La vie rêvée de Mahomet

Article paru dans l'édition du 7 octobre 2001 du journal Le Monde

Source : http://www.bleublancturc.com/Franco-Turcs/Islam/Mahomet.htm

Né en 570 ou 571 à La Mecque, le prophète Mahomet a vécu l'ascension triomphale d'un orphelin inspiré devenu un notable puissant et un chef de guerre. De trente ans son cadet, son cousin Ali, père du chiisme, a eu moins de chance

C'est une histoire de songes et de faits d'armes, de vent et de sang, de désert et de commerce, d'hommes et de femmes aux prises, dans l'aride Arabie, avec la même soif de Dieu pour étancher un besoin inextinguible de conquête et de puissance. La vie du prophète Mahomet, fondateur de l'islam, est à la fois de douceur - celle des dix femmes qu'il a épousées ou de son inséparable cousin Ali - et de guerre. Autant celle de Jésus-Christ avait les apparences d'un échec terrestre - origine pauvre, non-violence, trahison, supplice et mort -, autant la vie de Mahomet ressemble à la triomphante ascension d'un orphelin inspiré, d'un notable puissant, d'un chef de guerre conquérant.

Où est la part de la vérité historique et de la légende, dans la vie d'un tel homme qui n'a laissé aucune trace écrite de son séjour sur terre ? Mahomet - Muhamad en arabe - a de commun avec le fondateur du christianisme que l'on ne possède de lui aucun témoignage rédigé de sa propre main ni d'aucun de ses contemporains, et que sa première biographie, la Sira, a été rédigée tardivement - un siècle plus tard - par un Médinois, fidèle de la nouvelle foi, du nom d'Ibn Ishaq (707-773), à partir des seuls récits de convertis. L'exégèse critique n'a pourtant jamais soulevé dans l'islam les furieuses controverses qui ont marqué la foi chrétienne jusqu'aux derniers siècles rationalistes.

Comme dans tous les récits mythiques, la naissance de Mahomet baigne dans un merveilleux qui touche aujourd'hui encore tout bon musulman. En 570 ou 571 de l'ère chrétienne, il voit le jour à La Mecque, cité caravanière de moins de trois mille habitants, et sa tête est coiffée d'une auréole divine. Esprits malins redoutés des bédouins, les djinns de la Kaaba - alors vénérée pour ses trois cents idoles et aujourd'hui premier lieu de pèlerinage - sont chassés par une armée d'anges. C'est Dieu lui-même qui a coupé le cordon ombilical. Sa mère, la belle Amina, n'avait-elle pas eu la révélation qu'elle donnerait naissance à un être extraordinaire ?"Tu portes le Seigneur de ce peuple et, quand il naîtra, tu diras : je le confie au sein de l'Unique Dieu pour qu'Il le garde du mal, et tu l'appelleras Muhammad." (Sira.)

D'autres signes attestent de cette vocation surnaturelle. Alors que l'enfant Mahomet garde un troupeau dans le désert, avec sa nourrice Halima (" la Douce") qui a fui l'air pollué de La Mecque, deux hommes vêtus de blanc s'emparent de lui, lui ouvrent le cœur, en retirent un caillot de sang noir, le purifient et le marquent, entre les deux épaules, du sceau de la prophétie. Plus tard, à douze ans, accompagné de son grand-oncle Abou Talib, il rencontre à Bosra, sur la route de la Syrie, un moine chrétien, nommé Bahira, qui le salue comme l'Envoyé de Dieu. Le moine ordonne au grand-oncle : "Retourne vite dans ton pays avec ton neveu et prends soin de lui, car si les juifs le voient et savent ce que je sais à son sujet, ils lui voudront du mal."

Mais cette poésie originelle rime avec malheur et fureur. Abdallah, son père, meurt avant sa naissance. Sa mère, Amina, disparaît à son tour quand il n'a que dix ans. Mahomet vient de la tribu des Qoraïchites, qui tient le haut du pavé à La Mecque, et son éducation est assurée par son grand-père, chef du clan des Bani Hachem (hachémites), puis par son grand-oncle et tuteur Abou Talib, père du jeune cousin Ali. Mais, plus que ses aïeux qui l'initient au commerce, aux armes et aux guerres de clans, ce sont les femmes qui le font entrer dans l'élite mecquoise. Khadija est la première. A vingt-cinq ans, Mahomet, dont le chroniqueur Al-Tabari note que "son visage est d'une telle douceur qu'on ne pouvait le quitter", épouse cette riche veuve de quinze ans son aînée, à qui il rendait de menus services. Elle lui apprend l'amour et les affaires : "Dieu ne t'a-t-il pas trouvé orphelin ? Il t'abrita. Trouvé dans l'errance ? Il te guida. Trouvé nécessiteux ? Il te guida." (Sourate 113.)

Mahomet est entouré exclusivement de femmes. De Khadija, il n'a que des filles (cinq). Aucun de ses enfants de sexe mâle ne survit, ce qui, dans la société bédouine, est un signe d'impuissance (abtar) et d'opprobre. La plus célèbre de ses filles, encore associée à la vénération du prophète, est la cadette, Fatima, qui épousera son cousin Ali. Après Khadija, qui meurt en 619, vont se succéder dans son lit Sawda, puis Aïcha, l'épouse préférée, pieuse et intelligente, "la Mère des croyants", puis Hafsa, Zaynab, Salama, Juwayriyya, Habiba, Safiyya, Maymuna. Jusqu'à neuf épouses simultanément, fruit de mariages qui sont tantôt des alliances politiques, tantôt des unions charitables avec une veuve et ses orphelins. Bien avant l'islam, les Arabes pratiquaient la polygamie. Alors que Mahomet passe chez les chrétiens pour un débauché, l'enseignement du Coran, qui ne jette pas l'anathème sur le plaisir sexuel, légitimera cette pratique (limitée à quatre épouses).

A quoi ressemble le monde en l'an 610, à l'heure de la Révélation de Dieu à Mahomet, au cœur de cette Arabie désertique, tribale, païenne, qui deviendra le centre de l'arc "vert" (de la couleur de l'islam) allant du Maghreb à l'Indonésie ? L'Arabie est un lieu de passage encastré entre la mer Rouge, le golfe Persique, l'océan Indien, cerné de pays aux traditions millénaires : l'Egypte pharaonique et l'Ethiopie, converties au christianisme, le Yémen, la Mésopotamie, où l'Ancien Testament situe le paradis originel, l'empire perse, où domine le zoroastrisme, religion prêchée par le mage Zarathoustra (VIIe siècle avant J.-C.), l'empire byzantin chrétien sur le déclin, comprenant la Syrie et la Palestine, lieu de naissance de Jésus, où vivent juifs et chrétiens.
Comment l'Arabie échapperait-elle à la déroute quasi universelle du polythéisme ?

A quarante ans, dans la nuit du 26 au 27 du mois de ramadan, le neuvième de l'année lunaire, en l'an 610, Mahomet reçoit la Révélation. La scène se passe sur le mont Hira, lieu de silence et de prière au nord-est de La Mecque, recherché par ces adorateurs d'idoles comme était Mahomet, qui pratiquait jusque-là le culte des ancêtres et les rites païens de la Kaaba. L'instrument de cette Révélation est un ange du nom de Gabriel (Jebrail en arabe). C'est lui qui souffle à Mahomet la célèbre injonction de "réciter"la parole de Dieu : "Lis au nom de ton Seigneur qui a tout créé !" (sourate 96). C'est le premier verset de la Révélation coranique. "Lis" (iqra) se traduit aussi par "récite"; c'est l'impératif du verbe qara'a qui donne quran (lecture ou récitation). C'est en obéissant à Gabriel que Mahomet va révéler le quran - le Coran - à tous les hommes.

Pour les musulmans, la Révélation n'est pas, comme pour les chrétiens, celle d'un homme-Dieu, incarné dans le monde. C'est par la parole et l'inspiration que Dieu descend parmi les hommes. C'est un "Dieu qui parle derrière un voile", comme dit la sourate 62. Le dialogue de Mahomet avec Gabriel va durer douze ans, entrecoupé de "trous" (fatra) et de nuits de terreur. Pris de panique devant l'extraordinaire mission qui lui est impartie, Mahomet se terre auprès de Khadija, veut se jeter du haut de la montagne, est retenu par Gabriel : "Tu es le messager de Dieu." L'ange Gabriel, selon le chroniqueur Al Tabari, possède jusqu'à six cents ailes, dont chaque paire remplissait l'horizon. Mais parfois il a forme humaine, porte des vêtements verts et un turban de soie, monte un cheval ou une mule, apparaît à d'autres qui, à l'exception de l'épouse préférée Aïcha, ne le reconnaissent pas. C'est Gabriel qui, devant l'excès de passivité de Mahomet, le menace de punition divine. C'est lui qui le met en garde contre les Mecquois.

Ce n'est que trois ans après la Révélation que Mahomet se met à prêcher et à s'attirer des ennuis : "Proclame ce qui t'a été ordonné et détourne-toi des polythéistes", insiste Gabriel. Mais comment annoncer la nouvelle foi à une ville idolâtre comme La Mecque, réfractaire à toute idée de monothéisme, où le judaïsme et le christianisme déjà sont considérés comme des déviations (hanif) de la première Révélation d'Abraham. La Mecque se moque comme d'une guigne de Mahomet qui, à la Kaaba ou sur le mont Safa, harangue la population, lui demande de fuir les idoles et d'adorer le Dieu unique, sous peine du châtiment suprême. Sur les cent quatorze sourates que compte le Coran, quatre-vingt-sept sont composées pendant cette première période mecquoise, mais les conversions se font au compte-gouttes. La première est celle de sa femme Khadija, puis vient le tour de son cousin Ali, de Zayd, esclave affranchi devenu son fils adoptif, d'Abu Bakr, marchand fortuné qui mariera au prophète sa fille Aïcha et deviendra le premier calife.

L'hostilité croît : guerre de clans, résistance des oligarchies et des cultes polythéistes. Mahomet n'est pas révolutionnaire à la manière de Jésus-Christ, mais il dénonce aussi la cupidité des riches et des puissants. Commencent alors les cabales et les persécutions contre son clan des Hachémites, les insultes contre les convertis. Les premiers compagnons du prophète - moins d'une centaine ! - sont contraints à un premier exil en Abyssinie. Mais c'est la deuxième émigration (hegire) en 622, dans l'oasis de Yatrib -  à 350 kilomètres au nord de La Mecque - qui sera décisive pour la nouvelle religion. Yathrib deviental-madinat al-nabi (la ville du prophète). Madinat devient Médine. C'est Médine qui servira de plate-forme de revanche sur La Mecque, de conquête et d'expansion du nouvel empire islamique.

DANS la vie de Mahomet, la poésie n'est jamais éloignée de la violence. Mahomet, harcelé par ses ennemis, a dû quitter La Mecque nuitamment. Il a dû se cacher pendant trois jours et trois nuits, raconte la légende, dans une grotte qu'une araignée protégeait de sa toile. Chargés de tuer les fuyards, les poursuivants perdent leur trace. Au contraire de La Mecque, Médine est lasse des guerres de clans. Une population juive y habite, qui a acclimaté la ville au monothéisme. La réputation de Mahomet y est déjà établie. Médine, écrit l'historien Malek Chebel, va devenir "le laboratoire grandeur nature de la nouvelle religion". C'est là que s'ouvre la première mosquée, Masjidou Nabi, jouxtant le domicile du prophète. Là qu'on entend le premier cri du muezzin, là que les fidèles prient chaque vendredi, là que commence l'ère musulmane, à compter du premier jour de l'année 622, celle de l'hégire. Là que prend corps le dogme musulman, puis la communauté des premiers croyants (oumma) avec sa  législation et son assemblée représentative.

C'est l'oumma qui décide des raids et expéditions punitives (razzia) contre les Mecquois. Ceux-ci vont marquer toute la fin de la vie et du règne du prophète : vingt-huit batailles contre les infidèles, au sort incertain, dont les plus célèbres éclatent à Badr (623), à Ohoud (625), puis la bataille dite "du fossé" (627) - celui qui avait été creusé pour protéger Médine -, et la victoire de Khandacq, où les troupes mecquoises d'Abou Soufiane sont mises en déroute. Les premiers musulmans morts au combat font déjà figure de martyrs.

En 630, à la tête d'une armée de dix mille hommes, Mahomet marche sur La Mecque, mais on évite le bain de sang. Le prophète fonce vers la Kaaba, ordonne sa destruction et proclame pour la première fois : "Allah akbar", "Dieu est grand".

Cette geste guerrière des premiers temps de l'islam marque l'imaginaire musulman jusqu'à aujourd'hui. Jusqu'à sa mort, en 632, à l'âge de soixante-deux ans, elle assure à Mahomet une domination presque complète sur l'Arabie et nourrit chez ses compagnons des rêves d'expansion à l'infini. La nouvelle religion ne peut rester confinée à l'ethnie arabe. "Nous t'avons envoyé vers tous les hommes", écrit le Coran. Cet islam universaliste doit s'étendre jusqu'aux confins du monde, en Egypte, en Irak, au Yémen, à Byzance, en Perse. Des rêves de conquête et de grandeur qui seront balayés en partie ou retardés par les luttes intestines qu'un si grand projet a fait naître chez les successeurs du prophète.

La plus lourde de conséquences est la bataille qui oppose le troisième et le quatrième calife, Othman et Ali. Ali, père du chiisme (du mot arabe shi'a, parti), croise à de nombreuses reprises, on l'a vu, la vie de son cousin Mahomet, de trente ans son aîné. Lui aussi est né à La Mecque, vers l'an 600, d'un père, Abou Talib, grand-oncle et tuteur du futur prophète. Il a portes ouvertes chez son cousin et Khadija. A l'âge de dix ans, il est le premier homme à embrasser la nouvelle religion, ce qui lui vaut une place éminente dans le panthéon islamique. Lors de l'hégire, c'est lui qui se couche dans le lit de Mahomet, se couvrant de son manteau vert pour tromper ses poursuivants mecquois et protéger sa fuite. Il est de tous les combats. Sa bravoure est exemplaire. C'est à Médine qu'il épouse Fatima, la fille cadette de Mahomet. Fatima exige d'Ali que, de son vivant, il ne prenne d'autre femme. Engagement tenu.

A la mort du prophète, Ali ne se mêle pas directement de la succession, mais on le consulte sur le Coran et la tradition. Les trois premiers califes sont Abou Bakr (632-634), Omar (634-644), qui inaugure le titre de "commandeur des croyants", puis Othman (644-656). Ce sont des rachidoun, des "bien-guidés". Mais un conflit entre le troisième calife, Othman, et Ali, plus rigoriste, éclate sur des querelles d'interprétation du Coran et sur les réformes politiques et sociales qu'Ali, dans le sens d'une plus grande justice, entend mettre en œuvre dans le nouvel empire.

Des rébellions, surgies d'Egypte et de Syrie, provoquent une crise politique dont Ali va tirer profit. En 654, son parti, les alides, venus d'Egypte, d'Irak (Kufa, Bassorah) marchent sur Médine, encerclent la maison d'Othman, réclament sa déposition. Deux ans plus tard, le calife est assassiné. Ali prend le pouvoir en 657, mais alors commence une querelle de légitimité.

Elle va, pour longtemps, empoisonner les rapports entre ses partisans et des adversaires qui lui reprochent d'avoir trempé dans le crime. Son administration est marquée par des mesures de redistribution du trésor public, mais on l'accuse de démagogie, de maladresse, d'ambiguïté. De nouveau, le fracas des armes va décider du sort de l'islam.

A la bataille de Siffin, dite "du chameau", puis à celle de Nahrawan, le calife Ali vient à bout des kharijites, ses pires ennemis. Il sera lui-même assassiné, en 661, dans la mosquée de Kufa, par un kharijite venu venger son peuple. C'est le début du premier et du plus grand schisme de l'islam. Les chiites, du parti d'Ali, ne reconnaîtront jamais les califes ommeyades et abbasides qui s'en tiendront aux prescriptions de la tradition, la sunna(d'où leur nom de sunnites), et suivront leur propre destin.

Premier compagnon du prophète, homme de piété, ardent soldat mais piètre gouvernant, le quatrième calife, Ali, devient chez les chiites, après sa mort, l'objet d'un culte égal à celui d'un saint. D'abord enseveli dans le plus grand secret à Kufa, sa tombe est découverte un siècle et demi plus tard, puis un sanctuaire est édifié, une ville bâtie, Al-Najaf, qui deviendra - jusqu'aux bombardements de la guerre du Golfe en Irak - l'un des plus grands cimetières du monde, tant furent nombreux, à travers les générations, les chiites qui ont souhaité être ensevelis près de leur imam, Ali, fils d'Abou Talib, de vénérée mémoire.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 07.10.01

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