Arabes, Mohâdjir, ne tardèrent pas longtemps à revenir en Arabie et à jouir d'une estime toute particulière de la part de leurs coreligionnaires, en attendant la haute récompense qui leur était réservée au Paradis.
En dehors de ces humbles fidèles, certains personnages importants de la Mecque s'étaient convertis eux aussi à l'islamisme, mais, grâce à leur influence et à leur situation, ils avaient pu pratiquer librement le nouveau culte sans être obligés de se cacher ou d'abandonner leur patrie. Ce groupe, bien que peu nombreux tout d'abord, constituait pour Mahomet un appui précieux, qui venait s'ajouter à celui qu'il trouvait dans les membres de sa famille, même parmi ceux qui étaient restés païens. Il est vrai que, d'une part, le lien familial était des plus puissants parmi les Arabes et que, d'autre part, le paganisme arabe était d'une extrême tolérance. Il avait laissé toute liberté aux Chrétiens et aux Juifs qui ne le combattaient pas ouvertement, et il eût agi de même vis-a-vis de l'islamisme, si celui-ci ne lui avait nettement déclaré la guerre. Du reste, on comprend sans peine que l'islamisme ne pouvait chercher des prosélytes ailleurs que parmi les idolâtres, puisque, au début, il admettait dans une certaine mesure qu'on pût aller au Ciel en professant une religion révolue, que ce fût le christianisme ou le judaïsme.
La haine que Mahomet avait voué au paganisme et les attaques incessantes qu'il dirigeait contre cette religion de ses concitoyens, froissèrent sans doute vivement les chefs des Qoreïchites ; mais la vue de personnages considérables acceptant l'islamisme et devenant ainsi d'humbles serviteurs du Prophète, leur fit entrevoir le moment où le pouvoir politique et le pouvoir religieux se réuniraient dans une même main et alors le danger les menaçant directement, ils essayèrent de le conjurer. Une ligue fut fondée qui mit en interdit les deux grandes familles qui soutenaient Mahomet ; elle ne produisit d'ailleurs aucun résultat sérieux. Toutefois, quand Abou-Thaleb, l'oncle du Prophète et le personnage le plus influent de sa famille, mourut, Mahomet se trouva dans une situation assez critique et il dut songer à chercher de nouveaux appuis pour remplacer celui qui venait de disparaître à tout jamais. Le besoin était urgent, car on était déjà à la dixième année de la prédication et les musulmans n'étaient encore qu'en nombre assez restreint.
Il n'y avait guère que deux villes qui fussent à proximité de la Mecque: Yatsrib et Thaïef. Ce fut tout d'abord à cette dernière ville que Mahomet s'adressa pour avoir un asile immédiat qui pût, au besoin devenir plus tard Ia capitale de l'Arabie régénérée. Les habitants de Thaïef, malgré une démarche personnelle du Prophète, refusèrent nettement les propositions qui leur furent faites afin de n'être pas entraînés dans une lutte ouverte avec leurs puissants voisins de la Mecque. Thaïef était d'ailleurs à cette époque une ville assez prospère qui n'avait rien à gagner à prendre parti pas plus en faveur des musulmans qu'en faveur des idolâtres.
Yatsrih se trouvait dans des conditions toutes différentes, aussi ses habitants se montrèrent-ils plus favorables aux ouvertures qui leur furent faites. Six d'entre eux se rendirent à la Mecque, embrassèrent la nouvelle religion et s'empressèrent de faire des prosélytes parmi leurs concitoyens aussitôt qu'ils furent de retour dans leur pays natal. Ils réussirent dans leur propagande et l'année suivante, au nombre de douze cette fois, ils arrivaient près de la Mecque et prêtaient à Mahomet un serment que l'on appelle «le premier serment d'Aqaba ». Par ce serment, qui tira son nom d'un col en pleine campagne où il fut prononcé, les gens de Yatsrib s'engageaient uniquement à pratiquer l'islamisme tel qu'il leur était enseigné à ce moment, c'est-à-dire qu'ils n'eurent pas à promettre de faire la guerre sainte, ni méme de défendre le Prophète contre ses ennemis. Tous ces nouveaux convertis de Yatsrib, y compris ceux qui prêtèrent le second serment d'Aqaba, forment un groupe spécial de musulmans que l'on nomme les Ansâr, mot arabe au pluriel qui signifie « ceux qui aident » ou « qui défendent avec succès».
Tant que Mahomet ne fut pas installé à Médine les Ansâr pratiquèrent l'islamisme en secret, ce qui rendait les conversions fort difficiles. Soixante-quatorze d'entre eux et deux musulmans de Yalsrib étant venus à la Mecque pendant la troisième année de la prédication, Mahomet profita de cette circonstance pour assurer la réalisation de ses projets sur Yalsrib. Il eut une entrevue secrète avec ces Ansâr qui prêtèrent ce qu'on a appelé le « second serment d'Aqaba », c'est-à-dire qu'ils s'engagèrent à donner aide au Prophète et à le défendre contre tous ses ennemis. Abbas, l'oncle de Mahomet, bien qu'il fût idolâtre, assista et prit part aux négociations qui précédèrent la convention qui intervint alors entre son neveu et les gens de Yatsrib, mais ce fut dans le seul but de s'assurer que la vie de Mahomet ne courrait aucun danger dans la nouvelle résidence qu'il allait adopter.
S'il est vrai que nul n'est prophète en son pays, Mahomet, à la suite du second serment d'Aqaba, avait donc réussi a se procurer un nouvel élément de succès pour la réalisation de ses espérances, l'extranéité si l'on ose ainsi dire. Yatsrib était dans une situation toute spéciale qui la rendait éminemment propre au rôle qu'elle allait jouer. Ville à ce moment peu prospère, elle était naturellement jalouse de la Mecque. Elle enviait à cette dernière ce temple vénéré qui lui amenait chaque année de nombreux pèlerins et, avec eux, un grand mouvement commercial, car pas un pèlerin ne manquait de profiter de son voyage aux Lieux-Saints pour gagner quelque argent en faisant du négoce.
Yatsrib était bien un point de transit pour les caravanes qui allaient en Syrie ou qui en revenaient, mais elle était beaucoup trop rapprochée de la Mecque pour qu'on y traitât des affaires de quelque importance en admettant, ce qui n'était pas, qu'elle fût un centre ayant une certaine activité agricole ou industrielle. Bien au contraire son sol était si aride qu'il n'offrait que de maigres palmeraies et son climat était si peu salubre que personne n'en faisait volontiers sa résidence. Il était donc tout naturel qu'elle mît un grand empressement à accueillir un Mecquois d'une noble famille qui se présentait comme le fondateur d'une nouvelle religion et qui, à ce titre, pouvait déplacer l'ancien centre religieux de l'Arabie et attirer dans ses murs, la prospérité commerciale qu'elle n'avait aucune chance d'acquérir d'une autre façon.
De son côté Mahomet avait bien compris tout le parti qu'il y avait à tirer de la rivalité de Yalsrib avec la Mecque pour le triomphe de sa cause. Certes, il eût préféré demeurer dans sa ville natale qui, malgré la vive opposition qu'il y rencontrait, était toujours l'objet de sa prédilection ; mais la lutte était devenue par trop inégale depuis qu'il n'avait plus son oncle Abou-Thaleb pour le soutenir et le défendre, et la mort de Khadidja survenue peu de temps après celle de son oncle, lui avait enlevé le réconfort que cette femme dévouée lui prodiguait aux heures de découragement.
Privé, presque coup sur coup, d'un puissant appui matériel et d'un vif soutien moral, le Prophète n'avait plus à compter que sur lui-même et sur des étrangers. Ses ennemis résolurent de profiter de ces circonstances et d'avoir recours à l'assassinat qui les débarrasserait brusquement et à tout jamais de leur adversaire acharné. Maintenant que personne n'était plus là qui pût venger la mort du réformateur, dont l'alliance conclue avec les habitants de Yalsrib faisait une sorte de traître à la patrie, les Qoreïchites cernèrent étroitement la maison qu'habitait le Prophète et décidèrent de le frapper à mort aussitôt qu'il en sortirait.
Sous le coup de cette terrible menace qui ne pouvait manquer de se réaliser à bref délai, Mahomet n'eut plus d'autre ressource que de fuir au plus vite, d'abandonner le sol natal et d'aller demander aux gens de Yatsrib de mettre à exécution les engagements qu'ils avaient pris vis-à-vis de lui lors du second serment d'Aqaba. Déjà, en présence de cette éventualité, il avait engagé plusieurs de ses fidèles à prendre les devants et à aller s'installer à Yatsrib.
Grâce au dévouement d'Ali, son futur gendre, Mahomet réussit à tromper la vigilance de ceux de ses ennemis qui guettaient sa sortie. Ali revêtu du manteau du Prophète, se laissa entrevoir ainsi costumé aux sbires qui étaient apostés et, pendant que ceux-ci, sûrs de leur proie, croyaient surveiller leur victime espérée, Mahomet réussit à gagner la campagne par une porte dérobée ; puis, accompagné d'Abou-Bekr, il se rendit dans une caverne située au sud de la Mecque afin de dépister ceux de ses ennemis qui veillaient au nord de cette ville pensant que le fugitif se hâterait d'atteindre Yatsrib. En dépit de cette précaution, Mahomet faillit être atteint lorsque, après avoir passé trois jours dans la caverne, il reprit sa marche dans la direction du nord.
La légende rapporte certains faits miraculeux qui se produisirent à cette occasion. Pour masquer la présence d'êtres humains, une colombe installa son nid au-dessus de l'entrée de la caverne, tandis qu'une araignée y tissait sa toile. Un palmier chargé de fruits se courbait jusqu'à terre pour offrir ses fruits aux réfugiés. Enfin le cheval d'un de ceux qui étaient sur le point d'atteindre le Prophète, au moment où il entrait sur le territoire de Yatsrib, s'enfonça dans, le roc comme, dans une simple masse de fange. Ces récits ont eu surtout pour objet de montrer combien le danger couru avait été grand, puisque le Prophète n'avait pu y échapper que par un hasard vraiment providentiel.
Cette fuite célèbre eut lieu le 16 juillet 622 de notre ère, et c'est avec raison que les musulmans lui attribuent une importance capitale, car il est bien certain que, sans ce départ précipité, Mahomet eut été mis à mort par les Qoreïchites, et alors l'islamisme ne lui eût pas survécu. Aussi est-ce à partir de cette date mémorable que commença l'ère des musulmans, ère à laquelle nous donnons le nom d'ère de l'hégire du mot arabe h'idjra qui signifie « fuite » ou « émigration ».
La prédication de la nouvelle religion avait, il est vrai, commencé 13 ans avant l'hégire, mais durant tout ce temps ses doctrines étaient restées en quelque sorte ésotériques. Le nombre des initiés était fort peu considérable et si quelques-uns en étaient arrivés à ne plus dissimuler leur croyance, personne ou à peu près n'osait pratiquer ouvertement les rites de l'islamisme. Toute cette période qui précède l'hégire doit être considérée comme une sorte de temps de gestation et la vie au grand jour ne commence qu'au moment où Mahomet s'installa à Yatsrib.
L'accueil que trouva le Prophète en arrivant à Yatsrib fut des plus chaleureux. En dehors de ceux qui avaient prêté les divers serments d'Aqaba et des mecquois musulmans qui venaient de s'expatrier, les habitants de la ville manifestèrent leur joie de posséder dans leurs murs un personnage que son rôle religieux grandissait encore à leurs yeux. Ils pressentaient que sa présence allait attirer l'attention sur leur cité et lui assurer une prospérité qu'elle n'avait guère connue jusque-là. C'était donc une sorte d'existence nouvelle qui allait commencer pour Yatsrib, et cette idée s'affirma bientôt sous une forme concrète et bien sensible en enlevant à la ville le nom qu'elle avait porté jusqu'alors pour lui substituer celui de Médinet-en-Nebi, « la ville du Prophète » ou simplement, plus tard, El-Médina « la Ville », mot dont nous avons fait en français Médine.
Avant même d'entrer à Médine, Mahomet s'était arrêté dans une petite localité très voisine de cette ville et nommée Goba ; là, pour la première fois, il accomplit publiquement l'office du vendredi dans une construction appropriée à la circonstance et qui par conséquent, est la plus ancienne mosquée musulmane. A Médine également, sa première préoccupation fut de choisir l'emplacement d'une mosquée. Il sentait le besoin de donner une grande publicité au culte qui, auparavant, ne pouvait guère se pratiquer qu'en cachette et isolément, et, en outre, il tenait à bien montrer que dorénavant, l'islamisme ne redoutait plus personne ou, tout au moins, qu'il était décidé à la lutte ouverte.
Tant qu'il était resté à la Mecque, Mahomet n'avait été et ne pouvait être autre chose qu'un réformateur religieux. Quant à prendre la direction des affaires politiques, il n'y fallait pas songer. En effet, en admettant que tous les grands personnages influents de sa ville natale eussent fini par embrasser l'islamisme sous la seule pression qu'aurait exercée sur eux l'attrait de nouvelles doctrines, il est peu vraisemblable qu'ils eussent jamais consenti à se départir de l'autorité qu'ils exerçaient, qu'ils tinssent cette autorité de la noblesse de leur origine, de leur fortune ou des exploits brillants qu'ils avaient accomplis. Et il n'est pas téméraire d'affirmer que ce fut précisément cette crainte qu'avaient les chefs Qoreïchites de voir Mahomet transformé en souverain temporel, qui les rendit si implacables dans la guerre qu'ils lui déclarèrent. On aurait, au contraire, quelque peine à croire que la seule défense de leurs dieux leur eût inspiré une haine aussi vivace.
De par la force même des circonstances il n'en pouvait plus être ainsi à Médine où Mahomet devint à la fois un chef spirituel et un chef temporel, réalisant un cumul qui fit partie dorénavant de Ia charte islamique, là où elle est appliquée dans toute sa rigueur originelle. Il n'y avait point, en effet, dans la nouvelle résidence du Prophète, un seul personnage d'assez grande envergure pour entrer en compétition avec lui, s'il s'agissait de diriger les affaires générales de la cité. Du reste, le second serment d'Aqaba avait tranché la question et personne ne songea à trouver à redire quand Mahomet exerça l'autorité complète de la façon la plus absolue.
La tâche était extrêmement lourde, car bien qu'il eût dorénavant un asile assuré et un nombre respectable de fidèles groupés autour de lui et résolus à le soutenir et à l'aider dans sonoeuvre, Mahomet eut a parer tout d'abord à de graves difficultés. Il fallut à tout prix éviter que la mésintelligence se mit entre les musulmans et qu'une rivalité s'établit entre ceux qui, originaires de la Mecque, avaient quitté cette ville, et ceux qui, nés à Médine et y demeurant, avaient formé le groupe primitif des Ansâr. En raison du service capital qu'ils avaient rendu à l'islamisme ces derniers pouvaient, en effet, prétendre à une certaine suprématie que les Mecquois à leur tour, étaient eux aussi en droit de revendiquer sous le prétexte qu'ils avaient été les premiers convertis et qu'ils avaient fait le lourd sacrifice d'abandonner leur patrie.
Une mesure ingénieuse et des plus simples coupa court a tous les conflits, qu'une telle situation était de nature à provoquer. Chaque mecquois musulman fut invité à choisir un des Ansâr de Médine et à l'adopter en qualité de frère. Cette adoption n'avait pas simplement un caractère religieux, elle devait produire les mêmes effets que la mémo parenté naturelle aussi bien au point de vue de l'affection et du dévouement qu'au point de vue matériel. Ce procédé d'une application immédiate eut comme premier effet, de créer aux émigrés une véritable famille et de leur rendre ainsi l'exil beaucoup moins pénible. Il eut en outre pour conséquence, de supprimer toutes les querelles qui n'auraient manqué de surgir entre ces hommes à l'humeur si batailleuse, qu'un prétexte des plus futiles aurait suffi à déchaîner les uns contre les autres.
Mahomet lui-même se soumit à cette forme nouvelle de la fraternité. Toutefois, il dérogea légèrement au principe qu'il avait établi, et au lieu de choisir son frère parmi les Ansâr ainsi que l'avaient fait tous les autres musulmans, il fit à son propre neveu Ali, l'honneur de l'attacher plus étroitement à lui par cette sorte de seconde parenté. Par cette sage dérogation il sut éviter les sentiments de jalousie qui n'auraient pas manqué d'éclater parmi les Ansar s'il avait manifesté ouvertement sa préférence pour l'un d'eux. Sans doute il avait éludé le principe qu'il avait lui-même posé, mais cela ne pouvait tirer à conséquence, les musulmans ayant admis, dès les premiers jours, que le Prophète jouissait de certains privilèges qui l'affranchissaient de la loi commune. Du reste, le dévouement dont Ali avait fait preuve quelques jours auparavant, en risquant sa vie pour Mahomet, justifiait aux yeux de tous un véritable acte de népotisme.
Les Médinois étaient loin d'être riches et les réfugiés mecquois n'avaient guère apporté avec eux que de fortes convictions religieuses. Aussi Mahomet dut-il songer de suite à assurer des moyens matériels d'existence à tous ceux qui s'étaient groupés autour de lui. Un seul procédé s'offrait à lui pour atteindre ce résultat d'une façon rapide et sûre, c'était de piller les caravanes qui allaient en Syrie ou surtout celles qui en revenaient chargées de marchandises et de denrées destinées aux habitants de la Mecque, ses ennemis du moment. Il n'hésita pas à recourir à cette mesure radicale, qui nous paraît aujourd'hui fort barbare et peu compatible avec les sentiments que doit professer un réformateur religieux. Mais il est juste de remarquer qu'à cette époque tout au moins, cette façon de se procurer des ressources n'avait rien d'extraordinaire aux yeux des Arabes de la Péninsule, la razzia étant considérée comme un moyen légitime de gagner sa vie. Somme toute, la moralité de ces opérations ne diffère pas beaucoup - si tant est qu'elle en diffère , - d'une spéculation de Bourse habilement machinée a l'aide d'une dépêche télégraphique mensongère ou de quelques-unes de ces conquêtes ou annexions de territoires qui se pratiquent si souvent de nos jours.
La bataille de Bedr fut la conséquence de la première opération de ravitaillement entreprise par Mahomet. Une grande caravane, qui revenait de Syrie, fut surprise par les musulmans qui s'en em-parèrent après avoir complètement défait les troupes que les Mecquois avaient envoyées pour la proléger et la défendre. Cet événement fut particulièrement heureux pour l'islamisme auquel il conféra du premier coup le prestige moral qu'assure la victoire dès le début d'une lutte engagée, tout en lui fournissant les moyens matériels dont la privation eût pu amener sa chute irrémédiable.
Les ressources obtenues par le pillage de la caravane mecquoise ne pouvaient durer bien longtemps; il fallait donc aviser à s'en procurer de nouvelles. Une circonstance fortuite permit au Prophète de trouver pour les musulmans une source de revenus beaucoup moins précaire. Une tribu juive, voisine de Médine, la tribu des Benou-Qaïnoqa, étant venue à manquer aux clauses d'un traité qu'elle avait conclu avec le Prophète, celui-ci n'hésita pas à livrer combat à ceux qui n'avaient point tenu leur parole et, après les avoir vaincus, il s'empara de toutes leurs terres et les distribua à ses fidèles qui sans devenir riches, furent du moins à l'abri des premiers besoins.
Cependant les Qoreïchites, vaincus à Bedr, ne pouvaient rester sons le coup de cette honteuse défaite sans essayer de prendre leur revanche. Ils rassemblèrent donc une nombreuse armée et se mirent en marche sur Médine. Contrairement a l'avis du Prophète qui aurait désiré rester à l'abri des murs de la ville, les musulmans, grisés par leur première victoire, voulurent absolument se porter au devant de l'ennemi. La rencontre eut donc lieu à Ohod en rase campagne et, en dépit de leur bravoure, les musulmans, écrasés par le nombre de leurs adversaires, durent lâcher pied et peu s'en fallut que Mahomet périt en cette circonstance. Fort heureusement il en fut quitte pour de très légères blessures au visage et il put regagner Médine où les Qoreïchites n'osèrent le poursuivre, satisfaits qu'ils étaient d'avoir vengé leur défaite de Bedr et redoutant aussi peut-être de rencontrer quelques nouvelles troupes fraîches.
La défaite de Ohod ne découragea nullement les musulmans. On l'attribua à l'insurbordination véritable de ceux qui, par leur entêtement, avaient contraint le Prophète à quitter les remparts derrière lesquels il aurait été invulnérable. Ainsi considérées les choses prenaient un aspect tout différent: au lieu d'un échec subi par Ia religion on n'avait plus en réalité que le juste châtiment d'un manque de soumission envers l'Envoyé de Dieu. Si les chiffres donnés par les chroniqueurs sont exacts, la disproportion des forces entre les Mecquois et les Médinois suffirait à expliquer la défaite des musulmans et l'intention de Mahomet de ne pas s'exposer en rase campagne.
Quoi qu'il en soit, la victoire des Mecquois n'eut aucun effet durable. Pendant quelque temps les musulmans restreignirent leur champ d'action sans cependant cesser d'étendre leur influence et d'acquérir de nouveaux territoires. C'est alors qu'ils s'emparèrent du territoire d'une autre tribu juive, celle des Benou-Nodhaïr et qu'ils firent quelque petites expéditions sans importance. Leur forces s'accroissaient donc de jour en jour et leur puissance devenait de plus eu plus menaçante pour la Mecque qui redoutait à la fois qu'on ruinât son commerce et qu'on lui enlevât sa suprématie religieuse et politique.
Conscients du danger qui les menaçait, les Mecquois comprirent que la prise de Médine porterait seule un coup fatal à la puissance croissante de Mahomet. Mais celui-ci, prévenu à temps, fit creuser un fossé grâce auquel il se trouva doublement à l'abri du choc immédiat de l'ennemi, tout en conservant plus de facilités pour maintenir ses communications avec l'extérieur et assurer au besoin son ravitaillement. Dépourvus d'engins de guerre à longue portée, les assiégeants ne surent même pas franchir la première ligne de défense. Le siège traîna en longueur, les privations aussi bien que la certitude de ne faire en cas de succès qu'un maigre butin favorisèrent la discorde qui se mit dans les rangs des Mecquois. Pendant vingt jours on se contenta de part et d'autre de s'envoyer quelques flèches. Enfin un combat singulier dans lequel Ali fut vainqueur décida les assiégeants à s'éloigner pour toujours de Médine.
En dehors des intelligences que Mahomet, dit-on, avait parmi les Mecquois, intelligences qui auraient été une des causes premières de la désunion qui se manifesta parmi eux, il est à présumer aussi que beaucoup d'infidèles commençaient vaguement à croire au pouvoir surnaturel du Prophète et redoutaient d'être frappés par la colère divine s'ils avaient la témérité de continuer la lutte. Sinon on s'expliquerait difficilement qu'ils aient lâché pied avant de s'être montrés plus agressifs.
Une tribu juive, les Benou-Qoraïdza, s'était alliée aux Mecquois et avait pris part au siège de Medine. Aussitôt que ce siège eut été levé, Mahomet résolut de punir cette riche tribu qui s'était jointe à ses ennemis. L'expédition eut un plein succès; de vastes palmeraies et de grandes richesses mobilières furent confisquées et partagées entre les musulmans qui désormais n'en furent plus réduits pour vivre à piller les caravanes qui passaient à leur portée.
Le châtiment, infligé à la riche tribu juive, donna à réfléchir à tous ceux qui auraient eu quelque velléité d'épouser les ressentiments des Mecquois. Livrés dorénavant à leurs propres forces, ceux-ci renoncèrent à l'offensive et laissèrent les musulmans libres d'agir au nord de Médine. La seule bataille qu'ils avaient gagnée, celle de Ohod, ne leur avait donc procuré qu'une simple satisfaction d'amour-propre. Partout ailleurs leurs échecs avaient été d'autant plus retentissants que le nombre des musulmans s'était accru d'une façon assez lente.
Six ans après son arrivée à Médine, Mahomet ne comptait encore que 1400 fidèles, du moins tel est le chiffre que donnent les chroniqueurs lorsqu'ils parlent de ceux qui se mirent en route dans le courant de la sixième année de l'hégire dans le but d'accomplir le pèlerinage de la Mecque. Cette tentative de pèlerinage ressemblait singulièrement à une expédition contre la capitale du Hedjaz. Inquiets à bon droit de voir une troupe armée aussi nombreuse se présenter sous prétexte d'un acte religieux qui, selon une ancienne coutume, conférait l'inviolabilité à tous ceux qui y prenaient part, les Qoreïchites firent demander à Mahomet; qui y consentit, de signer une trêve de dix ans.
Cette trêve mécontenta vivement les musulmans. D'une part, ils étaient très scandalisés de voir le Prophète conclure un pacte avec des idolâtres que la nouvelle religion ordonnait de combattre toujours et sans merci, et, d'autre part, ils éprouvaient une vive déception d'être privés pour le moment des pieux avantages qu'ils comptaient retirer d'un grand acte de dévotion. En prévision de ce mécontentement, Mahomet avait eu la précaution de faire prêter à tous ses fidèles un serment, dit serment volontaire. Les auteurs ne sont pas bien d'accord sur les termes de cet engagement ; selon les uns, les musulmans auraient juré de défendre le Prophète jusqu'à la mort; selon d'autres, ils auraient simplement juré de ne pas fuir. Quoi qu'il en soit, cette précaution eut le double avantage d'engager les Mecquois à demander la trêve et de prévenir toute tentative de mutinerie de la part des Musulmans.
Le pacte conclu avec la Mecque eut une haute portée morale. Pour la première fois depuis sa naissance, l'islamisme était en quelque sorte reconnu officiellement. Il existait donc maintenant un état musulman qui traitait de puissance à puissance avec les représentants de la plus importante cité de l'Arabie. Le Prophète n'était plus cet homme sans appui, ni défense, qu'on avait pu traquer comme un malfaiteur dans sa ville natale, il était devenu un véritable chef d'Etat, vénéré de ses sujets, redouté de ses ennemis.
Au point de vue matériel, la situation s'était singulièrement améliorée. Dans le domaine qu'ils s'étaient créé, les musulmans n'avaient plus à s'inquiéter des soucis de l'existence quotidienne ; ils pouvaient tourner toute leur activité vers le dehors, maintenant qu'ils étaient en paix avec la Mecque, et qu'aucun ennemi puissant n'était capable de les molester. Aussi profitèrent-ils du répit qui leur était accordé pour accroître leurs richesses ; mais, comme le premier appétit était apaisé et que, s'il est utile de se faire craindre, il est dangereux de se créer des haines trop vivaces en poussant les choses à bout, ils agirent avec plus de mansuétude qu'au début. C'est ainsi qu'ils n'infligèrent plus aux juifs du Khaïbar le sort cruel qu'ils avaient fait subir aux Benou-Qoraidza. Sans doute, quand la ville de Khaïbar eut succombé sous leurs coups, ils s'emparèrent des richesses mobilières de ses habitants, mais on leur laissa leurs terres à la condition assez dure, il est vrai, d'en partager le produit avec les vainqueurs. Cet impôt de cinquante pour cent sur le revenu était d'autant plus pénible, qu'en réalité, les anciens propriétaires n'étaient plus que des usufruitiers. La douceur du traitement était donc tout à fait relative.
Tout, d'ailleurs, devait réussir à Mahomet, depuis qu'il n'avait plus à craindre l'hostilité ouverte des Mecquois. Il se sentit dès lors maître du présent et assuré de l'avenir. Il en donna la preuve manifeste en envoyant des députations aux souverains dont les États confinaient à l'Arabie. Le monarque persan, Kosrou-Perwis, et l'empereur des Grecs, Héraclius furent sans doute quelque peu surpris en recevant une invitation à embrasser l'islamisme, religion dont à ce moment, ils ne soupçonnaient même pas l'existence. Pourtant, ce qui les étonna plus encore, ce fut ce qu'ils entendirent raconter de la vénération dont jouissait le nouveau prophète.
Cette démarche eut, malgré tout, un effet moral considérable. Elle faisait de Mahomet le représentant officiel de l'Arabie, aussi bien aux yeux des nations étrangères qu'aux yeux des Arabes eux-mêmes. Point n'était besoin qu'il le fût en réalité, du moment que tout le monde lui attribuait ce rôle. Du reste, la plupart des princes étrangers firent un accueil convenable aux députés envoyés par le Prophète et un des princes arabes, celui de la province de Bahreïn, consentit à embrasser l'islamisme.
Ainsi qu'on l'a vu plus haut, en l'an 6 de l'hégire, les musulmans n'avaient pas réussi à accomplir, comme ils le désiraient, le pèlerinage de la Mecque. En l'an 7 ils furent plus heureux. Mahomet, entouré d'un certain nombre de ses compagnons fidèles, put enfin faire aux Lieux-Saints la visite que la religion musulmane a rendue obligatoire. La cérémonie, accomplie avec tous les rites qu'elle comportait, fournit au Prophète une heureuse occasion de montrer à ses concitoyens l'espèce de culte dont il était l'objet de la part des musulmans. Ce spectacle frappa vivement l'esprit des Mecquois; il amena bon nombre de conversions et ébranla fortement les convictions de ceux qui étaient restés attachés à l'ancien paganisme. L'idole vivante allait bientôt détrôner les dieux inertes.
Bien que le temple de la Kaaba fut encore consacré au culte des idoles, il était resté, aux yeux de Mahomet le temple saint par excellence. Il se rendait bien compte aussi que la Mecque serait toujours la capitale religieuse de l'Arabie, et que tous les efforts qu'il ferait pour lui arracher ce titre, seraient absolument vains. L'essai de pèlerinage tenté l'année précédente et celui qu'il venait d'accomplir étaient les preuves manifestes de ces sentiments. Dans ces conditions, il devenait donc indispensable de faire disparaître les faux dieux de la place qu'ils occupaient, et un seul moyen permettait d'atteindre ce but, c'était la conquête de la Mecque, conquête qui s'imposait plus que jamais, maintenant qu'un des rites de la nouvelle religion avait été pratiqué dans le temple antique et vénéré de la Kaaba.
Si l'expédition contre la Mecque et la prise de cette ville par les musulmans n'eut eu lieu qu'en l'an 8 de l'hégire, il semble bien que le projet de s'en emparer remontait à deux années en arrière. En l'an 6, Mahomet n'avait avec lui que 1400 hommes et ce n'était pas avec des forces aussi minimes qu'il pouvait tenter une attaque ouverte contre une ville aussi forte et aussi peuplée que l'était la Mecque. Mais rien ne lui interdisait l'espoir, une fois introduit dans la place pour y faire le pèlerinage, de trouver quelque occasion de susciter un mouvement d'opinion en sa faveur, et alors ses 1400 hommes lui auraient permis un coup de main heureux.
Il est vrai que, à cette époque, Mahomet ne fit part du dessein de conquérir la Mecque à aucun de ses compagnons. Mais le serment volontaire qu'il fit prêter, comme on l'a vu plus haut, à tous ceux qui l'accompagnaient, ne s'explique guère autrement que par l'éventualité présumée d'un acte auquel les musulmans les plus fervents auraient hésité à prendre part. C'était, eu effet, un véritable sacrilège aux yeux de tous les Arabes que de verser le sang en combattant sur le territoire de la Mecque. De temps immémorial, il était de tradition de considérer cette ville et ses alentours immédiats comme une terre sacrée, une manière d'asile inviolable, en sorte que nul ne s'y croyait en droit de répandre le sang de son prochain sans se mettre pour ainsi dire hors la loi. Les circonstances avaient permis cette fois d'épargner aux musulmans l'horreur que devait leur produire une semblable profanation, mais on avait certainement voulu les préparer à ne point reculer devant une pareille énormité si le besoin s'en était fait sentir.
Précédemment déjà Mahomet avait revendiqué en sa qualité de Prophète le privilège de se soustraire en certains cas à la loi commune. Rien, en principe, ne l'empêchait donc de se retrancher derrière ce caractère particulier pour enfreindre les préjugés les plus respectés et oser, par exempte, livrer bataille sur le sol même de la Mecque. Pourtant la violation flagrante d'une tradition, admise par tous les Arabes de la Péninsule, lui parut une chose si grave qu'il hésita à s'en rendre coupable de sa propre autorité. Il attendit donc pour se décider que Dieu lui eût accordé une autorisation toute spéciale et pour une fois seulement, de violer la loi coutumière qui interdisait tout combat sur le territoire sacré.
Une attaque contre une tribu alliée au Prophète, attaque à laquelle prirent part quelques Qoréichïtes fournit un prétexte plausible pour rompre la trêve conclue avec les Mecquois. Mahomet n'eut garde de laisser échapper l'occasion qui se présentait et l'expédition contre la Mecque fut aussitôt décidée et bientôt exécutée. Au nombre d'environ 10,000 hommes, les musulmans, la conscience rassurée par l'autorisation divine, marchèrent résolument sur la Mecque et y pénétrèrent sans rencontrer de résistance sérieuse, car il n'y eut, en réalité, qu'une simple bagarre dans laquelle succombèrent seulement deux musulmans et vingt-huit Mecquois infidèles.
La facilité avec laquelle s'exécuta cette conquête ou, pour mieux dire, la reddition de la place, doit être attribuée sans doute en partie aux intelligences que Mahomet avait entretenues avec un certain nombre de ses concitoyens, mais il y a lieu de croire aussi que la stupeur éprouvée par les habitants à la vue du sacrilège qu'on osait commettre, ne fut pas étrangère à l'événement. Nul n'avait pu supposer un seul instant qu'on eût le courage de se rendre coupable d'une telle monstruosité.
La prise de la Mecque assura le triomphe définitif de l'islamisme en même temps qu'elle marqua la chute irrémédiable de l'idolâtrie en Arabie. Le premier soin du Prophète fut de faire enlever et détruire toutes les idoles qui encombraient le temple de la Kaaba et, pour éviter à jamais un retour au culte des idoles, il ordonna qu'à l'avenir nulle représentation figurée, image ou statue ne trouvât place soit dans le temple vénéré consacré désormais au culte du dieu unique, soit dans une quelconque des mosquées bâties pour les musulmans. Il est possible, probable même, que l'art a perdu quelques chefs-d'uvre à cette proscription des images et des statues, mais la religion musulmane y a sûrement gagné.
En conservant à la Kaaba son caractère sacré pour en faire la mosquée sainte du monde musulman, Mahomet agit fort habilement. Il s'attirait les sympathies des Mecquois en maintenant ainsi à leur ville le titre de capitale religieuse que Médine avait été sur le point de lui enlever. Le pèlerinage au temple de la Kaaba devint, en effet, une des cinq grandes prescriptions de l'islamisme, et tout musulman dut, pour faire sa prière, tourner son visage du côté de la Mecque en quelque point du globe qu'il se trouvât.
En revanche, Médine eut d'abord l'honneur de continuer d'être la résidence du Prophète et plus tard, d'être le lieu de sa sépulture. Reconnaissant du service que les Médinois lui avaient rendu au moment du danger, Mahomet renonça, en effet, à s'installer à la Mecque malgré tous les avantages incontestables qu'un séjour dans cette ville lui aurait procurés. II n'y retourna même plus qu'une seule fois pour accomplir le pèlerinage dit pèlerinage d'adieu. Grâce à cette sorte de partage de faveurs, l'islamisme se trouve avoir deux villes saintes ; la Mecque et Médine.
S'il ne se fixa pas à la Mecque, Mahomet cependant y demeura quelque temps et profita de ce séjour dans cette ville pour retirer de sa victoire tous les avantages qu'elle comportait. Il fit rayonner ses troupes aux alentours de la place et obtint, sans employer la force, un certain nombre de conversions. Puis, comme les habitants de la petite ville de Honaîn, voisine de la Mecque, lui avaient déclaré la guerre, il marcha contre eux avec tous les musulmans appuyés par des contingents Mecquois et leur livra un rude combat qui faillit avoir pour lui une issue fatale, une partie des musulmans ayant lâché pied à un moment donné. Pour réparer ce demi-échec, il poursuivit l'ennemi qui s'était réfugié à Thaïef et fit le siège de cette ville contre laquelle il devait nourrir une certaine haine, car elle avait refusé de lui servir d'asile tout au début de sa mission.
La prise de Thaïef permit de faire de grandes largesses aux auxiliaires mecquois qui avaient pris part à cette expédition. Eux seuls reçurent tout un riche butin, ce qui fit quelque peu murmurer les Ansâr. Ceux ci, en effet, peu familiers avec les hautes vues politiques de leur chef, ne comprenaient pas qu'on donnât une aussi grande récompense à des gens qui étaient encore idolâtres et dont on espérait seulement la conversion à l'islamisme. Les récriminations furent très vives ; quelques protestations prirent une forme véritablement insolente et, comme le chef des hérétiques, dits Kharedjites, était le descendant d'un de ces protestataires, il est permis de supposer que le mécontentement des Ansâr ne fut pas calmé par les éloges que Mahomet leur adressa en cette circonstance.
Vers le milieu de l'année suivante, l'an 9 de l'hégire, l'islamisme inaugurait pour ainsi dire cette longue série d'expéditions lointaines qui devaient porter de tous les côtés du globe la domination des vrais croyants. A vrai dire, ce n'était guère encore qu'un prélude, mais il était bien caractéristique. Mahomet dirigea lui-même cette campagne à la suite de laquelle les gens de Tebouk durent lui payer tribut. Or, Tebouk était au pouvoir de chefs grecs, sujets de l'empereur Héraclius. C'était donc, en vérité, la guerre déclarée à un grand empire par un chef d'état qui ne disposait, à cette époque, de guère plus de 30.000 hommes. Pour risquer une pareille aventure il fallait vraiment une grande foi dans l'avenir.
A la fin de l'an 9 de l'hégire, Abou-Bekr, père d'Aïcha, une des femmes du Prophète, fut chargé de conduire les musulmans au pèlerinage de la Mecque.
Ali, le cousin et le gendre de Mahomet, fut très froissé de n'avoir pas été choisi pour remplir cette haute mission. Pour ménager la susceptibilité de son gendre, sans cependant revenir sur sa décision, Mahomet eut recours à un compromis; il chargea Ali de lire certains versets de la Sourate El-Barat et d'annoncer aux fidèles quelques petites réformes relatives aux cérémonies du pèlerinage. Cette sorte d'amoindrissement aux fonctions dont il était revêtu en cette circonstance froissa Abou-Bekr à son tour et un conflit fut sur le point d'éclater entre ces deux futurs califes orthodoxes. Ce fait montre assez que les rivalités qui éclatèrent plus tard entre les premiers chefs musulmans n'avaient pas attendu pour se faire jour que le Prophète ne fût plus là.
Ce fut sans doute pour éviter une nouvelle cause de discussion parmi son entourage qu'en l'an 10, Mahomet se décida a diriger le pèlerinage, le dernier qu'il effectua et qui, pour cette raison, est appelé le pèlerinage d'adieu. Peut-être, cependant, sentait-il sa fin prochaine et voulait-il une dernière fois revoir sa ville natale. Quoi qu'il en soit, au cours de cette cérémonie solennelle, Mahomet demanda aux nombreux fidèles groupés autour de lui s'il avait bien rempli la mission que le ciel lui avait confié. Il fallait être bien sûr du succès de sa prédication pour oser poser une semblable question à une foule composée d'hommes rudes, souvent violents et qui, d'habitude, ne déguisaient guère leur pensée.
Une seule protestation eût suffi pour mettre le Prophète dans un cruel embarras.
Rien ne devait plus maintenant arrêter l'élan donné à l'islamisme, ni la mort de son fondateur, ni même les graves conflits qui ne pouvaient guère manquer de surgir entre ceux qui étaient appelés à recueillir la lourde succession de chef à la fois temporel et spirituel. A ce propos, on s'est étonné que le Prophète n'eût pas clairement désigné son successeur immédiat ou tout au moins qu'il n'eût pas fixé le mode de procéder pour choisir celui qui, après lui, serait appelé à diriger les musulmans. Cependant, en y réfléchissant, on est conduit a reconnaître que son silence à cet égard a été encore le parti le plus sage.
Il est bien évident que le choix direct du Prophète eût porté sur l'un des quatre personnages qui furent plus tard appelés au pouvoir suprême sous le nom de califes orthodoxes. Mais qui prendre tout d'abord ? Ali, à la fois parent et allié du Prophète, était encore assez jeune et d'ailleurs il ne parait pas avoir eu les qualités nécessaires à un homme d'Etat. C'était un rude et vaillant soldat, un homme droit et honnête, mais il manquait de décision. L'intransigeance d'Omar, qui fut si heureuse par la suite, aurait été à coup sûr fâcheuse au début ; elle aurait trop violemment contrasté avec la mansuétude habituelle de Mahomet toujours tolérant, même dans les circonstances les plus critiques.
Malgré un mérite réel, Abou-Bekr et Otsman étaient de bien moins grande envergure. Pourtant, comme on le sait, ce fut Abou-Bekr à qui échut la lourde tâche de succéder à Mahomet. La seule raison invoquée pour justifier ce choix c'est qu'il avait été chargé de présider la prière pendant le cours de la maladie du Prophète. Fallait-il voir dans ce fait une indication indirecte? C'est fort possible et, dans ce cas, deux considérations auraient pu guider Mahomet : la première, c'est que Abou-Bekr étant son beau-père, aurait plus d'autorité sur les musulmans qu'une personne qui serait complètement étrangère à la famille du Prophète ; la seconde, c'est qu'il y avait tout avantage à accentuer la différence de valeur qui séparait le fondateur de l'islamisme de son successeur immédiat.
Mahomet mourut a Médine tout au commencement de la onzième année de l'hégire, le 8 juin 632 de notre ère. Il fut enterré à Médine même où son tombeau est resté l'objet de la vénération des fidèles qui considèrent une visite à Médine comme le complément indispensable des cérémonies du pèlerinage de la Mecque.
Peu s'en fallut que la mort du Prophète n'arrêtât tout net l'expansion de l'islamisme ou même n'amenât sa disparition. Beaucoup de musulmans se refusèrent à croire que cet homme, l'Envoyé de Dieu, avait subi le sort commun à tous les êtres. Il leur semblait impossible que celui qu'ils considéraient comme une émanation de la Divinité ne fût pas remonté directement au Ciel aussitôt sa mission achevée sur la terre. Abbas et surtout Omar soutinrent avec énergie que la mort de Mahomet était bien réelle et qu'elle ne différait en rien de celle des autres hommes. Cette affirmation, qui écartait toute idée de miracle, finit par être acceptée et ce résultat fut sans contredit favorable à l'islamisme.
D'ailleurs, en insistant sur ce point, Abbas et Omar ne faisaient que suivre à la lettre les enseignements du Prophète et l'on évitait en outre par là une source de contestations qui n'auraient pas manqué de produire le plus funeste effet. On eût évidemment discuté sur ce fait et les incrédules auraient eu la partie belle. En effet, durant tout le cours de sa prédication, Mahomet avait vécu au grand Jour, ne prenant pas la peine de dissimuler aucun de ses actes même ceux qui étaient d'un caractère tout à fait intime. Son appartement communiquait directement avec la mosquée où, d'ordinaire, il passait la majeure partie de son temps. Sauf la nuit, il était constamment entouré d'un certain nombre de ses fidèles. A n'importe quel moment de la journée le premier musulman venu était admis en sa présence sans retard et sans formalité. On l'avait vu malade et chancelant venir prendre part à la prière et, la veille même de sa mort, il s'était encore montré pâle et défait sur le seuil de sa demeure. Enfin, chacun avait pu entendre les sanglots qui éclatèrent au moment où il avait rendu le dernier soupir la tête penchée sur la poitrine d'Aïcha, sa compagne préférée. Soutenir, dans ces conditions, que Mohamet était monté directement au Ciel, eût été abuser étrangement de la crédulité publique.
A aucune époque de sa vie, Mohamet n'a songé à s'attribuer un caractère en quelque sorte divin. Jamais il n'a cessé de déclarer hautement qu'il était un homme de la même nature que les autres. Ce qu'il a seulement proclamé en toutes circonstances, c'est que Dieu l'avait choisi pour être son porte-parole auprès des nouvelles générations et lui avait ainsi confié l'office qu'avaient rempli auparavant Abraham, Moïse et Jésus. Et c'est précisément parce qu'il n'était qu'un simple mortel qu'il n'avait pu être en communication directe avec Dieu et qu'il avait fallu qu'un ange, l'ange Gabriel, lui servît d'intermédiaire pour recevoir la révélation de la parole divine. De son temps, en effet, la croyance générale était que nul être humain ne pouvait voir Dieu, ou être en relation directe avec lui, sans être immédiatement foudroyé.
Déjà le seul fait de recevoir sans intermédiaire le message divin que lui formulait de vive voix l'ange Gabriel n'était pas sans troubler la nature humaine du Prophète de la façon la plus extraordinaire. Chaque fois qu'il recevait la révélation il éprouvait une crise fort pénible. On le recouvrait à ce moment d'un voile ou d'un manteau et durant quelques instants il restait suffoqué, anéanti, tandis qu'une sueur abondante ruisselait sur tout son corps. Or, s'il avait voulu laisser croire qu'il était placé en dehors de la commune humanité, il eût pris garde de dissimuler ces crises aux yeux des fidèles et rien ne lui était plus facile que d'éviter d'être vu en un pareil état.
Dans sa jeunesse Mahomet était sujet à des attaques dont la nature nous est mal connue et qu'on a supposées être des attaques d'épilepsie. Si cette hypothèse est exacte, on est naturellement porté à attribuer la même origine aux troubles qui accompagnaient la révélation. Pourtant si l'on considère que ce phénomène se produisait à chaque révélation il est beaucoup plus probable qu'il provenait d'une sensibilité nerveuse excessive qui se manifestait chaque fois que le Prophète éprouvait quelque violente émotion. Et il n'est pas douteux que la révélation ait vivement impressionné Mahomet, que l'on admette qu'elle était réelle ou qu'on la croie fictive. Car il ne faut pas perdre de vue que tout l'avenir de la réforme dépendait du fond même et de la forme de ces phrases dont l'ensemble forme le Coran.
Les privilèges que Mahomet s'arrogea en sa qualité de prophète furent très peu nombreux et d'ordre tout à fait infime. La plupart n'avait guère d'autre but que de justifier quelques-unes des faiblesses inhérentes à la nature humaine. Cependant, il faut mettre à part le privilège qu'il s'attribua en ce qui concerne les actes de dévotion. Nul n'eut le droit de prier ou de jeûner autant que lui. Ce n'était pas pour se créer un mérite spécial qu'il agit ainsi, son unique pensée était d'empêcher les fidèles de se livrer à des pratiques de piété par trop excessives et capables de porter atteinte à leur santé. Pour lui, l'ascétisme était une véritable infirmité religieuse.
Parmi les prérogatives dont le Prophète fit usage dans un but purement profane il faut citer celle qui lui permit de posséder onze femmes légitimes à la fois. On s'explique sans peine une pareille tolérance. Aux yeux des Orientaux un grand nombre de femmes est un luxe royal et la puissance d'un prince se mesure souvent à l'importance de son harem. Il était donc tout naturel que le chef des musulmans eût sur ses sujets le même avantage que les autres souverains. En outre, avec son tempérament ardent, Mahomet sentit qu'il y aurait pour lui de très graves inconvénients à ne pas se réserver toute latitude dans ses relations matrimoniales. Il eut été, en effet, fort mal séant pour lui, soit de répudier une de ses femmes, soit de succomber à la tentation avec celle de son prochain.
Ce fut grâce à ce privilège spécial que Mahomet évita un grave scandale à propos de la femme de son secrétaire. Séduit par la beauté de cette femme que le hasard mit en sa présence il se serait peut-être laisse entraîner à la séduire ; mais le mari. prévenu à temps et circonvenu d'ailleurs, répudia sa femme pour lui permettre d'épouser le Prophète. Malgré cette heureuse conclusion, l'affaire parut si scabreuse aux musulmans que Mahomet jugea utile de faire justifier sa conduite par un verset du Coran.
Dans une autre circonstance le Coran intervint encore au sujet d'une des femmes du Prophète ; ce fut à l'occasion d'Aïcha, la fille d'Abou-Bekr la femme préférée de Mahomet. Restée un jour en arrière de la caravane elle y avait été ramenée par un jeune homme, et de mauvaises langues, sans doute, l'avaient accusée d'avoir trompé son mari. le Coran la lava de cette accusation. Ici, à la vérité, Mahomet ne pouvait en aucune façon être coupable, mais en Arabie comme ailleurs on a de tout temps fait de là faute de la femme une honte pour le mari suivant un procédé fréquent qu'on pourrait appeler la justice répercussive.
A part le nombre de ses femmes, qu'on peut à la rigueur appeler un luxe, Mahomet vécut avec la plus extrême simplicité. Son existence était en tout semblable à celle des fidèles qui l'entouraient ; il ne se distinguait d'eux ni par ses vêlements, ni par son train de vie. Souvent même, tout au début de sa prédication, le strict nécessaire lui fit défaut. Le plus souvent quelques dattes et de l'eau composaient son menu ordinaire, et parfois il en fut réduit à serrer sa ceinture pour calmer les tourments de son estomac.
Maints hadits font foi de la détresse qui régna à certains moments, dans la maison du Prophète. Un d'eux, entre autres, nous apprend qu'un jour, Aïcha voulut faire l'aumône à une pauvre femme arabe qui venait mendier avec sa fille. Elle eût beau chercher dans tous les coins, elle ne trouva qu'une seule datte qu'elle offrit aussitôt. Et, détail bien caractéristique, le hadits ajoute que la pauvresse partagea hâtivement cette unique datte avec son entant. Faire un repas avec une demi-datte, c'était sans doute chose assez rare, mais non pas aussi extraordinaire que nous pouvons le croire et rien ne nous dit si ce jour-là, Mahomet put se procurer même une demi-datte pour calmer sa faim.
Il faut ajouter que le Prophète était d'une générosité excessive ; il distribuait à tout venant ce qu'il possédait, sans s'inquiéter des privations que ses libéralités allaient imposer à lui et aux siens. En cela, il agissait à la façon de toute l'aristocratie arabe, où la générosité même prodigue, était en grand honneur. Du reste, ainsi qu'on le verra plus loin, l'aumône est devenue chez les musulmans une véritable obligation impérieuse, à laquelle nul ne songe à se soustraire. Aujourd'hui encore, partout où l'islamisme est professé, la charité envers ses semblables peu favorisés du sort, est restée en pratique dans toutes les classes de la société. Sur ce point, comme sur tous les autres, l'idéal de tout musulman est de modeler sa conduite sur celle du Prophète.
Mahomet épousa successivement quinze femmes, mais il n'en eut jamais plus de onze à la fois. S'il est exact, ainsi qu'on l'assure, qu'il ne consomma le mariage qu'avec onze d'entre elles, on est en droit de croire qu'il était porté à avoir un véritable harem, plutôt par le désir de suivre les usages des chefs d'États que par son appétit charnel. Il eut en tout neuf enfants, cinq garçons et quatre Filles. Sauf un garçon, Ibrahim, qu'il eut de sa concubine Maria, tous les autres étaient issus de Khadidja, sa première femme. Tous ses enfants mâles moururent en bas âge et de ses quatre filles, une seule, Fatima, mariée à Ali, laissa une postérité mâle qui perpétua sa lignée.
Tous les descendants issus de la postérité mâle de Fatima, constituent une sorte de noblesse dont les membres appelés Seyyid en Arabie, sont plus connus ailleurs sous le nom de chérif. En tous pays musulmans, les chérifs sont vénérés des fidèles ou tout au moins jouissent d'une très grande considération dont ils tirent un profit matériel et moral. Certains d'entre eux ont réussi à fonder des dynasties royales. La qualité de chérif s'établit souvent par acte notarié. La scrupuleuse exactitude des généalogies qui figurent dans ces actes notariés ne résisterait pas toujours à un examen critique un peu rigoureux. Les femmes ne sont pas exclues de cette sorte de noblesse, mais elles ne la transmettent pas à leurs descendants.
Les faits se sont chargés de démontrer que l'absence d'héritier mâle direct du Prophète, n'avait en aucune façon nui au succès de sonoeuvre. Il est presque aussi certain qu'un fils, arrivé à l'âge d'homme au moment où le fondateur de l'islamisme venait de descendre dans la tombe, aurait été, pour la religion naissante, plutôt une cause d'embarras et d'affaiblissement, qu'un élément de succès.
En admettant que ce fils eût hérité des vertus de son père, tous ceux qui, consciemment ou non, aspiraient à prendre la direction du mouvement religieux et national de l'Arabie, auraient certainement déployé moins de zèle et d'ardeur, s'ils avaient eu la certitude de ne jamais parvenir au pouvoir suprême. Et si ce fils avait été un homme faible d'esprit ou un débauché, la religion elle-mème aurait couru les plus grands dangers. Il est donc fort heureux pour la fortune de l'islamisme, qu'il n'ait pas été livré aux hasards de l'hérédité. On ne conçoit du reste pas, que dans n'importe quelles conditions autres que celles dans lesquelles il s'est trouvé, il aurait pu se développer avec une rapidité aussi vertigineuse .
Mahomet était un esprit admirablement équilibré ; il voyait les choses telles qu'elles étaient, de même qu'il appréciait les hommes à leur juste valeur. Il n'avait d'enthousiasme irréfléchi que pour Dieu. On retrouve dans la religion qu'il a prêchée, ces deux caractères de son esprit : Sa conception de Dieu est aussi haute que possible, tandis que les pratiques de la religion sont pour la plupart fort réalistes,
Telle est, en raccourci et à peine esquissée à grands traits, Ia vie de cet homme extraordinaire. Son nom est universellement connu dans le monde civilisé et chaque jour, à plusieurs reprises, deux cent millions de croyants proclament qu'il est l'envoyé de Dieu. Orphelin, sans appui, sans autre moyen d'action que sa parole ardente, il a su faire pénétrer dans l'âme de ses concitoyens, une conviction si profonde et une foi si vive, qu'aucun d'eux n'a hésité à faire au besoin, le sacrifice de sa vie à la nouvelle croyance. L'élan donné était tel, qu'en moins d'un siècle, l'islamisme avait débordé de toutes parts hors de l'Arabie et était devenue la religion des peuples les plus divers des bords du Gange aux rives de l'océan Atlantique. Ni le schisme Chiite, ni les invasions des hordes tartares ou mongoles, ni les croisades des Francs, n'ont réussi à renverser ce colossal édifice; tout au plus est-on arrivé à en ralentir le développement et à empêcher qu'il ne vînt à couvrir la terre tout entière.
La parole magique qui a opéré cette prodigieuse révolution dans tant de consciences, c'est le texte du Coran dont il va être parlé dans le chapitre qui suit.
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