Mahomet
Histoire de l'Arabie, biographie de Mahomet et présentation de l'islamisme.

Source : http://gallica.bnf.fr/Catalogue/noticesInd/FRBNF37745784.htm

Titre : Mahomet (de 395 à 632 ap. J.-C.)

Auteur : Fontane, Marius (1838-1914)

Editeur : A. Lemerre, 1898, Paris

 

TABLE DES MATIÈRES.

CHAPITRE XVI

- L'Arabie.

- Limites, divisions, climats.

- Commerce, transports et industrie.

- Relations avec l'Inde, la Chine, l'Afrique et Rome

- Marine et caravanes.

- Sarrasins : Ariba, Joctanides et Ismaéliens

- Abraham.

- Rivalité de la Mecque et de Saana.

- Histoire des Arabes.

- Nabathéens.

- Royaumes de Hira et de Ghassan.

- Ghassanides et Joctanîdes.

- Yemen : Dynastie des Tobbas.

- Ruine de l'Yemen.

- Judaïsme et Christianisme.

- Abyssins et Arabes himyarites.

- Le Négus d'Abyssinie.

- L'Yemen satrapie persane.

CHAPITRE XVII

- Le Christianisme en Arabie.

- la Mecque d'Abraham.

- Les gardiens du Temple.

- Administration des Coréischites.

- Médine (Iathreb).

- Arabie centrale.

- Éclectisme religieux.

- La Caaba : idoles, culte, sacrifices, maison commune.

- Influence iranienne.

- Nationalité arabe.

- Concours annuel de poésies à Ocazh.

- La langue arabe.

- Poètes et poèmes.

- Antar.

- Moeurs, type, caractère et civilisation des Arabes.

CHAPITRE XVIII

De 570 À 622.

- L'Arabie et les Arabes.

- Moeurs anciennes et nouvelles.

- Les quatre réformateurs religieux.

- L'Église de Zeïd.

- Naissance, jeunesse et mariage de Mahomet.

- Juifs, Chrétiens et Arabes.

- Mahomet au mont Hira.

- Premiers disciples.

- Persécution des Musulmans.

- Guerre civile : Victoire des Mecquois, Mahomet interdit.

- Mouvement national des Arabes.

- Les douze apôtres du Mahométisme.

- Abou-Bekr et Ali - Fuite de Mahomet.

CHAPITRE XIX

De 622 À 632.

- L'unité politique et religieuse en Arabie.

- Médine, « ville du Prophète » .

- Trahison des Juifs.

- Guerre aux Mecquois.

- Bataille de Bedr.

- Défaite d'Ohod.

- Victoire décisive des Musulmans devant Médine.

- Juifs châtiés.

- Pèlerinage projeté à la Mecque.

- Traité d'Hodaîbia.

- Musulmanisme belliqueux.

- Mahomet agit en souverain.

- Expédition en Syrie.

- Entrée à la Mecque.

- Triomphe de l'Islam.

- Mort de Mahomet ; sa vie et son oeuvre ; sa succession.

CHAPITRE XX

Origines du Coran.

- Rédaction.

- Dogmes, législation, morale, politique.

- Versets et sourates.

- Les Fidèles.

- Monothéisme et monarchie.

- Bonne foi et dévouement de Mahomet.

- Le Prophète pacifique.

- Influence de Médine l'Asiatique.

- Les femmes du Resoul.

- Juifs et Chrétiens.

- Le texte du Coran : style.

- Le Livre.

- Cycle poétique fermé.

- La langue arabe.

-Adversaires de Mahomet.

- Le Coran historique.

CHAPITRE XXI

Allah, Dieu unique.

- Le Prophète.

- Les Grands et le Peuple.

- La révélation.

- Le Coran.

- Légendes, prodiges, miracles.

- L'Église chrétienne en Arabie.

- Descendants d'Abraham.

- Influences iraniennes.

- Résistance des Juifs.

- L'oeuvre de Mahomet.

- Influence alexandrine.

- La société subordonnée à la religion.

- Mahomet et Zoroastre.

- Tolérance.

- Esprits évangélique et bouddhique.

- Soufis et derviches.

- Le fanatisme musulman.

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

- L'Arabie.

- Limites, divisions, climats.

- Commerce, transports et industrie.

- Relations avec l'Inde, la Chine, l'Afrique et Rome

- Marine et caravanes.

- Sarrasins : Ariba, Joctanides et Ismaéliens

- Abraham.

- Rivalité de la Mecque et de Saana.

- Histoire des Arabes.

- Nabathéens.

- Royaumes de Hira et de Ghassan.

- Ghassanides et Joctanîdes.

- Yemen : Dynastie des Tobbas.

- Ruine de l'Yemen.

- Judaïsme et Christianisme.

- Abyssins et Arabes himyarites.

- Le Négus d'Abyssinie.

- L'Yemen satrapie persane.

Mystérieuse, objet de convoitise et de crainte, l'Arabie était encore, à l'imagination des Grecs de Constantinople, ce quelle avait été pour les Romains et les Hellènes avant eux, une contrée merveilleuse « aux champs couverts d'une verdure éternelle, à l'atmosphère chargée de parfums » ; Strabon y voit des villes où « les portes des maisons et les toits sont ornés d'ivoire, d'or, d'argent, incrustés de pierres précieuses ». C'était l'Arabie heureuse - l'Arabie méridionale, - que l'on confondait avec l'Inde et la Chine, les Arabes étant les entrepositaires des produits de la Taprobane et de l'extrême-Orient. Les forêts de l'Arabie, « renommées par leur encens et leur baume », dit Florus, sont celles dont parle Hérodote; elles répandent « une odeur délicieuse, pour ainsi dire divine ». Les personnages somptueux - tels les Mages de l'Évangile, - venaient tous, alors, de l'Arabie.

Les frontières de la péninsule arabique ne pouvaient être indécises qu'au nord; les eaux du golfe Persique, ou « mer Verte », de l'océan Indien et de la mer Rouge bornant à l'est, au sud et à l'ouest, catégoriquement, cette terre soudée à la Syrie méridionale, et qui s'avançait dans la mer, entre l'Asie et l'Afrique, sorte d'Italie orientale, large. Les limites septentrionales de l'Arabie seules, donc, varièrent selon les vicissitudes de l'histoire. Xénophon les porta jusqu'au delà de l'Euphrate, ajoutant à la péninsule toute la Mésopotamie. L'Arabie normale commencerait au sud de la Judée; c'est l'Arabie connue, politique, si on peut dire, des temps d'Hircan et d'Aristobule ; pour Josèphe, Pétra est « la ville où le roi des Arabes tient sa cour ».

Ptolémée, qui se prononça pour une Arabie joignant Thapsaque au nord, la divisa en trois régions : l'Arabie Pétrée, septentrionale; l'Arabie Heureuse, méridionale; l'Arabie Déserte, entre les deux autres, - division arbitraire que les Arabes n'ont jamais adoptée et qui est devenue cependant traditionnelle. L'Arabie de Ptolémée, de Diodore et de Strabon s'étend au nord jusqu'à Gaza, la mer Morte, Damas et l'Euphrate. L'Arabie Heureuse - « l'extrémité de la terre habitable », au temps d'Hérodote, - comptait, affirme Ptolémée, de nombreuses villes, parmi lesquelles six métropoles et cinq cités royales. Ammien Marcellin, à la veille par conséquent de l'avènement du Mahométisme, dit que l'Arabie « touche à la Palestine et au pays des Nabathéens », ses « richesses » protégées par « des fortifications ». L'Arabie des Arabes ne comprend ni les déserts de Syrie et de Chaldée, ni la presqu'île du Sinaï.

L'Arabie géographique serait le prolongement au sud, dans l'océan Indien, des deux Libans de Syrie, l'un s'infléchissant, à l'ouest, jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb, l'autre s'écartant, à l'est, jusqu'au détroit d'Ormuzd, les deux montagnes reliées au sud, face à la mer, par de hautes collines, sorte de banc que des eaux violentes subitement arrêtées auraient jeté là, digue énorme. Enclose dans ce cadre montagneux, presque triangulaire, l'Arabie centrale est une immense dépression, une « plaine basse », isolée.

Huit provinces dans la presqu'île : En descendant du nord au sud, suivant la côte de la mer Rouge, après la vague Arabie Pétrée, c'est le Hedjaz, où s'élève le mont Ohod, qui a la Mecque, et Médine, terre ingrate, surtout autour de la Mecque, terrifiante entre la Mecque et Djeddah, avec ses roches sèches, cirques successifs en forme d'entonnoirs, et qui semblent sans issue. Loin de la côte, des dunes fertiles, des vallées où l'eau des sources s'épand sur des prairies, arrose des jardins. Les troupeaux et les fruits du Hedjaz étaient recherchés. Par sa situation même, à mi-trajet de la longue et pénible mer Rouge, le Hedjaz fut, par les ports de Yambo et de Djeddah, le point central de négoce où convergèrent les choses et les hommes de la péninsule, où descendirent les navigateurs.

L'Yemen, au sud du Hedjaz, en relations séculaires avec les Égyptiens, les Éthiopiens, les Indiens et les Perses, eut une civilisation spéciale, grâce aux échanges très actifs de ses trafiquants, aux produits très appréciés de ses agriculteurs. L'or, l'ivoire, l'encens, les métaux précieux, les aromates que les Arabes offraient dans leurs entrepôts, provenaient en majeure partie de l'Afrique, de la Perse, de l'Inde, de la Chine, mais on les considérait comme apportés de l'intérieur même, de l'Arabie méridionale, Heureuse, « bénie ».

L'Hadramaut - peut-être le « pays d'Assur », - confinant à l'Yemen sur la côte méridionale, en était la continuation; même climat, mêmes faveurs. Après l'Hadramaut, le Mahrah, moins fertile, mais enrichi d'une mer très poissonneuse. Après, face à l'Orient, l'Oman, n'ayant que ses mines de cuivre et de plomb, ses bois de dattiers et ses jardins. Au-dessus, le Haça, triste, désolé, ses rares villes des bords de la mer Verte habitées par les pêcheurs de perles. Au-dessus encore, l'Ahkaf, inconnu, le désert.

Au centre de la péninsule, le Nedjed, ou « haut pays », l'Arabie vraie, caractéristique, aux oasis nombreuses, aux pâturages « excellents », et dont les chevaux étaient célèbres ; une caravane de chameaux du Nedjed donnait toute sécurité aux trafiquants ayant expédié leurs marchandises. Un peuple vivait là isolé du reste du monde, se suffisant, avec ses moeurs particulières, son type bien à part, intact, et tenant en réserve ses qualités latentes, comme prédestiné, tels ces germes innombrables disséminés par le vent, au loin, très loin, sur une terre inconnue, et qui n'attendent que la rosée d'un clair matin pour verdir, fleurir et fructifier magnifiquement.

Entre la longue chaîne de montagnes parallèle à la mer Rouge, qui borne l'Arabie à l'occident, et les eaux, s'étale une large plage sablonneuse, variable de largeur mais non interrompue - le Téhama, - qui interdit pour ainsi dire l'accès fortuit de la péninsule ; fond maritime soulevé, ou derniers coteaux visibles de la vallée sèche qui se creusait, aux temps préhistoriques, entre l'Afrique et l'Asie, la reliant, et qui fut submergée ? L'Arabie, « terre de transition » par excellence, participe en effet du climat des deux continents, l'asiatique et l'africain, souffre surtout de son manque de rivières constantes, les pluies et les sécheresses y alternant avec irrégularité, un vent torride - le simoun, - y brûlant en quelques heures toutes les végétations, des miasmes y empestant d'immenses espaces aux saisons calmes.

L'air très pur de l'Yemen contraste, en Arabie, avec les pestilences des basses terres le long des côtes et des vastes plaines centrales cuvetées, les pluies coïncidant avec les soleils de plein été aux rayons perpendiculaires. Les degrés successifs des terrains s'élevant vers le Nedjed offrent l'attrait, ou le secours de températures'diverses. Il est remarquable que l'Arabie centrale ne fut jamais abandonnée, et que ses habitants, les Bédouins (hommes du désert), agriculteurs et bergers, nomades, y demeurèrent, noblement, passionnément attachés au sol. La rareté des pluies en Arabie en caractérisait le climat, puisque dans la langue du Coran le mot « grâce », ou « faveur divine », est synonyme du mot « pluie ».

Dans le trafic qui enrichissait les Arabes on peut distinguer comme produits de l'Arabie proprement dite - et l'Arabie Heureuse de Strabon, à ce point de vue, c'était presque toute la péninsule ; les villes nommées par Ezéchiel, Ptolémée et Pline existant encore : Saba, Raema, Haran, Canna, Aden... - des céréales, des grains « classés par série », des épices et des aromates de toute espèce, la casse, la cannelle, l'aloès d'Hadramaut, l'encens blanc des « jeunes arbustes » et l'encens « plus jaune mais plus odoriférant des arbustes anciens », les dattes du palmier, cet « arbre divin né du reste du limon dont Adam fut créé », dont le vin enivre « comme le vin de la vigne », si apprécié des Indiens, et les fruits, « grappes de treilles », raisins des vignobles très riches du Hedjaz, grenades des beaux jardins de Saba, multipliés, « couvrant presque tout le pays », et l'huile exquise que donne l'olive de « l'arbre béni », et les troupeaux qui sont un magnifique présent d'Allah aux hommes :

« Dieu a créé sur la terre les bêtes de somme, dit Mahomet, et vous en tirez des vêtements, et vous vous en nourrissez ».

L'industrie arabe se vantait de la finesse et de la solidité de ses tissus, du « brillant » de ses étoffes, de la trempe de ses « lames d'épées », de la supériorité de ses outils, de ses briques « marquées » et de ses fontes. Les marchands apportaient l'or « que l'eau des torrents roule en paillettes dans l'Yemen », les onyx, les agates et les rubis des « montagnes du pays d'Hadramaut », les perles de la mer Verte, les chevaux et les chameaux du Nedjed, les « plantes » de l'Yemen, et des esclaves : « Je reçus, écrit Sargon, de Schamsiya reine d'Arabie et d'Ithanara le Sabéen, de l'or, des plantes d'Orient, des esclaves, des chevaux et des chameaux ». - « Songez, dira Mahomet aux Arabes, que vos richesses et vos enfants sont un sujet de tentation ».

Avant l'ère védique, l'Inde méridionale était en relations avec les Égyptiens et par conséquent avec les Arabes. Quatorze siècles avant notre ère, au moins, l'Yemen trafiquait avec l'Afrique et l'Inde; les noms actuels des deux ports du Bengale aux embouchures du Gange paraissent être de langue arabe. L'Arabie s'enrichissait des échanges qu'elle desservait, beaucoup plus que de ses produits. L'Indien, « voisin des lieux où naît l'aurore », pourvoyait les entrepôts arabiques des poivres et des épées ; des métaux, - cuivre, fer, étain, plomb, or, argent ; - des étoffes de soie, de laine, de lin ; des tapis, des manteaux, des ustensiles de nacre, de corne, d'os, d'ivoire. Rome, par les Arabes surtout, chiffrait son trafic avec l'Inde et la Chine - le « pays des Sères » - que Pline évalue à 100 millions de sesterces (21 millions de francs). « Que penses-tu, écrit Horace, des richesses que la mer vaut aux Arabes et aux Indiens éloignés? » La monnaie romaine donna au sanscrit le mot àinara : pièce d'argent.

Par les ports de l'Abyssinie sur la mer Rouge, plus que par le Nil menant à l'Egypte méditerranéenne, l'Afrique centrale s'exploitait ; les montagnes d'Ethiopie, « situées près du soleil », écrit encore Sidoine Apollinaire, étant plus commodes et plus sûres que le fleuve aux cataractes dangereuses et surveillées. C'est en Abyssinie que Ptolémée Philadelphe « organisa les postes d'où partaient les chasses vers l'intérieur africain ». Les éléphants, traqués, reculaient déjà vers les terres inconnues. Les aptitudes commerciales des Abyssins étaient proverbialement citées.

Des Phéniciens sortis d'Egypte et des Chaldéens de même race. Asiatiques, monopolisaient presque le trafic maritime, l'affinité du langage les favorisant presque partout; ils centralisaient leurs opérations sur les marchés côtiers d'Arabie, d'où les Arabes, ces « voituriers du désert », continuaient les transports en caravanes par les voies de terre, meilleures. Du côté de l'Orient, les Gherréens d'El-Katif, sur le golfe Persique, « Chaldéens émigrés de Babylone », écrit Strabon, d'après le dire des compagnons d'Alexandre, répandaient jusqu'en Asie centrale, avec le produit de leurs salines et les denrées des tribus nomades, arabes, l'or, les cornes, l'ivoire et l'ébène d'Afrique. De l'Yemen occidental rayonnaient les routes qui, passant à Pétra et à Gaza, reliaient la Basse-Egypte, la Palestine, la Syrie et l'Europe méditerranéenne. Au nord, Pétra, vaste entrepôt de l'encens, de la myrrhe et des aromates, se peuplait de marchands « dont les trésors excitaient la cupidité ». Rome, ainsi attirée, envahit la « ville très riche », qui cessa d'être arabe; Athénodore fut étonné d'y voir tant de Romains !

Après Salomon, l'Egypte étant fermée aux étrangers, les armateurs, les marins phéniciens et hellènes tourmentés, chassés, la navigation de la mer Rouge périclita, et la prospérité des Arabes fut détournée au profit de Palmyre. La destruction de Palmyre rendit à l'Arabie son ancienne activité ; on revit les « bateaux à bordages cousus avec des fibres de palmier » qui, depuis longtemps délaissés, ne servaient plus. Mais ce renouveau d'échanges fructueux entre l'Asie et l'Europe favorisa surtout l'Arabie septentrionale, la « Troisième Palestine » des Romains ; les royaumes de Hira et d'Ambar, les tribus de Nabathéens et de Ghassanides, enrichis, n'étaient presque plus arabes.

L'Arabie centrale inaccessible, le Hedjaz protégé par les montagnes mais au sol ingrat, l'Yemen ruiné par des événements historiques et une catastrophe - la rupture de la grande digue, - montraient leurs villes, maintenant silencieuses, comme les témoignages navrants d'une splendeur évanouie. Mareb (Saana) en Yemen, Gherra sur le golfe Persique, Pétra et son port d'Akaba sur la mer Rouge, Hira au bord de l'Euphrate, la Mecque et Iathreb (Médine); les « sociétés ambulantes de marchands », seules, y maintenaient, semble-t-il, une population laborieuse, confiante.

Cette population disséminée, en contact avec tous les peuples, leur empruntant des éléments divers de civilisation, se distinguait toutefois, partout et nettement, avec une persistance singulière, par une langue « subtile et naïve », des moeurs patriarcales, la passion d'indépendance, un goût d'aventures que tempérait un beau sentiment d'honneur. Un don d'éloquence, très cultivé, faisait valoir leur amour effréné de la gloire, les ennoblissait aux yeux de tous. La famille était leur unité sociale, le droit d'aînesse assurant la transmission régulière de l'autorité paternelle, le scheikh (l'ancien) représentait dans la tribu le principal consenti, mais restreint, car il demeurait soumis, coutume respectée, à un conseil de pairs l'appuyant ou contrebalançant son pouvoir suivant les circonstances. Des confédérations temporaires, déterminées, réunissaient à l'occasion les tribus sous le commandement d'un chef unique.

Des pâturages naturels furent les domaines des premiers Arabes, pasteurs, le « champ » limité par la sonorité de l'aboiement des chiens de garde. Cette société primitive se révéla, quand elle se mit à bâtir, par l'exécution de monuments - adiles, - semblables aux constructions cyclopéennes. Par exemple, ces Amalica - Amalécites, - qui s'opposèrent à l'entrée des Hébreux en terre de Chanaan, que Saûl vainquit, que Salomon réduisit en tributaires, et qui reprirent virilement leur indépendance lorsque Juda et Israël furent divisés (976 av. J.-C.). Ces Arabes du nord de la péninsule, forcément mêlés aux péripéties de l'histoire romaine, cavaliers intrépides, - « les meilleurs hommes de trait qu'il y eût au monde », écrit Ammien Marcellin, - enrôlés par Alexandre Sévère et Maximin, adversaires redoutables des Goths sous Valens, sauvèrent Constantinople et l'impératrice Dominica. C'étaient, sous le nom de Sarrasins ÇSaracenï), « toutes les nations nomades, des confins de l'Assyrie aux cataractes du Nil ».

Une minorité de Sarrasins se disait issue d'Abraham, et par conséquent immigrée en Arabie par le nord-est. L'ensemble des Arabes restait le « peuple épris de liberté, simple dans sa nourriture, hospitalier, gai et spirituel », dont on admirait universellement la patience et la générosité, la fierté pleine de noblesse, la tolérance digne ; la tare d'un sang chaldéen allait, dans le développement de sa vie historique, le rendre « irascible, vindicatif, irréconciliable, cruel ».

Dix siècles avant notre ère, l'Arabie apparaît scindée en trois tronçons : Au nord, les Ariba, parlant la véritable langue arabe ; au sud, deux branches issues d'un tronc commun - d'Abraham ? - par Kahtan (Joctan) et Ismaël; les Joctanides répandus dans la partie la plus méridionale de l'Arabie, l'Yemen, et au-dessus d'eux les Ismaéliens. Les Joctanides fondent deux dynasties dans l'Yemen : la sabéenne et l'himyarique. Au Hedjaz, Abraham a « bâti le sanctuaire », La Caaba; il est venu pour aider son fils Ismaël, « né sur le territoire de la Mecque ». La source que découvrit Agar c'est le puits de Zenzen; la « pierre noire », sacrée, a été apportée à Ismaël par l'ange Gabriel, sur l'ordre de Dieu témoignant de la faveur dont il couvre la « race privilégiée ».

Cette légende miraculeuse, imaginée plus tard, obscure en ses origines, mais dont le fond est historique, semble née d'une rivalité primordiale entre la Mecque, capitale religieuse, et la capitale politique, Saana, prépondérante, fière de son opulence.

Pendant la longue lutte entre l'Egypte et les Asiatiques, le Nord de l'Arabie fut la « grande voie » des armées. Cyrus évita les Arabes en passant ; Cambyse traita avec eux, et jusqu'à la fin de l'empire des Mèdes le pacte fut respecté ; les Arabes se déclarèrent contre Darius Codoman et contre Alexandre, qu'ils arrêtèrent net à Gaza. Le conquérant s'empara de l'Inde et voulut prendre à revers le peuple présomptueux ; la. mort le prévint et sauva peut-être l'Arabie. Les Nabathéens occupaient alors l'Arabie Pétrée. Antigone se heurta inutilement à la bravoure des Arabes; les Ptolémées, les Séleucides et Pompée éprouvèrent leur vaillance; les Romains tâchèrent de se concilier leur amitié. Diodore admire « ces guerriers commerçants » dont le négoce est merveilleux et la tactique parfaite.

Elius Gallus, envoyé en Arabie par Auguste, trompé, - s'étant trop confié à un Nabathéen patriote, - s'égare et revient profondément humilié (24). L'expédition de Cassius sous Marc-Aurèle (170), l'échec des légions de Commode, la tentative de Sévère (195-199) et la victoire « trop chèrement obtenue » de Macrin (217) répandent la réputation des Arabes. Cependant Cornélius Palma, le lieutenant de Trajan, incorpore à l'Empire l'Arabie Pétrée, et les Nabathéens disparaissent; cette partie de la péninsule n'était déjà presque plus arabe. Les empereurs romains, songeant surtout à assurer la tranquille navigation de la mer Rouge, désireux de pousser sans inquiétude leurs expéditions en Asie, protégeaient plutôt l'indépendance de l'Arabie.

Au nord de l'Arabie Pétrée, des royaumes arabes s'étaient consolidés. Des Nabathéens - de ceux que Jonathas Macchabée n'avait pu réduire, - pillaient les caravanes voyageant entre l'Egypte et la Syrie; tantôt les Romains, tantôt les Asiatiques chargeaient d'autres chefs arabes, auxquels ils conféraient le titre de phylarques, de surveiller, de contenir ces pillards. Deux puissants royaumes arabes résultèrent de cette politique : le royaume de Hira ou Anbar (vers 195) et le royaume de Ghassan (vers 292). L'histoire des Arabes suivait parallèlement l'histoire du monde : on citait Ariammes, glorieux du désastre infligé à Crassus ; on attribuait au secours des Arabes les succès de Pescennius Niger (192) ; de race arabe avait été l'empereur Philippe; des souverains originaires de l'Arabie, assis sur le trône de Zénobie, avaient régné magnifiquement ; la destruction de Palmyre était enfin considérée comme accomplie dans l'intérêt des Arabes, qui avaient repris le monopole des transports, source de leurs richesses.

Pendant la guerre des Parthes et des Romains, entreprise devant le monde anxieux, et continuée par la guerre des Perses et des Grecs, les rois arabes de Hira et les chefs ghassanides trafiquèrent, dans le sens exact du mot, de leur neutralité et de leurs services, recueillirent les fruits de la victoire ou de leur abstention. Les empereurs combattirent les rois de Hira - Dioclétien en 289, Constance en 353, - parce que le luxe des monarques sarrasins, insolent, tendait à éclipser celui des cours de Ctésiphon et de Constantinople. Ce fut alors une guerre sans merci ; on évalua à 100,000 le nombre des Sarrasins culbutés dans l'Euphrate (448). Le royaume de Hira, déchu, ne sera plus qu'une satrapie persane au temps proche de Mahomet.

Les Ghassanides, à l'étang de Ghassan, aux frontières du Hedjaz, s'allièrent aux Romains, leur chef Thalaba étant phylarque (292). Ils aidèrent les Byzantins contre les Perses, se convertirent au Christianisme et se déclarèrent hostiles aux rois de Hira; leur Harith V, qui reçut de Justinien le titre de patrice et roi, dirigea en Arabie une expédition contre les Juifs de Khaïbar, se rendit ensuite à Constantinople (562) et mourut en belle renommée (567). Les Ghassanides avaient eu deux reines célèbres : Mavia, qui secourut la veuve de Valens assiégée par les Goths (377), et Maria, chrétienne tolérante, qui envoya deux perles énormes, en présent, au temple arabe de la Mecque.

Ces faits historiques, suivis, - entre autres que les chroniqueurs négligèrent, - faisaient de l'Arabie, dans le monde alors si tourmenté, où les discordes sociales, les ambitions individuelles et les violences des peuples se succédaient en une sorte de grondement volcanique, sourd, continu, un territoire à part, échappant, à tous les points de vue, aux lois communes. Politiquement, à cette époque critique, l'Arabie se trouvait « serrée » entre les Perses et les Grecs, qui occupaient l'Egypte, la Palestine, la presqu'île du Sinaï, et les divers états tributaires de Constantinople ou de Ctésiphon; mais elle était « prépondérante » dans les déserts de Syrie, de la Mésopotamie à l'Irak.

L'Arabie méridionale avait son histoire particulière :

A la dynastie sabéenne, joctanide, on attribuait la fondation de Mareb, de Dhafar, d'Aden et de Nadjran (794 av. J.-C.). La dynastie des Tobbas, par Harithi (167 av. J.-C.), annexa à l'Yemen l'Hadramaut, le Mahrah et l'Oman. L'exploitation intense, admirablement conçue d'ailleurs, de cette terre fertile, jouissant d' « un air pur sous un ciel serein » ; l'utilisation des sources nombreuses, captées, en un parfait système de réserve et de canalisation d'arrosage; la sage protection des négoces créèrent cette « puissance bien affermie » des Tobbas que vante Masoudi...

Voici qu'en quelques heures, soudainement, toute la fortune de l'Yemen s'engloutit sous les eaux rompant une digue colossale. Altérés, affolés, les Himyarites superstitieux abandonnèrent leur pays, en masse, « fuyant le châtiment céleste ». Ce furent de ces émigrants qui formèrent, au nord, les royaumes de Hira et de Ghassan. Dépeuplé, l'Yemen ne résistera plus aux moindres coups de force. La glorieuse domination des Tobbas, terminée, fit place, successivement, à la suzeraineté effective des Abyssins, des Perses.

Plus tard, l'imagination orientale amplifia les traditions, et du souvenir d'une navigation audacieuse, ou d'un voyage périlleux, on broda un roman politique :

On raconta que sous la dynastie magnifique des Tobbas les Arabes de l'Yemen avaient conquis l'Inde; combattu les souverains de la Chine, à l'est ; porté leur influence, à l'ouest, jusqu'au delà du Maghreb, à l'Atlantique. Les conteurs rééditaient les exploits d'Alexandre. Certainement l'Yemen dut aux Tobbas une longue ère de prospérité; et les narrateurs firent oeuvre d'historiens lorsqu'ils inscrivirent - en les qualifiant avec singularité toutefois, - les règnes glorieux du Tobba Dzou'l-Carneïn, « fils de Philippe de Macédoine » ; d'Africous, « vainqueur des Berbères »; de la reine Baïkis, que les Arabes confondirent avec la reine de Saba ; de Schamar, « fondateur de Samarcande »...

Le Tobba Abou-Carib, - pour revenir à l'histoire actuelle de l'Arabie, - enrichi par une excursion en Perse (206), s'empara du Hedjaz, assiégea Médine, visita la Mecque, se fit juif et introduisit le Judaïsme en Yemen. Le Christianisme y fut prêché par l'envoyé de Constantin, Théophile (343). Deux siècles après, Abou-Novas faisait massacrer la colonie chrétienne de Nadjar et l'empereur Justin Ier chargeait le négus d'Abyssinie, champion du Christ, de châtier Abou-Novas. Envahi, l'Yemen devint tributaire des Abyssins.

L'empereur chrétien d'Abyssinie résidait à Axoum. L'invasion de l'Yemen réunit cet « antique empire » des Himyarites à 1' « empire des Axomites » : L'union tentée au nom du Christ entre ces deux peuples, que séparait la mer Rouge, mais qui avaient entre eux des affinités, semblait devoir facilement se réaliser ; les Abyssins étaient considérés comme des Arabes ayant émigré de l'autre côté de la mer.

D'étroites relations, dans tous les cas, et depuis très longtemps, tenaient en contact permanent les populations des deux rivages opposés; la civilisation himyarite - des inscriptions en témoignent, - s'étendait en Afrique orientale. Les Blémyes subjugués par Marcien (450) et les habitants de Méroé dont parle Juvénal, « aux têtes exaltées », ressemblent bien aux Arabes. D'une autre part, lorsque les Axomites, ou Abyssins, prirent l'Yemen, ils renoncèrent à tout ce qu'ils avaient emprunté à l'hellénisme et ils adoptèrent la civilisation arabe comme la leur véritable, recouvrée. L'Arabie, elle, était demeurée pure de toute influence hellénique. Si les monnaies d'argent sorties des ateliers himyarites portent au revers une chouette, il ne s'ensuit pas qu'elles furent athéniennes, même d'imitation, car elles ont à la face l'effigie d'un roi.

Himyarites et Abyssins confondus, l'Yemen, que gouvernait Aryat « au nom du négus », allait voir renaître son antique prospérité, lorsqu'un officier assassina le vice-roi et s'arrogea le pouvoir. C'est sous le règne de cet usurpateur, que l'évêque de Dhafar rédigea un « code de lois » ; c'est lui qui fit bâtir à Saana, sa capitale, une église « magnifique » destinée à supplanter La Caaba : il partit en effet, suivi de troupes « armées pour le Christ », avec le dessein de détruire le temple païen de la Mecque. Le Serviteur du Christ, honteusement vaincu, contraint de fuir, avait donné l'affligeant spectacle d'une persécution antipatriotique; en échouant, le Christianisme se fermait pour toujours l'Arabie.

L'Yemen, à son tour, ressentit l'humiliation; et pour secouer le joug abyssin - joug tyrannique, joug d'usurpateur, - les Himyarites s'adressèrent à l'empereur de Constantinople, qui dédaigna cet appel de Chrétiens trop compromis. Le roi des Perses, au contraire, Choroès, à peine averti, envoya une flotte à Aden (575). Finalement, les Abyssins évacuèrent l'Yemen, qui resta province persane, - les satrapes occupant aussi l'Hadramaut, l'Oman et le Bahreïn, - les Arabes jouissant, sous cette suzeraineté préférée, d'une liberté religieuse absolue.

CHAPITRE XVII

- Le Christianisme en Arabie.

- la Mecque d'Abraham.

- Les gardiens du Temple.

- Administration des Coréischites.

- Médine (Iathreb).

- Arabie centrale.

- Éclectisme religieux.

- La Caaba : idoles, culte, sacrifices, maison commune.

- Influence iranienne.

- Nationalité arabe.

- Concours annuel de poésies à Ocazh.

- La langue arabe.

- Poètes et poèmes.

- Antar.

- Moeurs, type, caractère et civilisation des Arabes.

L'arabie méridionale, l'Arabie Heureuse, - « on y sème deux fois par an comme dans l'Inde » disait Ératosthène émerveillé, - riche de ses récoltes multipliées, orgueilleuse de ses villes fortifiées, de ses palais et de ses temples charpentés à l'égyptienne, ayant comme les Éthiopiens un mois consacré aux constructions, et n'obéissant qu'à « un seul roi », venait de subir un tel désastre, de telles humiliations, que les destinées de l'Arabie lui échappaient. Successivement païens, Juifs et Chrétiens, toujours avec exagération sinon avec fanatisme, les Himyarites convertis au Christianisme ne pouvaient même plus essayer de parler d'un Dieu au nom duquel ils avaient agi si traîtreusement, et sans réussir.

Pour les Arabes de l'Arabie centrale, très fiers, et soupçonneux, la religion du Christ c'était, vaguement, une « doctrine » que saint Barthélémy et saint Panthène avaient apportée d'Egypte, d'Alexandrie (200), en opposition au culte des idoles protectrices, et les dieux menacés, irascibles, s'étaient vengés : Cette religion nouvelle, en effet, avait suscité chez les Himyarites un souverain sous la main duquel la Mecque avait failli être écrasée au profit de sa rivale, Saana.

la Mecque, où s'élevait La Caaba bâtie par Abraham, « de ses propres mains », au centre de la vallée stérile, territoire sacré (haram), était une source de richesse pour la tribu qui en avait la garde. Les Djorhom, originaires de l'Yemen, y exerçaient l'autorité lorsque les Khozaa, véritablement Arabes, les supplantèrent, après avoir dénoncé l'impiété notoire, scandaleuse, des intrus (207). Ces nouveaux maîtres ouvrirent La Caaba à toutes les divinités de l'Arabie, sans exception, on y compta 360 idoles, le culte de Hobal mieux célébré parce qu'il était particulier aux « intendants » du sanctuaire, à la fois musée et panthéon, monument national en réalité. Au IVème siècle, le chef de la tribu des Coréischites - Cossaï, - supplanta à son tour le chef de la famille des Khozaa : par eux, l'exploitation du Temple s'organisa en gouvernement oligarchique.

Les Coréischites installés étant nombreux, la Mecque se peupla rapidement. Les deux revenus les plus fructueux de ce gouvernement étaient la rifada, secours dû aux gardiens du Temple « selon leurs besoins », et que les Cossaï convertirent en taxe annuelle fixe, et la sicaya, ou distribution des eaux. Le grand-père de Mahomet, Abd-el-Mottaleb - qui fit, dit-on, creuser le puits de Zenzen (540), - percevait la sicaya.

Les Juifs de Médine, de Iathreb, alors très puissants, et les Arabes des déserts du Nedjed et du Hedjaz, qui tenaient à « se gouverner eux-mêmes », résistaient à la prépondérance que les Coréischites de la Mecque cherchaient à étendre sur la péninsule. Mais l'attaque récente des Chrétiens de l'Yemen et de l'Abyssinie coalisés contre La Caaba, et la victoire miraculeuse remportée par les Coréischites, évidemment protégés des dieux, fit de la Mecque la capitale religieuse de l'Arabie. On pouvait croire en outre, le danger écarté, que si les Arabes du Hedjaz et du Nedjed. se cantonnaient trop dans leur indépendance farouche, ils ne tarderaient pas à subir le destin des Nabathéens du nord et des Himyarites du sud, c'est-à-dire l'isolement, puis l'asservissement à l'étranger. L'union totale des Arabes s'imposait donc; celui qui accomplirait cette union- c'était l'impression générale, - serait l'Envoyé, le Mahdi, le Resoul.

Médine cependant, où les Juifs dominaient, était décidée à ne pas se soumettre aux Coréischites, s'élevait en face de la Mecque, héritait de la rivalité de Saana. L'antique Iathreb, fondée par les Amalécites, peuplée originairement de trois tribus juives - les Nadhirites, les Caraizha et les Caynoca, - prise et occupée (300) par deux tribus arabes, - les Aus et les Khazradjites, - glorieuse de sa résistance aux Tobbas de l'Yemen, opposait à la Mecque gardienne du Temple, l'activité de ses trafics, de ses caravanes, avec ses richesses, sa réputation. Mais dans la cité et aux alentours, et au loin, dans les grands espaces, des luttes interminables, de véritables guerres intestines, ne permettaient pas la réalisation au bénéfice de Iathreb, capitale politique, d'une unité pourtant nécessaire.

Au centre de l'Arabie - espèce de Gaule première, avant Jules César, en proie à toutes les querelles, morcelée, - la Mecque restait, par son caractère religieux, ainsi que Mahomet la nommera, « la mère des cités ». Création légendaire des Hébreux, sauvée de la destruction par les Arabes, choisie comme lieu de résidence de toutes les divinités, confiée à un corps sacerdotal aux attributions plutôt municipales que politiques, la Mecque apparaissait bien telle qu'un sanctuaire neutre, respectable, où chacun se retrouvait chez soi.

Un extraordinaire éclectisme religieux régnait en Arabie. Chassés par les Assyriens, les Grecs et les Romains, une quantité considérable d'Asiatiques - des Juifs surtout, - s'étaient réfugiés dans le Hedjaz et l'Yemen. Des Hébreux de la Phénicie et de la Chaldée, venus par la mer Rouge et le golfe Persique, occupaient les côtes depuis longtemps, marchands et marins. La dynastie des Tobbas avait nettement affiché son enthousiasme judaïque, Moïse quasi-Dieu. L'Arabie fut ainsi, en ses parties essentielles, très juive, très asiatique dès ses premiers développements sociaux. La religion de la Lumière, le Sabéisme aryen, combattit l'esprit hébraïque en Arabie Heureuse, - les « adorateurs du feu », intransigeants.

Par les Ghassanides en Irak et en Mésopotamie, la propagande systématique des empereurs de Constantinople et l'intervention armée du négus d'Abyssinie, le Christianisme, d'abord prêché, puis conquérant, despotique en Yemen, impitoyable persécuteur en Nedjran (523), adversaire flagrant de l'indépendance arabe depuis que l'Himyarite Abrahah tenta de substituer l'Église de Saana au temple de la Mecque, - le Christianisme, malgré la faveur de quelques rois et le charme exercé sur quelques populations, restait décidément suspect. Tandis que la Mecque, résumé parfait de l'esprit public, honorait également toutes les divinités placées par quiconque dans La Caaba, grande ouverte.

L'imagination orientale, fécondée d'égyptianisme quant à la manifestation des idées, peupla La Caaba d'animaux, de plantes, de roches, de « figures », de fétiches par lesquelles les dévots et les superstitieux, tantôt poètes, tantôt brutes, exprimaient leurs croyances. Dans cette idolâtrie exubérante, où la représentation des étoiles aimées, ces feux bienveillants aux caravanes, et les Génies (djinns) aimables, figuraient à côté des pierres inertes, inquiétantes, et des Ogres (Jghouls) dangereux, l'Arabe se plaisait, plus désireux de magie et de divination que de culte. Après le sacrifice et l'oracle, ces deux « moyens » justifiant le prêtre, l'Arabe manquait rarement, au seuil de La Caaba, de consulter le sort « par les flèches sans pointes » lancées, et que les gardiens du Temple détenaient soigneusement, pratique détestable que Mahomet condamna au même degré - « abomination inventée par Satan », dit-il, - que le vin, les jeux de hasard et les idoles...

Sans prêtres et sans autels à l'origine, l'Arabe subit l'organisation quasi sacerdotale de La Caaba, se soumettant aux rites pour approcher des divinités de son choix, pèlerin docile consentant à payer la liberté de sa prière au prix d'une taxe ; mais sa foi vacillante, sceptique, railleuse un peu, bien arabe en ceci, essayait parfois de tromper les dieux et les prêtres, en substituant, par exemple, pour le sacrifice obligatoire, des gazelles aux brebis, étonné de ce culte qui divinisait des pâtés de dattes, des blocs de lait durci, des mottes de beurre, « dieux qu'on mangeait ».

Peu religieux en somme, presque indifférent au culte nouveau, et seulement superstitieux, accoutumé aux pratiques d'une adoration vague par le respect des traditions, l'Arabe devenait fétichiste par condescendance, démonstratif par imagination. Il est remarquable combien peu les poètes de l'Arabie s'occupèrent des choses de la religion. La Caaba abrita toutes sortes de divinités, promiscuité sans scandale, dieux mâles et femelles, anciens et nouveaux, également accueillis et honorés. Parmi les idoles que Mahomet expulsera du Temple, se trouvera une Vierge byzantine tenant le Christ entre ses bras maternels.

La Caaba était encore autre chose qu'un sanctuaire érigé au milieu du « bois sacré » antique, planté de palmiers; c'était aussi la Maison commune où les gloires nationales se consacraient et s'exaltaient. Le peuple y venait, pèlerinages nombreux, prouver solennellement, avec gravité, son existence nationale, témoigner de l'ardeur de ses sentiments d'humanité, réels malgré les désordres d'une vie sociale profondément troublée. Dans ce même temple, où les offrandes des Sabéens, des Juifs et des Chrétiens eux-mêmes se confondaient avec les présents des Arabes, les poèmes couronnés, écrits en lettres d'or, étaient appendus aux murs comme des étendards. Pendant un mois, chaque année, de ce lieu de pèlerinage (haddj), tous, déposant leurs armes dans le sanctuaire, allaient au « concours des poètes », fête pacifique de l'Arabie : La religion fédérative sanctionnée à la Mecque, incontestablement, n'empêchait pas l'union totale des Arabes de s'affirmer chaque année, publiquement, magnifiquement, à Ocazh.

Vassal des Perses, l'Yemen reçut d'eux l'esprit de tolérance qui jusqu'alors avait paru lui manquer; et on peut dire qu'à l'avènement de Mahomet, grâce à cette influence iranienne, toute l'Arabie, à la fois idolâtre, sabéique, judaïque ou chrétienne, lasse des dissensions qui la désolaient, libre de choisir son dieu définitif, l'attendait, le désirait. L'attitude de l'empereur arabe Philippe, également impartial, à Rome, aux païens et aux Chrétiens, dénote la largeur d'esprit avec laquelle l'Arabie saura concevoir l'idée religieuse.

Bientôt, Mahomet prophétisant, les Arabes laisseront transpercer leur scepticisme religieux, en hésitant à adopter la croyance nouvelle, non point à cause des réponses de leur propre raison questionnée, mais en calculant leurs intérêts : « Vous hésitez, dira Mahomet aux Médinois, à cause des pertes que vous éprouverez en cessant des relations de commerce avec ceux qui viennent à la Mecque ». On avait vu d'ailleurs, avant Mahomet, des tribus arabes « remettre à un autre temps » l'observation de la trêve du mois sacré, pour achever une expédition guerrière en bonne voie.

Mais, tout indifférents qu'ils fussent en matières purement religieuses, les Arabes ne consentaient pas à ce que l'étranger, le « non idolâtre », Juif ou Chrétien, s'avisât d'attenter au prestige du sanctuaire central. Toute l'Arabie s'était soulevée lorsque, l'année même de la naissance de Mahomet, - coïncidence phénoménale, - Abrahah-el-Aschram, le roi chrétien de l'Yemen, menaça la Mecque et se fit battre (570).

Le Christianisme, humilié ce jour-là, va recevoir le dernier coup : Les Arabes riront de la multiplication des couvents et des églises dans la presqu'île sinaïtique, et, s'appropriant la moquerie des Syriens, ils trouveront ridicule le récit de la passion du Christ, demandant comment Dieu pouvait mourir ? Méprisant les Juifs, disposés à railler les Chrétiens vaincus, et qui représentaient à leurs yeux l'étranger, - Constantinople ou Axoum, les Grecs ou les Abyssins, - très frappés de l'inutile soumission des rois arabes du Nord aux Byzantins ou aux Perses, puisque ces royaumes s'écroulaient, un irrésistible besoin d'union pour la défense commune tendait au paroxysme les aspirations des Arabes vrais, qu'une « ardente soif de renommée » préparait aux héroïsmes, leur « grand amour de la poésie » garantissant l'immortalité de leurs exploits. Un Mahomet était inévitable.

Le gouvernement des Coréischites, habile, assurait la prééminence à la « ville sacrée », la Mecque; une diplomatie sereine, savante, valait aux protecteurs du sanctuaire l'admiration de leurs compatriotes : Lorsque les Abyssins furent expulsés de l'Yemen, Abd-el-Mottaleb se rendit à Saana complimenter le prince himyarite au nom des Coréischites mecquois. En reconstruisant le Temple, le chef de la famille dominante, Cossaï, avait édifié le premier monument national; c'est là que l'union politique arabe devait se faire, proche d'Ocazh où l'unité de langage se perpétuait ; il ne manquait plus qu'une formule pour fonder l'unité religieuse et l'unité sociale, et un homme qui rédigeât cette formule.

A trois journées de marche de la Mecque, derrière le mont Arafat, autour de la petite ville d'Ocazh, chaque année un grand marché était tenu où tous les Arabes accouraient. Là, réunis, les chefs des tribus, ayant laissé leurs armes à La Caaba - pour qu'aucune dispute ne pût dégénérer en querelle sanglante, - traitaient de leurs différends, se soumettaient à d'honorables arbitrages, discutaient des alliances, échangeaient des prisonniers et assistaient finalement à un concours, un « assaut de poésie », chaque tribu fière de son poète, chacune d'elles intéressée au couronnement public du poème immortalisant ses exploits; car l'oeuvre préférée, transcrite en lettres d'or sur une étoffe précieuse, était à jamais « suspendue » dans La Caaba. Or ces poètes n'étaient pas seulement honorés; on les redoutait aussi, parce qu'ils étaient, en Arabie, les uniques dispensateurs de la gloire, et que, poètes, critiques et historiens, leurs vers « élevaient ou abaissaient » la réputation des familles. Nous connaissons les poèmes couronnés d'Imroulcays, de Tarafa, d'Amtou, de Harith, de Lébid et d'Antar.

Le grand oeuvre de ces poètes fut d'avoir fixé, conservé, transmis la langue arabe, premiers artisans, en conséquence, de l'unité nationale que Mahomet achèvera. L'Arabie seule, en effet, dans les groupes ethniques de l'océan Indien, gardera son langage intact; ni l'Inde, ni l'Hellénie n'influenceront à ce point de vue la péninsule arabique, - bien que, peut-être, les Arabes aient emprunté leurs chiffres aux Indiens. Au nord, cependant, les idiomes araméens pesaient sur le développement de la langue arabe, phénomène sensible jusqu'à Médine; mais les poésies, conservées de mémoire, comme les Védas, et correctement, ne permettaient pas à la « langue étrangère» de se populariser. L'indépendance des tribus, toutefois, et l'antagonisme des villes, que les événements et les intérêts dynastiques divisaient, tendaient à former des idiomes divers; le Nedjed, le Hedjaz et l'Yemen auraient fini sans doute par avoir des dialectes divergents, si le concours annuel d'Ocazh n'avait absolument astreint les poètes à une langue unique, connue, pour concourir à chances égales, rester sûrs d'être compris; les poètes fixaient ainsi, au moins, le dictionnaire arabe.

Les poètes du Nedjed étant les plus renommés à ces sortes de jeux olympiques célébrés à Ocazh, la langue de l'Arabe vrai prédominait ; les « poèmes suspendus » (fnoallakas), ou « poèmes dorés » (inoudhahabas), perpétuaient la langue nationale. C'est pourquoi - sauf à Malte et en Abyssinie, - partout l'arabe demeuré pur supplantera assez vite, et facilement, les langues parlées dans les pays que les Arabes occuperont réellement, telles le syriaque, le grec, le copte, le berbère, etc. Cette langue, à la fois subtile et naïve, éminemment littéraire, semble faite pour les discours imagés, les sentences morales, les enjouements de l'esprit, langue d'artistes, de moralistes et de conteurs.

Parmi les poètes arabes Antar fut illustre, personnification de toute la poésie antéislamique; non seulement très grand poète, mais aussi très grand chroniqueur, génie ne succombant (615) qu'après avoir « annoncé l'ère nouvelle », laissant à la postérité l'indéniable preuve de la noble vie que vivaient les Arabes nomades de son époque, ces tribus du Nedjed, braves, chevaleresques, sans préjugé de classes, n'ayant guère pour loi que le sentiment de l'honneur.

Cette poésie épique, superbe, ne pouvait trouver des sujets dignes d'elle que dans l'Arabie centrale, où n'avaient pénétré ni l'Asiatique jaune, ni l'Africain noir, ni l'Hellène, ni le Romain. Mahomet retrouvera ce peuple toujours jeune, vigoureux par ses muscles et par son cerveau, grave et patient, très fier de race, observateur, très riche d'expérience.

Ces poètes arabes, ces bardes, chantaient au même titre que la gloire guerrière, avec le même enthousiasme, les actes de justice et de générosité, et ils étaient capables des exploits de bravoure ou de libéralité qu'ils vantaient chez autrui. La poésie exerçait un empire tout-puissant en Arabie : La légende cite le malheureux Harith, fils de Hillizé, lépreux repoussé de tous, obligé de lire son poème caché derrière une tenture, et que le roi Amr, séduit, fit approcher et « asseoir à ses côtés » pour le mieux entendre.

L'ardeur aventureuse des tribus n'était refrénée que par la crainte des poètes, censeurs de la moralité publique. L'hospitalité traditionnelle, la foi en la parole jurée tenant lieu de contrat, la dignité humaine élevée à la plus haute conception - à tel point, qu'une tribu razziée devait sacrifier et enterrer les jeunes filles plutôt que les abandonner à la luxure déshonorante du vainqueur, - procédaient des poèmes récités comme de lois écrites dans un code. Le poète prêchait d'exemple : « Je suis le premier au combat, dit Antar, et je me retire au moment du partage du butin ».

Mais le poète le plus renommé, - tel Antar, - couronné au concours d'Ocazh, pas plus que le guerrier après une éclatante victoire, ne pouvait imposer sa volonté; rien en Arabie centrale, au Nedjed, n'entamait l'organisation traditionnelle dont la famille, autonome, était la base dans la tribu. Les plus riches familles formaient un patriciat, et chez elles, généralement, parmi les « chefs », les scheikhs, on élisait l'émir investi du commandement au jour des batailles, régentant la tribu pendant la paix, sans privilèges, soumis à la loi commune, qui était à peu près celle du talion, entouré d'un Conseil dont il recevait les avis.

Dans la famille, en ce temps-là, dans la tribu, la femme choisie par l'époux - ce dernier, pour l'obtenir, ayant payé le prix de la dot d'usage (sadoucà), - était pour l'Arabe, presque autant que pour l'Arya védique, la cause et le but des plus beaux dévouements, l'idéal stimulant des héroïsmes, la récompense suprême des gloires conquises. Le poème d'Antar, caractéristique, célèbre ce héros « fils d'une négresse » qui, par sa seule vaillance, pour l'amour de sa fiancée, fille de prince, accomplit des prodiges, mérite, conquiert sa place au premier rang :

« A la charge, Antara! tu n'es plus esclave! s'écrie l'émir, tu es libre ! tu es mon fils ! » Par milliers, on rencontre dans les poèmes arabes des hymnes à la femme, à la vierge, cantiques d'exaltation ou d'actions de grâces, épopées chevaleresques inspirées par l'amour, récits de moeurs vécues, traits qui renouvellent, qui continuent les sentiments exprimés dans les chants védiques, les actions qu'Homère immortalisa.

Cette civilisation répondait mal évidemment aux exigences d'une situation critique : L'indépendance farouche des tribus de l'Arabie centrale, si fières, résisterait-elle longtemps à la pression des États guerriers qui les enserraient, se rapprochant toujours un peu plus ? Surtout pasteurs, agriculteurs dans la mesure restreinte des possibilités, trop libres pour se plier aux agglomérations permanentes, merveilleux conducteurs de caravanes, à la fois passionnés et persévérants, allant au but avec une lenteur sûre d'elle-même, que rien ne lassait, trafiquants médiocres, le négoce n'étant pour eux, à défaut de troupeau ou de champ cultivé, qu'un moyen provisoire de vivre, et marins détestables, les Arabes devaient être amoindris dans la civilisation nouvelle envahissante. Ils étaient cernés, en leur pays central, par les descendants multipliés des Chaldéens, des Phéniciens, des Juifs pullulant sur les côtes de la péninsule, peuplant les villes, et systématiquement grugés par ces exploiteurs, en proie à une justice vénale, davantage blessés, peut-être, en leur sens droit, aux textes rigides de ce code apporté dans l'Yemen par le patriarche d'Alexandrie, Grégorius, imité du code romain.

L'Arabe ne valait alors réellement que par sa vaillance ; sa renommée universelle constituait sa nationalité. On connaissait partout ces « actions sanglantes », ces mounaferas, où les Arabes se mesuraient entre eux, se combattaient, comme en d'immenses tournois, pour la seule renommée, faisant assaut de gloire et de générosité, fond constant de leurs poèmes épiques. Ils appelaient « Journées » les rencontres mémorables; la nomenclature de leurs hauts faits d'armes fixait leur chronologie; c'était bien cette « fleur belliqueuse de l'Arabie » dont parle Eschyle.

Les Arabes bénéficiaient également, au loin, de la réputation méritée des Sarrasins du Nord - Arabes scénites, - dont on redoutait la perfidie presque autant que l'impétuosité, et dont « l'amitié », au dire d'Ammien Marcellin, préoccupait au même degré que « l'inimitié », déconcertant les stratèges par l'incohérence de leurs mouvements, troupe insaisissable, irrésistible, « les meilleurs cavaliers du monde », écrit Zosime, auxiliaires et alliés recherchés, tantôt fidèles pendant des générations, tantôt rompant le pacte consenti, juré, avec une traîtrise capricieuse.

La blancheur de la peau était le signe par lequel l'Arabe vrai se distinguait, marque de son origine; sa sobriété - l'empereur Pescennius Niger le qualifie de « buveur d'eau », - étonnait, ainsi que le soin méticuleux qu'il avait de sa personne, multipliant les ablutions, coupant ses cheveux, les tempes toujours rasées, le corps quelquefois définitivement épilé par l'ablation du derme, la circoncision hébraïque, outrageante, alors inconnue en Arabie. Sa face « haute et découverte » décelait son sentiment de fierté. Brun de chevelure, l'Arabe considérait l'homme blond comme de race étrangère; des yeux bleus lui dénonçaient son ennemi, le Grec.

On ne corrigeait les enfants, en Arabie, que par des coups sur la nuque ou l'extrémité des doigts; frapper l'homme à la joue, le saisir à a barbe, étaient l'injure suprême. Maître de soi, temporisateur, son attitude dédaigneuse le garantissait des explosions de sa fureur; on observa que l'Arabe se mordait le revers de la main pour refréner par la souffrance les effets trop immédiats de sa colère. Et il respectait, comme la sienne propre, la dignité d'autrui : l'ennemi vaincu, dépouillé, restait toujours libre de son corps.

Civilisé, l'Arabe se signala par une extraordinaire faculté d'assimilation, - très observateur, très « délié », apte à tous les travaux, pesant longuement les choses, particulièrement gai, finement railleur, quasi sceptique sous son « masque solennel ». Passionné, devenu vindicatif et cruel en ses décisions, on le retrouvait hospitalier, « gai et spirituel » dans'l'intimité, aimant à rire, - ses récits merveilleux, d'une imagination éternellement renouvelée, alternés de contes grivois, semblables aux plaisanteries gauloises : l'activité joyeuse des portefaix de Zanzibar, qui sont des Arabes de l'Hadramaut, en perpétue l'exemplaire ; et c'est aussi l'Arabe expansif, « prodigieusement indiscret », tant sa curiosité de toutes choses l'excite lorsqu'il se croit sûr de son interlocuteur; et c'est encore l'Arabe que sa parole lie autant, sinon davantage, que le cachet apposé au bas de l'engagement contracté. Ces Arabes sont frères des Parsis.

Dans les croisements multiples que les habitants de l'Arabie ont subis, - mélange d'Asiatiques et d'Africains, - l'Arabe du désert a le mieux résisté; de même que les oeuvres écrites ont laissé intacts, ainsi que des monuments parfaits, les « poèmes dorés » appendus aux murs de La Caaba. Des moeurs des premiers Arabes maintenues à travers les siècles, comme des poésies antéislamiques conservées, émerge l'Arabe natif, méfiant certes, mais enclin à l'enthousiasme, réservé d'abord, dévoué ensuite. Cet Arabe, peu religieux, raisonneur, bel esprit, très avisé, souvent soupçonneux, mais tolérant, sera moins réfractaire à la prédication de Mahomet, qu'il admirera, qu'aux formules du Coran dont il verra trop les emprunts faits aux écritures antérieures.

Car il connaissait ses ancêtres beaucoup plus qu'on ne croit, ce descendant des Adites aux constructions de type cyclopéen, semblables à celles des premiers Grecs, aux troupeaux gardés par des chiens, comme en Iran au temps de Zoroastre, aux feux allumés par le « frottement de la pièce de bois », usage védique, et dont l'autel national était encore, à Ocazh, le « tertre » sur lequel les poètes disaient leurs poèmes, comme au Pendjab les chantres aryens récitaient jadis les hymnes à Agni.

Les Ariba, qui avaient succédé nominalement à ces Adites, étaient les mêmes; ils défendaient leur indépendance la lance au poing, pratiquaient la plus large hospitalité, applaudissaient à l'éloquence et se gouvernaient par le seul « point d'honneur ». Mais le désert, vaste, où leur civilisation s'était développée, avait façonné leur caractère, et toujours errants, glorieux des ancêtres, de l'« antiquité de leur race », considérant les villes « ainsi que des prisons », ils finirent par aimer cette vie aventureuse, difficile, uniquement fiers et jaloux de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs troupeaux, de leurs chevaux « portant des marques imprimées ».

Autour du chef, du scheikh, la tribu ariba formait une clientèle libre, jouissant de ses traditions et de ses exploits, non un groupe de sujets; la terre sans eau et sans arbres, le désert, était son domaine, incontestable, inviolé; la chasse - au chien et au faucon, - son unique jeu, peut-être sa seule éducation. Les longs silences des journées et des nuits se succédant indéfiniment pareils, les incertitudes d'un ciel inclément, les mystères d'un avenir non abordé, les mirages des horizons sans limite, et pourtant proches, toujours reculant, les bruits singuliers, parfois intenses, de ces solitudes avaient fait germer dans ces âmes simples les craintives superstitions, et c'est pourquoi ils s'étaient imaginé des dieux de toutes sortes, avaient finalement, comme pour se prémunir, formé leurs noms du nom même de la divinité protectrice choisie, précédé du qualificatif typique, « client, serviteur, esclave » : Abd.

CHAPITRE XVIII

De 570 À 622.

- L'Arabie et les Arabes.

- Moeurs anciennes et nouvelles.

- Les quatre réformateurs religieux.

- L'Église de Zeïd.

- Naissance, jeunesse et mariage de Mahomet.

- Juifs, Chrétiens et Arabes.

- Mahomet au mont Hira.

- Premiers disciples.

- Persécution des Musulmans.

- Guerre civile : Victoire des Mecquois, Mahomet interdit.

- Mouvement national des Arabes.

- Les douze apôtres du Mahométisme.

- Abou-Bekr et Ali - Fuite de Mahomet.

D'après les auteurs arabes, les aborigènes de l'Arabie, les Ariba, auraient été les Adites, les Thémoudites et les Amalécites (Amalica), peuplades issues de Tasm et de Djadis, noms où l'on a voulu reconnaître Sem et Cham de la Bible hébraïque. A ces Arabes primitifs se seraient joints les Mout'arriba (Arabes qui se sont faits Arabes), intrus immédiatement assimilés à la nation. Ces immigrants, issus de Kahtan ou de Yactan, fils d'Heber (père des Hébreux), venus d'abord en Arabie Heureuse, répandus ensuite dans la péninsule, comprenaient les Himyarites ou habitants de l'Yemen et les Mousta'riba (Arabes assimilés aux Arabes) issus d'Ismaël, fils d'Abraham, d'abord installés dans le Hedjaz et de là ayant jeté des essaims en Arabie.

La famille des Coréischites maîtres de la Mecque, à laquelle appartiendra Mahomet par sa naissance, descend des Mout'arriba ou Ismaélites. De cette broderie ethnographique, nuancée, élaborée longtemps après l'ère de gloire musulmane par des historiographes intéressés, et ingénieux, il ne ressort nettement que l'existence première d'un groupe ethnique distinct : les Arabes, auxquels se sont joints successivement - comme en Egypte, en Phénicie, en Palestine, - des Hébreux de Chaldée plus ou moins assimilés, en Arabie Heureuse et en Arabie Déserte ou Centrale.

En Arabie Pétrée, un âge de pierre découvert, remontant à une flore et à une faune remarquables, dénonce une agglomération déjà mélangée d'Asiatiques et d'Africains, les premiers arrivés par les voies syriennes, les seconds par l'Egypte. L'usage simultané de l'incinération et de l'ensevelissement des morts dans des cavernes, prouve ce mélange de races au nord de l'Arabie dès ses commencements historiques. L'idiome de Safa, parlé au sud-est de Damas, combine la langue hébraïque, le phénicien, le syriaque et l'arabe du Coran, le polythéisme assyrien y dominant. Ce serait donc avec raison que l'on tiendrait l'Arabie Pétrée hors de l'ethnographie arabe proprement dite.

A l'heure de Mahomet, l'Europe concevait l'Arabie comme s'étendant de l'Assyrie aux cataractes du Nil, « aux confins du pays des Blémyes », l'Ethiopie légendaire. Les Arabes ou Sarrasins étaient des guerriers à « physionomie unique », combattant demi-nus, ou vêtus d'une « courte casaque bigarrée»; cavaliers agiles, toujours en marche, suivis de « maigres chameaux » portant tous leurs biens ; nomades dédaignant la charrue, vivant « sans foyer, sans territoire fixe et sans loi ». L'union de l'homme et de la femme n'était pour ces Arabes, qu'un « contrat de louage » dicté par « de furieuses amours » ; « nation dangereuse », dit en concluant Ammien Marcellin.

Cette description ne s'appliquait évidemment qu'aux Arabes qui vivaient au nord des limites de l'Arabie Pétrée, non aux Arabes véritables. Ces derniers, que Mahomet n'entraînera pas facilement, qu'il devra tour à tour, suivant les circonstances, séduire par des promesses ou menacer du jugement sévère d'Allah, vivaient, les uns nomades « sous leurs tentes de peaux de bêtes », rebelles à toute soumission, « tournant le dos » à « l'Envoyé de Dieu », intransigeants dans leur indépendance; les autres, sédentaires, répugnant à une réforme morale qui troublait leurs moeurs relâchées, dues à l'exemple, dans les cités du Hedjaz surtout, d'Asiatiques corrupteurs, moeurs dont les scandales allaient jusqu'à provoquer l'abomination.

Ces Arabes du Hedjaz et du Nedjed, qui se transmettaient oralement leurs poésies, commencèrent à les écrire en imitation des Syriens, et le style arabe, dont la beauté consista en la profusion des traits et des ornements, devint l'objet d'une recherche si compliquée, que le « langage parlé » différa de plus en plus du « langage écrit », sorte d'art spécial, aristocratique. La diffusion des connaissances qui résulta de la multiplication et du colportage des écritures, fit ressortir à leurs propres yeux l'ignorance des Arabes, leur incapacité scientifique, leur inaptitude à administrer, à gouverner; la littérature nouvelle, donc, en marquant leur infériorité, les livra davantage aux influences étrangères. Ils ne remédièrent aux erreurs de leur année lunaire que par les « données » des Juifs et des Chaldéo-Assyriens ; leur grammaire fut travaillée par des Persans ; leur langue, « spirituelle et subtile », demeura sans esprit philosophique. L'écriture himyarite ne liait pas les lettres.

L'impossibilité native de concevoir et d'énoncer en quoi que ce soit une synthèse forte, claire, complète, explique l'absence d'histoire chez les Arabes. Le Coran sera leur premier monument historique. Les poètes seuls, et sans le vouloir, rédigeaient des chroniques ; lorsqu'ils se taisent, la nuit la plus noire tombe sur le passé de l'Arabie. Les généalogies, que les Arabes échafaudaient avec une passion lente, pour la gloire de la tribu, ont une lacune de cinq siècles. Les poèmes épiques nous offrent, depuis la « Journée d'Al-Bayda », qui mit fin aux irruptions des souverains de l'Yemen (354), jusqu'à la Journée qui termina la mémorable lutte des Temin et des Bacrites (630), une suite de croquis détachés, sans lien saisissable. Mais cette littérature, surtout dans le Sud, - crûment imagée pour faire resplendir la légende de la dynastie des Tobbas, - emprunte à la vie de tous les héros, comme à tous les récits de l'antiquité, poétisés, les traits et les couleurs d'une histoire souvent fantastique. De l'invasion chaldéenne, hébraïque, à l'installation des Coréischites à la Mecque, les faits relatés demeurent incertains.

Mais ce qui n'est pas douteux - et ici les poèmes s'appuyent du Coran lui-même, Mahomet étant d'ailleurs le dernier des poètes en Arabie, - c'est l'effroyable relâchement des moeurs arabes au moment où l'Arabie, menacée au nord, à l'est et à l'ouest, par les Grecs, les Perses et les Abyssins, pouvait disparaître comme avait disparu l'Yemen opulent, si glorieux, lors de la rupture de la grande digue, tous ayant fui, nul n'ayant songé à réparer le mal, acte flagrant de lâcheté morale, de peur superstitieuse. Le désir d'enrichissement primait tout, semble-t-il. L'idée primitive de la richesse, jadis sagement limitée aux besoins de la tribu, s'est égarée dans les exagérations-bibliques; il faut maintenant les merveilles que les génies apportaient à Salomon : des palais splendides, et, dans ces palais, des statues, et « des plateaux larges comme des bassins », et des entassements « de chaudrons solidement étayés... »

A la clémence des anciens Arabes envers les vaincus, vantée, s'est substituée l'inutile cruauté des précautions; on attache les prisonniers « par le cou », avec une corde faite de filaments de palmier. L'ivrognerie, chose extraordinaire, s'est généralisée; c'est contre l'extension de ce vice, « source des propos indécents et des occasions de péché », que Mahomet s'élèvera, dans le Coran, avec le plus de sévérité.

L'Arabe est devenu disputeur, chicaneur, presque avare, passionné jusqu'au crime. Les infanticides, par lesquels le père allégeait son « fardeau de famille », étaient d'usage courant. Querelleuses et vaniteuses, les femmes ont beaucoup perdu de leur dignité ; elles ont abusé de leur ascendant, se sont émancipées jusqu'au risque de leur propre personne, s'occupant de commerce, faisant valoir leurs biens avec âpreté, s'enrichissant, et par cette richesse même, ostensible, excitant les pires convoitises, succombant aux pièges des appels savants, des amours intéressées. Le dévergondage s'était répandu tel qu' « une lèpre » ; on voyait de jeunes Arabes épouser des femmes « qui avaient été les épouses de leur père », l'esclavage exploité sous forme de prostitution lucrative. L'embarras des « filles » justifiant leur suppression dès leur naissance, une épouvantable superstition exigeait qu'on les enterrât vivantes. Des prêtres asiatiques, au service de divinités importées, affolaient ces pauvres esprits en solennisant les sacrifices humains, comme à Tyr et à Carthage, en multipliant les prescriptions bizarres, les rites licencieux, les terreurs religieuses; la peur était, pour ainsi dire, la religion dominante dans une partie de l'Arabie.

La légende raconte - vraie en soi, - que quatre Arabes « plus éclairés que le reste de la nation » s'éloignèrent de ce peuple corrompu, criminel, pour aller chercher « à l'étranger » la vérité religieuse. L'un, persécuté, disparut en Syrie; deux se firent chrétiens à Constantinople ; le quatrième mourut en « voyant venir » un prophète. Varaca, Othman, Obeid-Allah et Zeïd, initiés au Judaïsme et au Christianisme, entreprirent de renverser le paganisme démoralisateur, annonçant un « envoyé du ciel qui triompherait du démon », un resoul. Menacés dans leurs intérêts, tous ceux qui exploitaient la crédulité publique et l'anarchie des moeurs, inspirés par les « mauvais génies qui leur donnaient de l'éloquence », se liguèrent contre les réformateurs, éblouirent le peuple du « clinquant de leurs discours », trop écoutés.

Les tribus nomades conservaient en leur isolement, loin des villes, les traditions véritablement arabes. Peu religieux, la gloire seule était capable d'attirer ces Arabes, de les réunir, de les enthousiasmer; or la situation de l'Arabie était, par rapport au reste du monde, éminemment favorable à un mouvement glorieux : les Grecs et les Perses, Héraclius et Chosroès, aux prises, les deux empires également épuisés, les villes démantelées ou brûlées, les impôts partout écrasants, les gouvernements odieux. Impunément Mahomet pourra bientôt se permettre d'écrire à Chosroès une missive insolente, et ce sera pour « le fils d'Abd-Allah, prophète de Dieu », la consécration, aux yeux des Arabes, de sa mission politique, nationale.

Les quatre précurseurs monothéistes (hanifes) de Mahomet avaient déjà prêché l'unité religieuse sans laquelle l'unité politique eût été impossible. « Pouvons-nous, s'était écrié Zeïd, tourner autour d'une pierre qui n'entend ni ne voit rien, et qui ne peut faire ni aucun bien ni aucun mal ? Cherchons une foi meilleure». Zeïd, le plus véhément des prédicateurs, qui frappait les idoles du plat de la main et vociférait contre les moeurs honteuses de l'Arabie, hésitait entre le Judaïsme et le Christianisme : « 0 Allah ! si je savais quelle est la forme d'adoration qui te plaît le mieux, je la pratiquerais ; mais je ne la connais pas! » II allait cependant au Christianisme; son Dieu était un dieu de miséricorde, pardonnant les fautes, le pécheur toujours capable de se relever « comme l'arbuste flétri peut reverdir quand la pluie vient à le ranimer ». Mahomet dira de Zeïd, qu'au jour de la résurrection « il formera à lui seul toute une Église ». Mais l'Église de Zeïd était compromise, condamnée, par les actes hostiles, récents, des Chrétiens de l'Yemen et de l'Abyssinie, adversaires vaincus de la nationalité arabe, et Mahomet ne pourra prendre la succession des hanifes plutôt Chrétiens.

Abd-el-Mottaleb, « le magnifique », fils de Hachen, maître suprême à la Mecque de 523 à 579, avait délivré sa patrie de l'invasion des Abyssins ; son fils Abd-Allah avait épousé Amina, fille de Wahb chef de la famille de Zohri; de ce mariage était né Mahomet- Mohammed, le glorifié, - vers le mois d'août de l'an 570. Son père étant mort jeune, et presque pauvre, le grand-père et les oncles de Mahomet, au nombre de dix ou douze, s'étaient chargés de lui; il hérita nécessairement de leur crédit, de leurs mérites et de leurs préjugés. Descendant direct de Celui qui, par sa force, avait expulsé d'Arabie les Chrétiens, les Nazaréens envahisseurs, il ne pouvait procéder à sa réforme à l'aide du seul Évangile; d'autant qu'il se fût aussitôt aliéné les Juifs, très nombreux dans l'Yemen et très puissants au Hedjaz, dans les villes, autour de la Mecque, leurs colonies régies par des « sages » ayant acquis de la réputation, « chefs de famille » entourés d'esclaves africains, noirs, armés, relativement redoutables.

L'Envoyé de Dieu devait, pour réussir, se rattacher aux traditions : l'Ancien Testament, mieux que l'Évangile, avec la liste des prophètes, - depuis Noé, Houd et Saieh, et Loth, et Choaïb, - énumérait des personnages à caractère historique, auxquels il succéderait. D'un autre côté, Médine, presque toute juive, le suivrait plus facilement que la Mecque, ce sanctuaire lucratif que le renversement des idoles devait ruiner, et qui se prononcerait, dès lors, contre le réformateur; ce qui ne manqua pas de se produire d'ailleurs. Comptant enfin, et surtout, avec raison, sur les tribus errantes de l'Arabie centrale pour l'instauration de la nationalité arabe, Mahomet songea à s'assurer, en même temps, le concours patriotique des Juifs et des Chrétiens qui peuplaient les villes de l'Arabie, sauf la Mecque, et il s'engagea dans les voies biblique et évangélique : « Ma miséricorde, dira Dieu par la bouche du Prophète, je la destine à ceux qui suivent l'Envoyé, le prophète illettré qu'ils trouveront signalé dans leurs livres, dans le Pentateuque et dans l'Évangile ».

Mahomet avait deux mois à peine lorsqu'il perdit son père Abd-Allah, fils d'Abd-el-Mottaleb, et six ans lorsque sa mère Amina mourut. Son oncle Abou-Taleb fut son tuteur, trop pauvre pour que le neveu restât oisif. Enfant, Mahomet garda les troupeaux, ce qui était devenu, en l'antique Arabie pastorale, presque une tâche d'esclave, ou de femme, tant les moeurs primitives étaient altérées. Il avait vingt-quatre ans lorsqu'une riche veuve, Khadidja, « qui faisait un grand commerce par caravanes », lui confia le soin de ses intérêts au dehors. Après avoir « voyagé » pour Khadîdja, fait preuve d'intelligence, la veuve l'épousa, bien qu'elle eût le double de l'âge de « son serviteur » ; les biographes du Prophète diront qu'il fut toujours fidèlement respectueux envers « la vieille femme édentée ». Il épousa Aïcha trois ans après la mort de Khadidja, et introduisit successivement six autres « épouses » dans sa maison. Des six enfants qu'il eut de Khadîdja, quatre filles seulement vécurent.

La mélancolie maladive de Mahomet le distinguait des autres Arabes, généralement gais, plutôt bavards ; mais, comme eux, il était inquiet, s'exagérant ses craintes, rêveur, dédaigneux de la gloriole, excessivement curieux de tout, facile aux influences, aimant à s'instruire en discourant, ne manquant aucune occasion de s'initier aux choses morales et religieuses, soit auprès des Juifs, soit auprès des Chrétiens, surtout auprès des hanifes, parmi lesquels il préférait Zeïd, qui, fuyant le monde, vivait en cénobite sur le mont Hira.

C'est au mont Hira que Mahomet, en imitation de son maître Zeïd, venait chaque année jeûner et prier, site effroyable, chaos de roches abruptes, parois d'abîmes au fond desquels s'entassent des flots stagnants, pulvérulents, cendres qu'accumule l'éternelle calcination des sommets, vallée de désolation, sans le moindre filet de source, sans un arbre, sans une fleur. C'est en ces lieux maudits, où ses sens réprimés le flagellaient de protestations, où son enthousiasme refréné le disposait aux hallucinations, où toute sa nervosité se ramassait en lui, pour ainsi dire, en révolte latente dans sa prison de chair, pour se détendre finalement d'un irrésistible essor, et l'emporter d'un coup au delà des bornes humaines, c'est là qu'il entendit Gabriel l'appeler et qu'en une extase « l'être de grande puissance », 1' « esprit saint » s'empara de lui.

Mahomet descendit un jour du mont Hira, exténué, convaincu de son élection, une voix surnaturelle parlant par sa bouche, les leçons des hanifes et les paroles des Saintes Écritures venant à ses lèvres, d'abondance, génialement condensées, sa propre foi lui dictant des sentences claires, imprévues; l'étonnement de ceux qui l'entouraient, l'écoutaient et le comprenaient, le confirma dans la nécessité et l'excellence de son oeuvre, - lui, à la fois épouvanté de ce qui jaillissait de son ignorance, preuve à ses yeux de l'intervention divine, et mesurant toutefois, en homme, l'étendue de la puissance qui lui était réservée.

Khadidja fut le premier disciple de Mahomet ; elle crut en lui, à sa mission, le réconforta aux premières épreuves. Ceux qui suivirent l'Envoyé, successivement, lui apportèrent des éléments précieux, divers, encourageants : Ali, le fils cadet de son oncle Abou-Taleb ; l'esclave Zeïd, « l'ami le plus cher du Prophète » ; Abou-Bekr, le « riche marchand », deux « jeunes Arabes », Zobaïr et Vakkaç, de ses parents; deux « hommes de négoce », Abd-er-Rahmân et Talha; le « sombre » Othmân-ibn-Matzoun, dont les austérités émerveillaient la foule, qui ne buvait jamais de vin ; Othmân-ibn-Afiân, d'une élégance méticuleuse, et qui sera calife; Omar enfin, d'une adolescence robuste, d'une adresse étrange en la lourdeur de ses membres, habile notamment « à se servir de sa main gauche comme de sa droite » et surnommé à cause de cela « l'homme aux deux mains », au jugement prompt et net, aux décisions justes, et violent en ses exécutions, et toujours droit ! Sa conversion eut le retentissement d'un miracle.

Abou-Bekr et Omar furent les conseillers, on devrait dire les administrateurs par lesquels l'entreprise de Mahomet réussit; car le Prophète, très bon, rêveur, souvent indécis, temporisateur outre mesure, trop politique, eût, seul, compromis et sa personne et sa mission. L'ardeur énergique d'Omar contint les Arabes; la sagesse avisée d'Abou-Bekr valut au Coran des versets nécessaires, révélés au moment opportun. Mahomet faisant connaître ses décisions avait coutume de dire :

« Moi, Abou-Bekr et Omar ».

Les premiers adeptes, peu nombreux, - une cinquantaine, - offraient cependant au peuple une réunion singulière de caractères divers, chacun d'eux, par sa réputation ou la classe sociale à laquelle il appartenait, étant pour ainsi dire, dans le groupe, comme un symbole, un exemple, un enseignement; l'ami préféré de l'Envoyé de Dieu était un esclave, le répondant le plus zélé, presque un héros. Cela en imposait, certes, mais ne suffisait pas pour provoquer dans la masse une sympathie active; un étonnement seul, et c'était beaucoup, captivait les intelligences.

Mahomet se qualifiait de hanifou de moslim, c'est-à-dire « voué à Dieu », affirmait sa mission sans apporter encore aucune nouveauté susceptible d'éveiller l'imagination des Arabes, de piquer leur curiosité, de leur promettre un plaisir d'artiste. Le Prophète paraissait continuer simplement une réforme commencée, vague, plutôt inquiétante aux superstitieux. Tandis que les maîtres de la Mecque, au contraire, ceux qui y disposaient du pouvoir, à l'abri sinon à l'aide de la religion idolâtrique, se préoccupaient, eux, de "ce révolutionnaire se croyant envoyé par Dieu, entouré d'une famille aimée de tous, de quelques disciples vraiment renommés et de jeunes prosélytes très audacieux.

La résistance de l'aristocratie mecquoise se complut à railler - arme terrible en Arabie, - le fils d'Abd-Allah, « porteur des nouvelles du ciel ». La femme du scheikh principal, Abou-Sofyan, - dont l'attitude modérée, silencieuse, digne, était critiquée- déchaînait sa verve méprisante contre Celui qui menaçait l'autorité suprême de son mari. Le scheikhValid-ibn-Moghîra, affectant un dédain chevaleresque, prêt à sévir au besoin contre le promoteur d'une religion nouvelle, assembla près de lui des « discoureurs » qui, sans s'attaquer à Mahomet lui-même, sapaient habilement, dangereusement, sa doctrine. Le Prophète marqua beaucoup trop son inquiétude; il prédit au scheikh des tortures que lui infligeraient, après sa mort, les « dix-neuf gardiens de l'enfer », et cette prophétie fut le thème que les railleurs, puissants ironistes, adoptèrent pour se moquer des singulières « révélations » d'Allah.

Cette imprudence de Mahomet l'obligeant à l'action, il s'éleva contre le culte des idoles, les offrandes, les sacrifices, contre « la religion de la Mecque », insultante au vrai Dieu, au Dieu unique, faite et entretenue, et défendue par ceux qui en trafiquaient ! Les chefs de la ville dénoncèrent les desseins de l'accusateur à son oncle Abou-Taleb, le suppliant d'intervenir; celui-ci jugea puériles les craintes de ses compatriotes, de ses amis, et s'abstint. Alors, les moqueries cinglantes, les sarcasmes grossiers, les plaisanteries basses et insupportables, réitérées, assaillirent partout le prophète d'Allah; on le bafouait, on l'outrageait, on le frappait même ; blessé, on riait de lui, on le couvrait de boue. Il est vrai qu'à ce moment le Prophète lançait aux Mecquois de virulentes invectives puisées dans la Bible hébraïque - s'appropriant la phraséologie violente d'Israël, - et qu'il énumérait, comme menaces, les châtiments certains de l'au-delà; colère vaine, car cette populace se refusait absolument à croire aux possibilités d'une « vie future », riait de cette affirmation.

L'attitude de Mahomet dès ses premiers prêches lui nuisit énormément ; la lutte mal entamée dégénéra en guerre civile. Ses partisans trop exaltés, maladroits, quelquefois ridicules, lassant la patience des Mecquois, ceux-ci les poursuivirent, les traquèrent, et le Mahométisme eut ses martyrs. Abou-Bekr s'entremit; il racheta des esclaves pris et condamnés pour avoir aidé Mahomet dans sa « révolte ». Le séjour de la Mecque étant désormais difficile aux « amis » du Prophète, celui-ci conseilla aux plus compromis de passer en pays chrétien, en Abyssinie. Le calme rétabli, il négocia rapidement de la paix avec les scheikhs principaux de la ville : On le reconnaîtrait comme « Envoyé de Dieu » et il tolérerait, lui, l'adoration dans La Caaba, par les tribus voisines de la Mecque, de leurs divinités particulières conservées : Allât, Ozzâ, Manât ?

La légende raconte que dès le lendemain de cet « arrangement » Mahomet dénonça le Diable comme l'ayant consenti pour lui, empruntant sa figure, « imitant sa voix ». Les historiens diront que Mahomet vit tout de suite la faute qu'il avait commise, et qu'il se rétracta simplement. En effet, les fugitifs rentrèrent, mais la guerre civile, un instant suspendue, se déchaîna. Les Mecquois l'emportèrent, et ils mirent Mahomet « en interdit », c'est-à-dire qu'aucun Coréischite ne pourrait contracter mariage ni faire commerce avec un membre de la famille du vaincu. Mahomet, qui avait perdu sa femme Khadidja et son oncle Abou-Taleb, restait seul en butte aux outrages et aux intrigues des Mecquois. Il quitta la Mecque pour se rendre à Taïf, où on l'accueillit à coups de pierres; il revint forcément à la « ville de La Caaba », où du moins le souvenir de ses oncles, de sa famille, lui valait une quasi-sûreté. Dix années s'écoulèrent sans événements.

Un incident d'ordre politique, tout à coup, mit en relief le génie de Mahomet. Deux tribus arabes - les tribus d'Aus et de Khazradj,- belliqueuses, célèbres pour avoir enlevé Médine aux Juifs, osaient maintenant disputer à la Mecque l'hégémonie que celle-ci s'arrogeait dans le Hedjaz. Les « gens de Médine », agriculteurs et commerçants, population de fond arabe trop souvent assujettie à une minorité de Juifs actifs et opulents, détestaient les « gens de la Mecque », oisifs, qui vivaient de l'exploitation des crédulités et soutenaient l'autorité juive, pressurante.

Les deux tribus arabes, révoltées, ardentes, belliqueuses, s'offraient à Mahomet pour ruiner définitivement la puissance des Juifs, abandonner la Mecque à son idolâtrie, faire de Médine la capitale de l'Arabie. On racontait que les Juifs attendaient leur messie, que ce messie était « en marche », il fallait donc se hâter, si l'on voulait éviter que le Hedjaz et le Nedjed eussent le sort déplorable de l'Yemen.

Mahomet eût préféré sans doute s'appuyer des Juifs déjà monothéistes, et dont il connaissait le Livre sacré, la religion et les lois; mais son patriotisme s'exaltait à l'offre inattendue des deux tribus guerrières, et il avait la prescience que la gloire seule, désormais, rachèterait aux yeux des Arabes les erreurs et les fautes qu'on lui reprochait.

Les scheihks de Médine et Mahomet se rencontrèrent sur la route de la Mecque, à Mina, au milieu de la nuit, mystérieusement. Abbas, sceptique, accompagnait son neveu. La tribu des Khazradj se voua à Mahomet sans hésitation, fit profession d'islamisme, jura fidélité au Prophète. Mahomet choisit douze chefs (naqîbs), qu'il investit d'un pouvoir à la fois militaire et religieux ; à l'exemple de Jésus, il dicta leur « mission » à ces douze apôtres et rentra à la Mecque, la tête haute, résolu, prophétisant (622).

Une émotion considérable agita la Mecque et Médine. On vit alors les progrès que le Mahométisme avait faits dans les esprits, ou, pour mieux dire, les hostilités latentes qui fermentaient contre les Coréischites exploiteurs de l'idolâtrie à La Caaba, antipatriotes, et contre les Juifs leurs partisans, qui se répandaient trop, qui se substituaient aux Arabes primitifs, nationaux. Le Mahométisme, le Musulmanisme, c'était la revendication de l'Arabie par les Arabes, l'opposition à l'aristocratie quasi sacerdotale de la Mecque, la haine du Juif. Les Mecquois, perplexes, voulurent s'aboucher avec les Médinois, se ménager une mutuelle sauvegarde. Les Juifs de Médine et les idolâtres encore fanatiques de cette cité se prononcèrent contre les Musulmans, les innovateurs, les révolutionnaires; les « païens » de Médine et de la Mecque, unis, Juifs et Arabes, mirent en évidence la faiblesse numérique des Musulmans. Des prodromes de luttes prochaines se manifestaient.

Abou-Bekr et Ali, dont l'intelligence prudente était justement réputée, se disposaient à quitter la Mecque; les chefs des Coréischites en conclurent qu'ils se dirigeaient vers les tribus purement arabes que Mahomet allait commander. Les Grands discutèrent entre eux de l'avenir redoutable, proche; les uns proposèrent de s'emparer de Mahomet, de le jeter dans une prison ; les autres, de le faire assassiner ; et pour que la tribu à laquelle appartenait Mahomet ne put le venger, onze « meurtriers » seraient choisis parmi les onze familles principales : il faudrait bien que les Vengeurs se contentassent du « prix du sang », qui leur serait d'ailleurs généreusement payé.

Averti, Mahomet donna son vêtement - un manteau vert, - à Ali, se rendit chez Abou-Bekr, et furtivement, déguisés, l'oncle et le neveu sortirent de la Mecque. Après trois jours passés dans une caverne du mont Thaur, les deux proscrits gagnèrent Médine. Ali, un instant emprisonné pour avoir « participé à la fuite de Mahomet », les rejoignit. Cent chameaux avaient été promis à celui qui apporterait aux Mecquois la tête du rebelle (622).

CHAPITRE XIX

De 622 À 632.

- L'unité politique et religieuse en Arabie.

- Médine, « ville du Prophète » .

- Trahison des Juifs.

- Guerre aux Mecquois.

- Bataille de Bedr.

- Défaite d'Ohod.

- Victoire décisive des Musulmans devant Médine.

- Juifs châtiés.

- Pèlerinage projeté à la Mecque.

- Traité d'Hodaîbia.

- Musulmanisme belliqueux.

- Mahomet agit en souverain.

- Expédition en Syrie.

- Entrée à la Mecque.

- Triomphe de l'Islam.

- Mort de Mahomet ; sa vie et son oeuvre ; sa succession.

La Mission de Mahomet s'inaugurait par une prise d'armes contre la Mecque, « la mère des cités », contre les ennemis de la nationalité arabe : « Et pourquoi ne combattriez-vous pas dans le sentier du Seigneur, quand les faibles, les femmes, les enfants s'écrient : « Seigneur, tire-nous de cette ville aux habitants oppresseurs; envoie-nous un défenseur de ta part, donne-nous un protecteur ! » Mais l'unité politique dépendait de l'unité religieuse; Mahomet était prêt. Dès son arrivée à Médine, il ordonna que l'on construisît un « lieu de prières », une mosquée, maison commune et salle d'audience, institua le muezzin annonçant les heures des cinq prières obligatoires. Le premier « chanteur » était un Abyssin, Bibal, qui avait cruellement souffert pour la nouvelle foi. Mahomet prêchera dans la mosquée le vendredi de chaque semaine.

Les deux tribus arabes armées pour le Prophète tendant à se quereller, Mahomet les lia fermement d'un lien religieux, les qualifiant d'ançars (aides), et il établit entre les Mecquois et les Médinois, autour de lui, - les Mecquois émigrés à sa suite, - une fraternité garantie d'otages : Chacun des émigrés dut se choisir un « frère » parmi, les Médinois, héritier légal; législation bizarre qui ne dura pas plus de deux ans d'ailleurs, mais qui suffit pour consommer l'union des Musulmans en l'heure critique. A la Mecque, les adversaires de Mahomet restaient en relations actives avec les Médinois non soumis et un certain nombre de Musulmans - monafikoun (hypocrites), - prêts à la trahison.

Les Juifs, que Mahomet croyait satisfaire, - parce qu'il se reclamait d'Abraham et agissait en réformateur de la religion hébraïque, - lui suscitaient le plus de difficultés, perfidement. Il nomma Médine Médinat-en-Nabi (la ville du Prophète), et cette flatterie produisit peu d'effet; il invoqua les textes de la Bible prédisant sa mission divine, affirmant que « Dieu lui parlait par la voix de l'ange Gabriel », et cette affirmation fut inefficace; il sanctionna les fêtes, les jeûnes et les rites judaïques, ordonna de prier le visage tourné du côté de Jérusalem, permit aux Juifs non convertis d'exercer librement leur culte, toléra que la synagogue fût aussi fréquentée que la mosquée... Concessions inutiles. Les Juifs, finalement, refusèrent de reconnaître Mahomet comme Nabi, et celui-ci, que ses vaines condescendances diminuaient, se vit contraint de répudier ces ingouvernables, « qui avaient murmuré contre Moïse, tué leur prophète (Jésus), rejeté leur messie ». la Mecque fut de nouveau la qibla idéale - que Mahomet eût consenti à transporter à Jérusalem, - et le ramadhan remplaça les jeûnes juifs. La rupture entre Juifs et Musulmans était radicale.

Il fallait maintenant agir contre les Mecquois, politiquement, afin que la « cité mère » devînt le sanctuaire de l'Islam; d'ailleurs, les tribus belliqueuses, impatientes, eussent quitté Mahomet inactif. Bien que les Médinois ne se fussent engagés que pour une guerre défensive, le Prophète ordonna (623) l'attaque d'une caravane mecquoise revenant de Syrie, lourde de marchandises précieuses, que conduisait Abou-Sofyan. Celui-ci, averti, changea de route, et Mahomet, suivi de ses 300 guerriers, se hâtant trop, n'atteignit pas les Mecquois. Abou-Sofyan, entré sauf à la Mecque, leva un corps de 950 hommes et marcha droit à Mahomet qu'il rencontra à Bedr. Ce fut le premier combat pour l'Islam.

Le « Ciel » se prononça en faveur de Mahomet : Une journée de nuages sombres, noirs, épais, de pluie et de vent âpre fouettant au visage les Mecquois en mauvaise posture, qui s'empêtrèrent dans le « sable pesant » et durent reculer, fuir, en abandonnant un riche butin.

Cette victoire « miraculeuse » terrifia les dissidents, surtout les Juifs. Le victorieux laissa trop voir les inquiétudes qui l'avaient tourmenté, en assouvissant quelques vengeances personnelles : six prisonniers de marque furent mis à mort, et il insulta leurs cadavres gisants; il signala au glaive d'un Musulman une femme -Asmâ, - qui avait composé contre lui des vers satiriques, et un « vieux Juif », auteur également d'une poésie outrageante. Une tribu juive de polisseurs d'épées et d'orfèvres - les Benî-Caynoca,- réfugiée dans un faubourg de Médine, y fut assiégée et exterminée.

Abou-Sofyan, échappé à la fureur des Musulmans, tenant la campagne, saccageait le territoire de Médine. Les Croyants l'affrontèrent avec succès, sans toutefois le vaincre. Cependant, la Mecque convoquait des alliés ; elle envoya bientôt (625) contre Médine une armée de 3,000 hommes, des « femmes furieuses » suivant la troupe, conduites par Hind, « l'épouse d'Abou-Sofyan, qui poursuivait la vengeance « sacrée » de son père, de son frère et de son oncle tués à la bataille de Bedr. Les Mecquois, après avoir suivi le rivage de la mer, campèrent sur le mont Ohod, lançant des bandes de ravageurs jusqu'aux murs de la cité.

A Médine, on délibérait. La situation était périlleuse. Mahomet hésitait à accepter le combat, préférant la défensive. L'impétuosité des « jeunes hommes » prévalut sur les conseils des stratèges : Mahomet dut sortir de Médine avec 1,000 hommes seulement, parmi lesquels un tiers étaient décidés à le trahir. Il s'adossa au mont Ohod, se couvrant de ses meilleurs archers contre les cavaliers ennemis, hardis et redoutés.

Abou-Sofyan harangue ses soldats; Hind chante un hymne guerrier ; tous se précipitent, chacun choisissant son adversaire. Le pone-étendard des Mecquois tombe. Alors les troupes du Prophète, follement, cessent de combattre pour piller le camp des vaincus ; les cavaliers ennemis, conduits par Khâlid, cernent et massacrent les Médinois débandés, un à un, impitoyablement. Un oncle de Mahomet, Hamza, celui qu'on appelait le « Lion de Dieu », succombe. Abou-Sofyan tient la victoire. Les Musulmans se cachent dans les rochers, et les Mecquois, persuadés que Mahomet a péri dans la bataille - un coup de massue a rompu son casque, une pierre lui a brisé une dent, on a vu son corps à terre, inanimé, - retournent à la Mecque, lentement.

L'allégresse des Juifs de Médine fut la plus dure leçon de cette Journée. Les Croyants, consternés, s'éloignaient du Prophète ; Mahomet les ramena en leur dénonçant la perfidie des Juifs, flagrante, en réveillant chez les Arabes la haine de race, volontiers aveugle, et en accusant les archers d'avoir désobéi à Dieu lorsque celui-ci leur avait interdit, par la voix de son Résoul, sans être écouté, de se mêler aux pillards. Dieu s'était vengé ; il fallait attendre de sa miséricorde, avec confiance, une inévitable compensation. Une expédition rapide, heureuse, contre les Juifs Benî-Nadhîr et la répartition de leurs biens aux Musulmans mecquois réfugiés à Médine, rendirent de son prestige à Mahomet.

A la Mecque, des Juifs bannis de Médine conseillaient de renouveler au plus tôt la bataille d'Ohod, d'écraser les Musulmans; ils ne doutaient pas du concours des tribus nomades que la défaite de Mahomet, exagérée, publiée, impressionnait.

Une armée de 10,000 hommes marcha sur Médine, divisée en trois corps, sous la conduite du victorieux Abou-Sofyan, mais avec cette convention, concédée aux Arabes alliés, que chaque chef commanderait les troupes à son tour, pendant une journée. Cette fois Mahomet, imperturbablement, s'enferma dans Médine, un fossé large et profond hâtivement creusé, des remparts de terre élevés sur les points faibles. L'armée d'Abou-Sofyan fut arrêtée net par ces obstacles. Quelques attaques sans résultat et l'échec d'une intrigue qui avait fomenté la trahison d'une tribu juive, - les Caraizha, - inquiétaient déjà les assaillants, lorsqu'une tempête, « signe des volontés célestes », dispersa les Mecquois découragés, entraînant Abou-Sofyan lui-même.

Mahomet ne s'abandonna pas à cette fortune ; évitant la moindre imprudence, il laissa, les fuyards donner aux Médinois le spectacle de leur couardise, estimant les Mecquois et leur chef assez déshonorés. Mais, diversion sans doute nécessaire, il livra décidément les Juifs Caraizha à la vengeance des Musulmans : La ville juive prise, tous les hommes furent décapités, les femmes et les enfants vendus, un énorme butin partagé entre les soldats du Prophète récompensés de leur obéissance passive. Mahomet prêchait et terrifiait ; il était le glaive de Dieu. Les tribus venaient successivement dans sa main, fascinées.

Comme chef de la religion nouvelle, Mahomet ordonna un pèlerinage à la Mecque, « aux lieux saints ». Les tribus arabes, peu religieuses, ne comprenant pas le sens de cette bravade éminemment politique, bien faite pour embarrasser les Mecquois, ne répondirent pas avec zèle à l'appel du Prophète; quinze cents pèlerins seulement se présentèrent, qui partirent chacun n'ayant à la ceinture qu'une seule arme, le kandjar.

A la Mecque, on résolut d'interdire l'entrée de la ville aux Médinois, ce pèlerinage étant considéré comme une ruse de guerre ; des précautions furent prises. Mahomet éluda le choc en modifiant son itinéraire, puis envoya des ambassadeurs chargés d'exposer ses intentions pacifiques. Un traité signé à Hodaïbia régla les conditions d'une trêve de dix années, pendant laquelle tout Mecquois pourrait, sans être molesté, se rendre auprès du Prophète. Cette négociation aboutissait en somme à la consécration de Mahomet « chef des Musulmans », reconnu tel par les chefs de la Cité sainte.

Mais l'importance de ce succès d'ordre diplomatique échappait à la sagacité des Musulmans; ils reprochèrent au négociateur la concession humiliante de l'ajournement à une année du pèlerinage projeté. Vivement, Mahomet se tourna du côté des tribus bédouines qui n'étaient pas accourues à son appel religieux, et proclamant la « grande victoire » morale remportée, il pointa droit à leur fierté, à leur honneur, en les écartant de la communion des Croyants, en les excluant de toute participation aux butins, tant qu'ils n'auraient pas prouvé leur vaillance par une expédition glorieuse hors de l'Arabie. Cette sévérité avait pour but de montrer aux Arabes mécontents que la Mecque eût été réduite et que le pèlerinage se fût accompli, si tous les Croyants avaient répondu à la voix de Dieu; c'était aussi une démonstration politique grave, car elle trahissait les prétentions d'un conquérant, elle annonçait la répartition de butins.

S'estimant en effet, dès ce moment, comme l'égal de tous les souverains, le Prophète écrivit quasi publiquement à l'empereur de Constantinople, à l'empereur d'Abyssinie, à l'empereur des Perses suzerain de l'Yémen, aux gouverneurs de l'Egypte et de la Syrie, leur enjoignant d'adorer le seul vrai Dieu, Allah, de se soumettre à la Parole de son Envoyé. Cette insolente audace, qui enthousiasma les Arabes, était malheureusement tardive. Héraclius reçut cette lettre à Jérusalem (627), alors que, par un retour inespéré de fortune, il venait de reconquérir l'Asie Mineure, de vaincre à Ninive, d'arracher aux Perses « le bois de la vraie Croix », triomphalement restitué aux Chrétiens. Chosroès lut dédaigneusement et déchira la missive du Resoul. Le gouverneur de l'Yémen et celui de l'Egypte, que les victoires d'Héraclius et l'orgueil de Chosroès intimidaient peu, reconnurent la maîtrise de Mahomet.

Une heureuse expédition contre les Juifs de Khaïbar (628) satisfit les guerriers. Le grand pèlerinage à la Mecque, aussitôt repris, - les pèlerins escortés d'une armée de 2,000 hommes, - s'exécuta sans incident (629). Parmi les Mecquois, le vainqueur d'Ohod, Khâlid, et Amr, personnages considérables, se rangèrent à la voix du Prophète triomphant.

Une première incursion en Syrie, mal combinée, échoua, les impériaux s'étant ménagé contre les Arabes musulmans un solide appui chez les tribus « demi-chrétiennes » des déserts du Nord ; une seconde, mûrement conçue, bien conduite, se termina par la fuite des ennemis refusant de combattre : preuve manifeste, aux yeux des Croyants, de l'intervention divine. Il fallait agir sans tarder, sans repos, pendant qu'un éblouissement de gloire empêchait de voir et de critiquer les actes forcément improvisés du dominateur. Mahomet donc, délibérément, rompit la trêve d'Hodaïbia, et sous un prétexte insignifiant - la querelle de deux tribus aux environs de la Mecque, - il annonça une expédition contre la Mère des cités, turbulente.

Abou-Sofyan vint à Médine chargé des remontrances des chefs de la Mecque; Mahomet discuta avec l'envoyé, négocia un arrangement sans suspendre ses préparatifs, sans consulter Abou-Bekr ni Aïcha, dont il redoutait la prudence. Le premier janvier de l'an 630, prêt, il partit avec 10,000 hommes; une semaine après il campait, sûr de la victoire, à une journée du sanctuaire de La Caaba. La légende dira qu'Abbas, « n'ayant plus de doute sur la mission de son neveu », embrassa l'Islamisme; qu'Abou-Sofyan, peu persuadé quant à la « mission » de Mahomet, proclama qu'il n'y avait qu'un seul Dieu », et qu'Abbas « obligea » Abou-Sofyan de compléter sa profession de foi par les paroles sacrées : « et Mahomet est son prophète »

L'armée musulmane, déployée en parade devant le député des Mecquois, l'avait terrifié : « En vérité, s'était-il écrié, s'adressant à Abbas, ton neveu est un souverain très puissant ». Abbas avait riposté significativement : « II est plus qu'un souverain, il est un prophète ».

Abou-Sofyan, rentré à la Mecque, convaincu de la supériorité de Mahomet, évita la ruine certaine de la ville en s'opposant à la résistance désespérée des habitants, que quelques-uns osaient encore conseiller. Ceux qui craignaient les représailles du « conquérant » se réfugièrent précipitamment dans La Caaba.

Le Prophète parut et la Mecque fut occupée sans combat, le gouvernement enlevé à Sad, remis à Kaïs. Le Victorieux se rendit solennellement à La Caaba, toucha de son bâton, avec respect, la « pierre noire », accomplit le rite en faisant sept fois le tour du Temple, procéda à la destruction des idoles et pardonna généreusement aux Mecquois, qui depuis tant d'années n'avaient cessé, avec fureur, de le railler, de le persécuter, de le traiter en irréconciliable ennemi.

L'Islamisme proclamé religion d'État, Mahomet fit connaître, non sans habileté, qu'en attendant leur initiation religieuse, il n'exigerait des Mecquois que les pratiques extérieures du culte nouveau ; et il décréta, en même temps, que la Mecque - au détriment de Médine, trop juive, - exercerait désormais « la souveraineté sur tous les peuples de l'Arabie ».

L'Islam triomphait. Le vainqueur accueillait avec un large esprit de tolérance, au moins apparente, les ambassadeurs qui de toutes parts venaient s'incliner devant son autorité. A telle tribu il permit d'adorer encore pendant une année son idole particulière ; à telle autre il dicta un musulmanisme mitigé ; aux Chrétiens, il se donna comme le continuateur de Jésus ; il faisait à tous des concessions. Auprès de lui, Omar représentait l'intransigeance, assumait la responsabilité de la destruction des idoles, poursuivie malgré « les plaintes et les lamentations des femmes ». Aux yeux de tous Mahomet était un souverain conquérant, bien plus qu'un chef de religion; et c'est par condescendance admirative seulement, non pas en témoignage de « foi », que l'on acceptait les cinq prières assujettissantes, la dîme, un culte qu'il serait facile d'abandonner, pensait-on, lorsque le Prophète ne vivrait plus.

Mahomet se préoccupait surtout, alors, des devoirs de sa souveraineté ; il savait que les Arabes ne lui seraient fidèles que s'il leur apportait de la gloire, et il songeait aux batailles nécessaires, n'osant toutefois s'attaquer à l'Empire que de récents succès avaient consolidé. C'est pour calmer l'impatience de ses guerriers qu'il ordonna l'expédition en Syrie. Mais il comprit que sa vie serait brève, - ses forces diminuant chaque jour, - et voulut achever son oeuvre. Dans un dernier pèlerinage, il dit publiquement : « Allah ! j'ai porté mon message et rempli ma mission » ; retourné à Médine, visitant les tombes de ses amis, il pria, et s'adressant à ceux qui l'entouraient : « En vérité, vous et moi nous avons vu l'accomplissement des promesses de notre Seigneur. Vous êtes bénis, car vous jouissez d'un sort qui est de beaucoup préférable au sort de ceux qui restent auprès de vous ».

Malade, soigné par Aïcha avec un dévouement qui égalait la bonté du maître, Mahomet s'inquiéta des conséquences de sa mort. La foi des Croyants ne lui paraissant pas assez robuste encore pour supporter l'effet de cette « fin humaine » naturelle, prématurée, de l'Envoyé de Dieu, il voulut l'expliquer : Il dit que le choix lui était laissé entre la prolongation de sa vie et « la présence immédiate de Dieu », et qu'il choisissait librement, résolument, la Vue de Dieu. .

Très affaibli, agonisant, il se rendit à la mosquée où Abou-Bekr lisait la prière; et là, d'une voix forte : « Par Allah ! je n'ai rien déclaré permis que Dieu ne l'eût déclaré permis, ni rien défendu que Dieu ne l'eût défendu dans son livre ». Il se plaçait ainsi à la suite des prophètes qui, successivement, avaient parlé au monde la Parole de Dieu, faisait du Coran le recueil même - le Livre, - de la Parole divine. S'adressant à Osâma, qui avait le commandement de l'armée prête pour la campagne de Syrie : « Va en avant, et que la bénédiction de Dieu soit avec toi! » II mourut ce jour-là (632), dans sa maison, « la tête sur le sein d'Aïcha », en une agonie douée, appelant Allah à son aide, voyant Gabriel près de lui et le suppliant de s'approcher plus près encore, exprimant sa dernière invocation : « Allah ! accorde-moi ton pardon et réunis-moi à mes amis là-haut... pour l'éternité, dans le paradis ! »

L'admirable longanimité de Mahomet, en butte dès les premières heures de son action à toutes les moqueries, à toutes les difficultés, caractérise son génie. Une froide incrédulité accueillit ses premières paroles dans sa propre famille, et lorsque, séduits, les siens adhérèrent à sa doctrine, celui qui se dévoua d'abord, Ali, le fit en ces termes: « C'est moi qui serai ton frère, ton lieutenant, ton vicaire, apôtre de Dieu... Je te seconderai ; et si quelqu'un te résiste, je lui briserai les dents, je lui arracherai les yeux, je lui fendrai le ventre, je lui casserai les jambes ». Abou-Taleb, effrayé, supplia Mahomet de renoncer à sa mission : « Quand on viendrait à moi, répliqua Mahomet, le soleil dans une main et la lune dans l'autre, je ne reculerais pas ». En effet, s'il consentit à des atermoiements, à des « arrangements » qui lui furent reprochés, et dont quelques-uns restent au moins singuliers, il ne recula pas.

Abou-Taleb, convaincu de l'impossibilité d'arrêter Mahomet dans sa voie, et Khadîdja, dévouée, le soutinrent; Omar un jour faillit le tuer. L'influence de ce violent, après sa conversion, ne fut pas étrangère au zèle batailleur des Musulmans. La famille de Mahomet, sauf Abou-Taleb et Khadîdja, sa femme, ou le découragea, ou le compromit. Sa vie, racontée, se simplifie en une série courte, frappante, d'incidents et de faits où l'intervention miraculeuse de Dieu sembla se manifester contre les compatriotes mêmes du Prophète, aveugles, sourds, méchants. Réformateur inspiré et héros national, les Croyants et les Patriotes le regrettèrent, et lorsqu'ils s'avisèrent d'énumérer les faits de persécution ou d'entêtement dont ils se sentaient coupables, peut-être éprouvèrent-ils la crainte salutaire d'un châtiment céleste ? C'est pourquoi la mort de Mahomet inaugura pour ainsi dire le Mahométisme.

L'existence de Mahomet se résume lumineusement dès sa mort : Lorsqu'il dogmatise (610), la Mecque tout entière se dresse pour la résistance, l'accable de railleries, d'injures, d'outrages ; ses partisans sont contraints de s'enfuir en Abyssinie, tandis que lui, « chargé d'affronts » , se retire dans les cavernes du mont Hira (616-619). Menacé de mort, il se réfugie à Médine (16 juillet 622 : commencement de l'Hégire). La nécessité de se défendre par les armes complique sa réforme religieuse, son oeuvre morale, d'une action guerrière incessante : Attaque d'une caravane mecquoise (622); bataille de Bedr, qu'il conduit « assis sur une trône de bois », et qui se termine par une victoire miraculeuse, décisive (624); défaite d'Ohod (626), qui envenime la guerre civile, atroce; hostilité des tribus juives à châtier; coalition des Mecquois et de tribus arabes l'assiégeant dans Médine, « guerre des nations ou du fossé » (627); expédition contre les Juifs de Khaïbar; entrée à la Mecque (629)... actions historiques fixant les destinées belliqueuses de l'Islamisme.

La légende, aiguillonnée sans doute par le besoin de tenir en haleine les imaginations arabes, imprimait à cette rapide histoire le caractère d'une épopée vécue, d'une oeuvre mystérieuse, d'un cycle divin. Enfermé dans Médine, anxieux, Mahomet travailla de ses mains, avec ses guerriers, à creuser le fossé défensif; un coup de pioche ayant fait jaillir des étincelles : « La première de ces étincelles, s'était-il écrié, m'apprend la soumission de l'Yemen, la seconde la conquête de la Syrie et de l'Occident, la troisième la conquête de l'Orient », conception d'un Empire universel, arabe, tel que les Juifs l'avaient rêvé, tel que les Romains l'avaient presque réalisé, tel que le Catholicisme le préparait, programme fatal où le Mahométisme devait se perdre, dispersant la nationalité arabe.

A Médine - désormais la « ville du Prophète », - Mahomet subit le contact néfaste des Juifs, qu'il tâche de gagner, qui paraissent répondre à son appel, et qui le trompent, le trahissent. Il leur pardonne, ne renonçant pas à l'espoir de les accaparer, rêvant de les réunir aux Chrétiens grâce à la concordance de leurs « saintes écritures », prêt à faire de l'Islamisme une religion unique englobant, sous la providence d'un seul Dieu, - Allah, - les enfants d'Israël et les sectateurs de Jésus. « Les Juifs disent : les Chrétiens ne s'appuient sur rien ; les Chrétiens disent : les Juifs ne s'appuient sur rien; et cependant [les uns et les autres] ils lisent les [mêmes] Écritures »; et le Coran « confirmait ces Écritures ». Joué, berné, Mahomet s'irrita; les Juifs lui furent en abomination : « les Juifs plus avides de vivre que tous les autres hommes, que les idolâtres même », les Juifs meurtriers de leurs prophètes, les Juifs assassins de Jésus !

Adversaire des Juifs, qu'il méprise, et dont le crédit était considérable, ne pouvant se rattacher au Christianisme qui, par la faute des princes de l'Yemen, était maintenant la religion ennemie des Arabes, Mahomet devait suivre la voie ouverte par les hanifes, ses précurseurs, ordonner le renversement des idoles encombrant La Caaba : « La vérité est venue ! que le mensonge disparaisse ! » Or, cet acte d'énergie ne pouvait s'exécuter que les armes à la main. En même temps, la guerre de Syrie, où le fanatisme musulman s'accrut d'un succès inespéré, semée de péripéties extraordinaires, fabuleuses, mit le réformateur dans l'obligation de combattre sans cesse et de triompher.

En Syrie, revêtu de la « robe verte », symbolique déjà, montant sa « mule blanche », légendaire en Arabie, Mahomet n'avait eu qu'à paraître pour épouvanter les Romains. Au choc, Djafar, le fils d'Abou-Taleb, cinquante-deux fois blessé, les deux mains coupées, brandissait encore en ses bras mutilés l'étendard victorieux de l'Islamisme. L'Envoyé de Dieu était un irrésistible conquérant. Les Croyants constataient, selon l'affirmation du Prophète, qu'Allah augmentait ou diminuait, suivant les cas, aux yeux de ses « guerriers », le nombre de leurs ennemis, pour stimuler l'ardeur de ses élus, pour leur assurer la victoire. Avec quel élan, désormais, les Musulmans s'attaqueront aux légions innombrables, puisque l'apparente multiplication des adversaires n'est qu'une « ruse de Dieu » favorable aux Croyants !

Les textes de la Bible hébraïque, faute d'autres, fournirent à Mahomet l'esprit et la lettre de sa politique d'extermination : « II n'a jamais été donné à un prophète de faire des prisonniers sans commettre de grands massacres ». La guerre, comme en Israël, fut chose sacrée, chose sainte : « Ceux qui ont cru et quitté leurs foyers pour combattre dans la voie de Dieu, ceux qui ont donné asile au Prophète et l'ont assisté, ceux-là sont les véritables Croyants », dit le Livre.

Entré à la Mecque en conquérant, Mahomet reçut l'hommage des chefs de l'Yemen et du Mahrah, des princes de l'Hadramaut, de l'Oman, du Bahreïn. L'Arabie entière l'acclamait comme prince, comme souverain. Aucune prédication n'avait apporté la doctrine nouvelle aux tribus errantes, lointaines ; le prestige de Mahomet s'était répandu en Arabie centrale avec cette rapidité d'impression identique qui fait frissonner le désert lorsqu'un grand événement s'accomplit. Le Coran était encore inconnu à ces hommes partout disséminés ; ils ne savaient que la puissance irrésistible du Prophète, et jugeaient logique, d'instinct, que cet « homme unique » fût l'exécuteur des volontés d'un « unique Dieu ». La monarchie victorieuse justifiait, imposait le monothéisme ; de même que les exigences du prosélytisme musulman, politique et guerrier, expliquaient les promesses et les menaces, dans l'au-delà, de l'Envoyé de Dieu : « Quiconque tournera le dos au jour du combat, à moins que ce ne soit pour revenir à la charge ou pour se rallier, sera chargé de la colère de Dieu ; sa demeure sera l'enfer ! »

Les dernières années de Mahomet avaient été particulièrement tristes; on le contredisait, on le critiquait avec injustice, on affectait de se méprendre sur ses intentions, on ne comprenait pas d'ailleurs ses condescendances, ses concessions ; certains de ses actes - les plus politiques, - froissaient. N'avait-il pas, un instant, pactisé avec les idolâtres pour gagner les Mecquois? n'avait-il pas admis que des tribus arabes à son service conservassent leurs divinités? D'autres griefs, précisés, fomentaient des émeutes : Les Juifs de Médine l'accusèrent - lorsqu'un très grand nombre de Mecquois se réfugièrent dans la ville à titre d'émigrés fidèles au Nabi, - d'avoir rendu la vie plus difficile par ce surcroît de population ; et il dut légiférer à nouveau sur le droit aux butins, pour qu'on cessât de dire qu'il s'appropriait le fruit des victoires. En effet, ses premières déclarations, mal conçues, choquaient : « Le butin appartient à Dieu et à son Envoyé », avait-il dit d'abord. Une répartition irréprochable corrigea cette erreur.

Mahomet vit l'Islamisme, à peine vainqueur, non fondé, s'affaiblir déjà de divisions navrantes : « Tu ne seras point de ceux qui scindent leur foi et qui se partagent en sectes »; il dut, pour l'exemple, montrer la supériorité des infidèles, qui « s'assistaient mutuellement »... « Si vous n'agissez pas de même, dit-il, le désordre et de grands maux envahiront le pays ». Chaque jour Mahomet répondait par un prêche, une allocution, un conseil - une « sourate » - aux nécessités de l'heure ; le recueil de ces sourates forma le Coran.

Mais les paroles du Prophète, bien que répétées, répandues, souvent admirées, n'eurent chez les contemporains qu'une efficacité relative ; les Arabes en voyaient trop la source, l'intérêt immédiat, et ne pouvaient s'empêcher d'en noter les contradictions. L'originalité de Mahomet surtout faisait son succès, servait le mieux sa propagande; l'enthousiasme de ce « voyant », dans le sens à la fois naïf et élevé du mot, qui contrastait si étrangement avec l'intelligence déliée des Arabes, lui valait le respect, un peu craintif; des victoires indéniables consolidèrent son autorité.

Les adversaires de Mahomet s'attaquèrent surtout à sa personne, parce que sa personnalité, bien plus que sa doctrine, séduisait : Ils attribuaient à Dieu - le Resoul s'en plaint clairement - les biens conquis, et rendaient responsable « le prophète de Dieu » des moindres maux dont on souffrait. Cette sournoise accusation, colportée par les Juifs, se fit dangereuse; on qualifia de « démoniaques » les oeuvres du fondateur de l'Islam, on le persécuta : « Ceux, dit une des premières sourates, qui font du mal à l'apôtre de Dieu éprouveront un douloureux châtiment ». On se moquait des révélations par lesquelles l'apôtre s'étayait : « Vous riez ? Dieu fera sortir au grand jour ce que vous appréhendez ! » Les Musulmans retombés a l'idolâtrie ou au Judaïsme se montraient les plus acharnés. Une page du Coran fait allusion au « dessein » d'assassiner le Prophète. Mahomet en arriva à ne pouvoir prouver sa mission que par ses conquêtes : « Ne voient-ils pas [ceux qui résistent au Musulmanisme] que nous avons pénétré dans leur pays et que nous le rognons autour d'eux ? » II justifiait son élection à l'aide de l'Ancien Testament et de l'Évangile : « Nous avons envoyé des apôtres, dit Dieu, vers chaque peuple... »

Les Écritures ayant annoncé la venue d'un Prophète, et la victoire devant manifester l'élu, l'Envoyé de Dieu, le Resoul, des « prétendants » surgirent : Tolaïka, dans le Nedjed; Moçaïlama et Aïhala - El-Asvad, le Noir - dans l'Yemen. Mahomet apprit l'assassinat d'el-Asvad, mais il mourut avant de connaître l'issue d'une provocation de Moçaïlama, dédaigneusement repoussée. Cette crainte d'imposteurs qui auraient pu saper son oeuvre en divisant les Arabes, détermina le réformateur à déclarer qu'il serait, par la volonté de Dieu, le dernier de ses Envoyés : « Mohammed n'est le père d'aucun homme parmi vous. Il est le sceau des prophètes ».

La mission du dernier resoul fut donc celle d'un guerrier suscité par Allah pour octroyer à son peuple, pourvu qu'il soit fidèle, la prédominance sur la terre; à cette oeuvre tout, même les pratiques religieuses, devait être subordonné : « Quand vous entrerez en campagne, il n'y aura pas de péché d'abréger vos prières si vous craignez que les infidèles ne vous surprennent; les infidèles sont vos ennemis déclarés ».

Mahomet mourut trop jeune pour que le Musulmanisme eût un autre credo. On raconte - et la légende pourrait être historique, - qu'aussitôt Mahomet expiré, Omar harangua le peuple, se montra « le sabre à la main », prêt à « abattre la tête de quiconque oserait dire que le Prophète n'était plus.». Les héritiers du Resoul acceptaient sa succession, toute, aussi largement entendue que possible : le gouvernement souverain de la Mecque, du Hedjaz, de l'Arabie, la domination universelle, finalement, telle que Jéhovah l'avait promise aux Benî-Israël. En se convertissant à l'Islamisme, Abou-Bekr avait changé son nom d'Abd-el-Caaba, « Serviteur de La Caaba », en celui d'Abd-Allah, « serviteur de Dieu ». Les serviteurs de Dieu, à leur tour, rêvaient la conquête du monde.

CHAPITRE XX

Origines du Coran.

- Rédaction.

- Dogmes, législation, morale, politique.

- Versets et sourates.

- Les Fidèles.

- Monothéisme et monarchie.

- Bonne foi et dévouement de Mahomet.

- Le Prophète pacifique.

- Influence de Médine l'Asiatique.

- Les femmes du Resoul.

- Juifs et Chrétiens.

- Le texte du Coran : style.

- Le Livre.

- Cycle poétique fermé.

- La langue arabe.

-Adversaires de Mahomet.

- Le Coran historique.

Il ne semble pas qu'à l'origine Mahomet eût l'intention de léguer aux Musulmans un Livre où se résumerait sa doctrine. Au jour le jour, suivant l'inspiration et les circonstances, dogmatisant, il instruisait ou conseillait, et l'on recueillait ses paroles. Parmi ses auditeurs, les Coréischites « moqueurs et incrédules » réclamaient, en manière de plaisanterie, toute « l'oeuvre écrite » du réformateur; Mahomet répondait qu'achever le « livre » ce serait leur nuire, que Dieu était le maître de ses révélations. Irrespectueux, les Mecquois notaient donc en souriant, « par parties », ce que Dieu faisait « descendre pour eux », disaient-ils avec malice. Chaque sourate, révélée, aussitôt « donnée » par le Prophète, subissait parfois des modifications, tel verset supprimé et remplacé par une autre sentence, tel passage antérieur contredit par une révélation nouvelle. La collection de ces « morceaux » fut d'abord un recueil sans lien, sans suite, disparate.

Reflétant les vicissitudes de la vie de son auteur, l'oeuvre écrite de Mahomet devait être surtout dogmatique à la Mecque, législative et morale à Médine, principalement politique après le triomphe devant La Caaba. Chaque déclaration, courte, impérieuse, formait un « verset ». Une série déterminée de versets reçut la dénomination de sourate, c'est-à-dire « série de pierres » ayant servi à l'édification d'un mur, à la construction d'un monument. Le mot Coran, appliqué à la totalité des sourates, signifiait « lecture ».

Pratiquement, Mahomet comprit qu'il n'exercerait un ascendant sur les Arabes qu'en exaltant leur enthousiasme, en évoquant les nobles images de leurs ancêtres, en s'appuyant - pour les retenir après les avoir attirés - sur ce « point d'honneur » seule loi dans les tribus. Aucun peuple, Hérodote l'avait dit, n'était plus que les Arabes respectueux des traités conclus, des « paroles données ». Dès ses premières prédications, Mahomet s'était heurté à l'opposition intéressée des Mecquois, et, connaissant leur inconstance, leur égoïsme frondeur, il s'était tourné du côté du désert, s'adressant aux Arabes, sourd aux sarcasmes, pressentant avec exactitude l'avenir, choisissant bien ses adeptes.

Délivré des Mecquois, d'un « auditoire » malveillant, parlant désormais sans frein, sans critique, et peut-être sans assez de circonspection, de préparation, très surexcité, le Prophète subit les accès du mal dont il souffrait, l'épilepsie. Une extraordinaire acuité d'émotion l'éperonnait à chaque crise, et, d'instinct génial, ayant la hâte d'achever son oeuvre, il ramenait tout à son propre pouvoir, préconisant ensemble, logiquement, le monothéisme et la monarchie. De très bonne foi, certes, étonné lui-même de la grandeur de sa conception, de la clarté de sa formule, oubliant qu'il en devait l'idée à la Bible hébraïque et à l'Évangile, Mahomet crut sincèrement à l'intervention divine lui dictant les paroles puissantes par lesquelles il définissait sa mission. Dans la fièvre intense qui précédait sa crise ordinaire, il « voyait » l'ange Gabriel, le paradis. Dieu peut-être, et cet instant de joie extatique l'affermissait dans sa foi.

Cette foi incontestable, qui aurait dû l'entraîner aux pires infatuations, tant fut évidente sa sincérité, ne troubla point le parfait équilibre de sa raison calme, droite. Il se dévoua à son apostolat comme il avait dévoué sa jeunesse à ses devoirs mercantiles, c'est-à-dire avec l'entière intelligence de sa situation ; il se montra charitable envers les faiblesses humaines comme il l'avait été, commerçant heureux, envers les pauvres. Prophète, élu de Dieu, on le verra aidant ses femmes dans sa maison, trayant ses chèvres, réparant de ses mains le désordre de ses vêtements, de ses chaussures. Sa « demeure » était constamment ouverte ; mille traits signalent les délicatesses de son hospitalité. Sa bienveillance était extrême; la « crainte d'affliger » fut son scrupule dominant, et il ne put s'en affranchir, - à ce point, qu'on le lui reprocha comme une faute.

La certitude du succès final lui inspirait cette patience, cette modestie, cette inexprimable mansuétude qui caractérisent les premières années de sa mission. Au moment de ses rudes batailles, il s'écrie encore : « Vingt hommes fermes d'entre les Croyants terrasseraient deux cents infidèles ! » II ne doutait pas de l'aide toute-puissante de Dieu. Combien de lâchetés, de tromperies, de trahisons faudra-t-il, pour que le « doux prophète », courroucé, furieux, en appelle à la violence et, impitoyable alors, mente à sa propre nature ? On l'avait justement surnommé El-Amin : l'Homme sûr. L'oraison funèbre prononcée par Abou-Bekr, soulevant le voile qui couvrait le cadavre de Mahomet, est un éloquent témoignage : « Doux tu as été pendant ta vie, doux tu es encore dans la mort ».

Arabe, et Arabe pur, Mahomet alliait un sens très fin d'observation pratique à cette nonchalance morale qui distingue le bédouin libre, imprévoyant; il percevait très vite le mobile des actions humaines et se confiait cependant trop, au lieu de s'en éloigner, à ceux qui devaient le trahir, - tels les Juifs de Médine, incorrigibles, auxquels il fit tant d'inutiles, de compromettantes avances. Il demeura modeste et loyal malgré tous les déboires, jusqu'à l'heure des catastrophes. Le Coran exprime bien son esprit ferme, sa parole concise, sa sensibilité excessive, - les odeurs désagréables l'incommodaient, et quand il souffrait, il pleurait comme un enfant, - sa mélancolie, due sans doute à la tristesse de sa première enfance, et surtout sa tendresse; on le remarqua parmi les Arabes parce que, contrairement aux usages, il « caressait ses filles ». L'inaltérable longanimité de Mahomet et son admirable simplicité restèrent proverbiales.

Mahomet n'eut pas l'occasion d'illustrer son courage, mais du moins son sang-froid pendant les batailles ne saurait être contesté, puisque les Arabes vrais, ces « guerriers fiers et libres », lui obéirent, servirent sa gloire. Il n'aimait pas la guerre; c'est malgré lui, c'est entraîné par les événements que l'Islamisme se fit belliqueux, brandit le glaive. Chef d'État beaucoup plus que prophète, il subit son devoir de souverain ; encore essaya-t-il, à son détriment, par exemple à Médine, d'organiser un gouvernement pacifique.

Les Arabes, les Sarrasins, qui avaient jadis couronné et « adoré » Julien à cause de sa bravoure, reconnaissant en Mahomet le « souverain du monde entier », ne devaient pas le laisser en repos. Les perfidies enfin l'exaspérèrent : « Si tu appréhendes quelque trahison de la part d'une peuplade, enseigne-t-il, rends-lui la pareille; Dieu n'aime point les traîtres ».

De même qu'il avait un instant pactisé avec l'idolâtrie pour ménager les idolâtres, et consenti presque à faire du Coran le complément de la Bible pour arriver plus vite à l'unité de religion qu'il rêvait, ainsi Mahomet, par des concessions politiques, avait tenté de concilier « les deux villes », les Coréischites de la Mecque et les Médinois. Les moqueries, les menaces, les complots, les guets-apens auxquels il opposa un « front toujours serein », une humeur égale, une bienveillance inlassable, finirent cependant par l'irriter ; le Prophète n'est plus le même, évidemment, après sa fuite de la Mecque, ses disciples l'ayant suivi.

La rivale de la Mecque, Médine, fière de son opulence, de ses négoces lucratifs, que les Juifs pratiquaient, de sa prépondérance en Arabie, vit avec satisfaction venir à elle Celui que les Mecquois expulsaient et dont la réputation était déjà considérable; tandis que la fortune de la Mecque, précaire, ne résisterait pas, pensait-on, à un bouleversement religieux. Mais la ville juive, la ville asiatique, Médine, exerça son influence délétère sur Mahomet qui, se sachant enfin obéi, crut pouvoir tout se permettre. C'est là qu'on le vit se livrer étrangement à des caprices de satrape, se constituer un harem, inaugurer une politique de ruse, d'ambition, de vengeance ; c'est lui, maintenant, qui dicte à l'ange Gabriel les versets qu'il juge « utiles », son prophétisme sera désormais comme imposé à Allah.

Fidèle pendant vingt-cinq années à une femme unique, Mahomet, à Médine, laissant libre cours à sa passion, comptera dans son harem jusqu'à quatorze épouses « légitimes », alors que son propre code, sa loi, le Coran, n'en permet que quatre; et les concubines, dans sa maison, se multiplièrent suivant les rencontres. Ses premières « unions » après Khadîdja pouvaient servir son ambition : la veuve Sauda, croyante très fidèle récompensée ; Aïcha, la fille d'Abou-Bekr, qu'il s'attachait ainsi indissolublement; Hafça, la fille d'Omar; Omoe-Salima, la veuve d'un guerrier mort à Ohod; puis il enlève la « très coquette » Zaïnab, la propre femme de Zaïd, son fils adoptif, - une sourate régularisant l'inceste, de même qu'une révélation justifiera sa conduite envers Aïcha, partie un instant de son harem. Dieu ayant déclaré son innocence : « Qu'avez-vous, s'écrie impérieusement Mahomet, à vous occuper des choses qui me concernent seul ? Comment avez-vous l'audace de calomnier ceux qui habitent ma maison ! »

Le Coran, dès lors, légifère en conséquence des incidents de la vie du Prophète. Désormais, quiconque accusera d'adultère une femme devra produire quatre témoins, à peine de quatre-vingts coups de fouet. Comme on reprochait à Mahomet d'avoir ouvert son harem légitimement à la juive Safia, il dit à Safia de répondre elle-même à ceux qui la nomment « fille de juif et de juive » pour l'insulter : « Aaron est mon père. Moïse est mon oncle et Mahomet est mon époux ». Mahomet s'enlizait dans l'asiatisme.

Il avait espéré fondre en un livre unique, le Coran, les préceptes de l'Évangile et les lois des Juifs - comme le Bouddhisme était issu des oeuvres védiques et brahmaniques, - et il préconisa la foi au Livre par excellence.

Il dit que Jésus « fils de Marie » avait confirmé le Pentateuque et que Dieu avait donné aux hommes l'Évangile pour sceller cette confirmation, verset contradictoire au regard d'autres versets, ce qui prouve que Mahomet ignorait le texte des Écritures. Cet essai, du moins, lui démontra l'inanité de sa tentative; il constata l'inaccessibilité des Juifs et l'incompatibilité des doctrines chrétiennes avec les lois musulmanes.

Sa sympathie pour les Chrétiens « sans orgueil » persista; sa haine des Juifs devint irrémissible, les colonies juives, « laborieuses et avides », toujours à part, à Médine comme à la Mecque, perfides, accapareuses, décidément de race autre que la race arabe. Les Chrétiens, en Abyssinie et en Syrie, n'étaient pas hostiles au Coran, certains d'entre eux s'émouvaient au charme de la parole d'Allah ; mais le Christianisme, lorsqu'on l'écoutait, nommait Théophile, qui avait été l'instrument de Constantin dans l'Yemen, et c'est un Chrétien, Otsoeân, qui avait failli livrer la Mecque ! L'esprit de tolérance des Arabes, enfin, ne pouvait comprendre le prosélytisme persécuteur des convertis à Jéhovah ou à Jésus.

La malédiction de Mahomet s'appesantit donc sur les Juifs, tandis qu'à ses yeux les Chrétiens n'étaient que des « égarés ». Cependant la scission était définitive; le Prophète renonçait à la conciliation : Dire que le « fils de Marie » était Dieu c'était blasphémer, Jésus n'étant qu'un homme « né d'une femme », un apôtre, un prophète sans doute, mais un homme, rien qu'un homme, un « homme se nourrissant de nourriture ».

Or, tout en écartant les Juifs et les Chrétiens, Mahomet composait son Livre à l'aide de la Bible, des Évangiles, du Talmud et d'haggadas (narrations), par effort de mémoire, suivant ce qui lui avait été raconté, car il ignora les textes originaux. Son judaïsme était incertain, dénaturé; son christianisme faux, quelquefois absurde. Les sourates recueillies par Abou-Bekr et Omar formaient une collection précieuse, unique, car les disciples du Résoul et les Musulmans qui auraient pu redire les paroles du Prophète avaient péri dans les batailles livrées pour la « cause sainte ». L'écrivain familier de Mahomet, Zaïd-ibn-Thâbit, fut chargé de classer le recueil des versets qu'Abou-Bekr avait confié à Hafça, la veuve du Prophète. Othmân devait en publier plus tard le texte revisé, qu'avaient altéré des erreurs de mémoire, texte qui nous est parvenu, dont l'authenticité en tous ses termes peut être critiquée, mais dont l'ordre chronologique - ce qui est capital pour l'histoire du Mahométisme,- est à très peu près absolu.

Dicté verset par verset, au jour le jour, écrit sur des feuilles de palmier ou des palettes d'os de mouton, le Coran est une oeuvre littéraire d'un style attachant, d'une poésie particulière, quoique non rythmée. Coupé « pour être récité aux hommes petit à petit », -chaque verset (aya) formant, pourrait-on dire, un tout achevé, - le Coran, inspiré par Dieu, est rédigé en langue arabe « pour que les Arabes le comprennent », prose laconique, sentencieuse, tantôt langage d'oracle autoritaire, et tantôt parole persuasive, allongement de phrases enlaçantes, mais oeuvre d'exécution purement humaine, d'un tour parfois gracieux, parfois lourd, suivant que Mahomet parle aux Mecquois, dont la langue est poétique en sa vigueur pleine, ou aux Médinois prolixes, dont l'idiome est pesant, incertain, compliqué, avec, ça et là, suivant les circonstances, des vocables juifs, syriaques, éthiopiens.

La poésie du Coran se résume en un entassement de métaphores, la plupart imitées, anciennes. Mahomet, d'ailleurs, se défendait d'être un poète, ne dissimulant même pas son aversion pour la poésie en soi, prétendant à une prédication seulement sage, prosaïque, pratique : « Invoquerons-nous, à côté de Dieu, les divinités qui ne peuvent ni nous être utiles, ni nous nuire ? » II était logique, en effet, que pour déraciner l'idolâtrie Mahomet - comme le faisaient les Pères de l'Église chrétienne, - éloignât d'abord les poètes dont les oeuvres nuisaient à sa mission.

Le Coran devait tenir lieu de tout; chaque époque avait eu son prophète et son « livre sacré » ; Dieu, qui a entre ses mains « la mère du livre (omm-el-kitab') », avait fait « descendre du ciel » le Coran ; il n'était besoin d'aucune autre écriture. Le Prophète de Dieu, comme par ordre, fermait donc l'ère de la poésie épique en Arabie. Il abolit le concours annuel d'Ocazh, fit substituer dans les poésies récitées le mot Allah aux noms des divinités locales, ce qui obscurcit les textes classiques, troubla les mémoires, supprima le charme des vers, ruina la poétique. Mahomet, aussi, dans une certaine mesure, désarmait des adversaires redoutables en Arabie, car c'est des poètes, hommes et femmes, qu'il avait reçu, en ironies très acérées, les plus rudes coups. Il ne voulut pas, malgré l'attrait réel de sa parole, qu'on le qualifiât de poète; il ignorait, semble-t-il, les lois les plus essentielles de la versification ; la chute d'un mot rompant le nombre d'un vers ne le choquait pas.

Cependant, livre unique, le Coran fixa la langue arabe, en arrêta le dictionnaire; les fautes de grammaire relevées dans le Livre devinrent des règles. Les poètes du Hedjaz ayant fourni le fond de la langue, on les consulta plus tard pour l'interprétation des versets du Coran, ce qui, malgré le Prophète, sauva une littérature condamnée. La rédaction de Mahomet, hésitante, saccadée, mêlée d'idées et de vocables étrangers, resta de pur arabe, parce qu'il s'adressait le plus souvent aux Arabes du Désert dont le dialecte ne variait pas, était classique. L'unité de langue consacrée par le Coran aida l'unité de religion et de nationalité que poursuivait Mahomet.

On objectait que le Livre n'était pas original, qu'il reproduisait des textes anciens, qu'il ramenait à des religions proscrites; Mahomet supportait ces objections sans y répliquer, évitant avec raison de discuter : « Si une partie de vous, disait-il, croit à ma mission tandis que l'autre la rejette, prenez patience, et attendez que Dieu juge entre nous ». On l'accusa de rééditer des contes, et il ne répondit pas davantage. On dit qu'il se faisait instruire, chez lui, parDjebr-er-Roumi, un «Romain d'Orient», très érudit, par Djbr et Yesar, qui savaient tout le Pentateuque et tout l'Évangile; par Salman, qui connaissait les livres de la Perse ; et il laissait dire, se donnant comme un « homme » que Dieu inspirait comme il avait jadis inspiré d'autres prophètes, de telle sorte que même un plagiat ne pouvait lui être imputé.

Ces critiques, ces attaques lui importaient peu, en somme, sa maîtrise étant due bien plus aux sympathies du peuple, dont il représentait absolument les tendances, les besoins, les voeux, qu'à ses paroles révélées. A sa voix les idoles tombèrent, en effet, avec la même facilité et la même promptitude qu'en Gaule celle des divinités d'un paganisme déconsidéré. Si quelques-unes de ses habiletés, faiblesses critiquables, nuisirent à sa prédication active, c'est qu'il était, lui, en avance sur les hommes qui l'écoutaient, qui le suivaient, qui faisaient son oeuvre.

Le Coran, en son ordre chronologique, note vigoureusement les impressions successives du fondateur de l'Empire arabe et du peuple qui, paraissant lui obéir, le dirigeait. Les trois premières sourates, contenant le credo et le pater musulmans, expriment la foi du Prophète, son humanité : « Tous ceux qui ont cru et fait le bien seront sauvés » ; et plus loin, catégoriquement : « Point de contrainte en religion ». Elles trahissent aussi, ces premières sourates, les désillusions du réformateur à la fois chef religieux et chef politique, législateur et moralisateur, forcé de renoncer à cette union qu'il avait rêvée du Judaïsme et du Christianisme, des deux Testaments, des deux religions, dans l'adoration d'un Dieu unique, au sein d'une unique nationalité. L'opiniâtreté des Juifs avait ruiné cette conception.

De la quatrième à la neuvième sourate, Mahomet se ressaisit, s'isole presque, préparant son peuple et son succès, non sans hésitations, sans angoisses. Le jugement dernier est son arme préférée; pour gagner le ciel, une mort glorieuse dans les voies d'Allah est le meilleur moyen. La guerre est l'épreuve céleste. Comme Zoroastre, il proclame la bonté de la Providence et réglemente sainement la vie matérielle des Croyants : Par ses oeuvres, l'homme achète sa joie dans l'éternité ; le paradis ne lui sera ouvert que s'il demeure fidèle. Une érudition factice, ça et là complaisante, prête une certaine autorité au discoureur véhément; car il accuse, il objurgue, il dénonce, rappelle les dissidents en leur promettant le pardon, tantôt au nom du Jéhovah biblique, irascible et destructeur de ce qui l'offusque, tantôt au nom du Dieu évangélique, extrêmement bon « pourvu qu'on n'adore que lui ».

De la dixième à la dix-huitième sourate, Mahomet dogmatise. Son Dieu est créateur et administrateur, le Coran est sa parole infaillible. Les oeuvres du démon combattent les oeuvres de ce Dieu, dont « la clémence est sans bornes » ; il faut résister à cette permanente tentation, car Éblis travaillera contre Allah, au détriment des hommes, jusqu'au jour de la résurrection. En même temps, le politicien se prémunit, car les Arabes s'éloignent de lui; un prodige, bien fait pour frapper leur imagination toujours amie du merveilleux, un miracle - le seul que Mahomet relate, - les ramènera, en leur apprenant combien le Prophète est « dans la main de Dieu », un Dieu qui, en une nuit, a transporté son Envoyé de la Mecque à Jérusalem ! Miracle effrayant en son allégorie manifeste, car il peut vouloir dire que si les Arabes méconnaissent Allah et son prophète, Allah enverra son prophète aux Juifs et Jérusalem resplendira des gloires promises à la Mecque.

Et Mahomet, serviteur de Dieu, habilement soucieux de la fierté des Arabes, s'applique à se diminuer, se fait accueillant, modeste, humble, quoique résolu à obéir à Dieu. Alexandre le Grand, agissant par ordre de Dieu, fut un prophète ; qui sait si, dans les vues d'Allah, Mahomet n'est pas destiné à succéder à Alexandre pour assurer aux Arabes la domination universelle ? Quel est, en effet, actuellement, le Peuple de Dieu ? Les Juifs ? ils sont punis, abandonnés, dispersés ! Les Chrétiens ? est-ce que Dieu peut avoir un fils ? un fils qui serait Dieu ? un Dieu qui serait mort ? C'est un mensonge...

De la dix-neuvième à la trente-troisième sourate, Mahomet ne dissimule même pas - et le pourrait-il ? - l'évolution radicale effectuée. Il renonce à l'appui des Juifs, tâche de se rapprocher des Chrétiens, compte sur les Arabes et s'installe à Médine tel qu'un souverain ; Dieu lui dit : « Nous ne t'avons pas envoyé le Coran pour être malheureux ». Le Prophète s'affirme chef d'État, assigne un délai à ses sujets pour leur conversion. C'est, la période glorieuse, pendant laquelle il ose vivre en monarque érigé au-dessus des lois, - lois qu'il a édictées pour les autres, - écartant de soi les familiarités, annonçant et menaçant, se faisant une arme des mystères de la vie future, des récompenses et des châtiments inéluctables, en un style quasi brutal, en versets courts, impératifs. C'est alors qu'il remplit son harem scandaleux, qu'il condamne la poésie et les poètes, déclare que la Foi ne suffit pas, que 1' « épreuve de la Foi » est indispensable.

Le Coran, ici, reçoit quelques feuillets naïvement historiques sur la guerre des Perses et des Grecs, un essai de critique littéraire à propos du « sage » Locman, une interdiction de lire les oeuvres des conteurs, proscription systématique de tout ce qui peut distraire de l'oeuvre du Prophète. Les compagnons « guerriers » de Mahomet sont les Princes de l'Islamisme, « alliés ou confédérés », il est le « Prophète des Arabes »; sa mission est de leur enseigner la connaissance de l'unique Dieu. Par ce Dieu, qui l'a choisi à l'exclusion de tous autres au monde, Mahomet comblera sa Nation de richesse et de gloire; il inaugure une dynastie.

De la trente-quatrième sourate jusqu'à la fin du Livre, ce ne sont qu'anathèmes et lamentations. La nation n'a pas répondu à l'appel du Prophète ; on le traite de « démoniaque », de « magicien », il invoque Allah, rappelle par quelles punitions effroyables le Dieu vengeur se manifeste quand on l'offense. Ce sont les riches surtout qui se moquent du Prophète; soit ! mais Dieu aura le dernier mot. Les incohérences du texte, l'accent du dictateur, les alternatives de violence et de douceur, d'énergie et de lassitude, et surtout le retour singulier à la prédication purement religieuse, décèlent les angoisses du triomphateur d'hier, troublé, impatient d'aboutir, presque découragé, dévoyé peut-être.

Aux terreurs de l'enfer et aux joies du paradis, Mahomet ajoute, à l'adresse des Juifs sans doute, et des Arabes judaïsés, la perte des « biens de ce monde » ; et en même temps, - bien que dans cette partie du Coran les paroles bienveillantes soient rares, - des tentatives de réconciliation sont formulées, une invocation à la fraternité des hommes unis en Dieu. Peine inutile ; les adversaires du Prophète restent sourds aux menaces, insensibles aux avances : « Eh bien, dit Allah à Mahomet, laisse-les faire et dis-leur : Salut ! »

C'est l'heure des résistances, de l'intolérance, de la lutte, de la « guerre sainte ». Mahomet a le verbe des prophètes d'Israël, et il les dépasse bientôt, en ce sens qu'il prêche le glaive nu en main. Il faut refréner les apostasies par la force ; le fidèle doit combattre et se ruiner pour l'Envoyé d'Allah ; c'est trop peu de croire en Dieu, il faut aussi croire en Mahomet, tout lui subordonner, tout lui sacrifier. Les sourates sont maintenant comme des coups de trompette stridents, laconiques harangues où le Resoul promet, en trois mots affirmatifs, retentissants, la démonstration de la vérité par la violence, la suprématie des Croyants par la victoire, l'enrichissement des guerriers par le butin. Et l'on remarque, dans ce flot de paroles virulentes, contraste signalant l'état d'esprit de Mahomet à ce moment, état d'inquiétude profonde, qu'il parle aux « infidèles » directement, leur offre des compensations s'ils s'engagent à ne le point combattre.

Mais l'intervention continue de Dieu, du Dieu biblique, terrible et vengeur, et les affres futures du jugement dernier secondent surtout le Prophète dans cette période de sa mission, où, par la guerre, il entend imposer son autorité, décidément, sauf à pacifier ensuite le monde au nom de la religion unifiée. Il mourut en ces préparatifs belliqueux.

Mahomet cessa de vivre sans avoir eu conscience du succès religieux obtenu, des progrès de sa doctrine. Désespérant de convertir les Juifs et les Chrétiens, doutant de la sincérité des Mecquois, peu sûr de la foi des Arabes, pessimiste, en un mot, il travaillait, quand la mort le surprit, à la partie politique de son oeuvre, à la constitution nationale de l'Arabie. Après lui, en conséquence, son héritage fut celui d'un dynaste; de là cette contradiction manifeste entre l'esprit de modération et de magnanimité qui parfume le Coran et l'indomptable intolérance religieuse des successeurs de Mahomet, contre cette « raison » de l'homme responsable de ses oeuvres partout affirmée dans le Livre du Nabi, pratiquée au plus haut degré par son auteur, et dont le Fatalisme sera bientôt la criante négation.

Cette Raison agissante, qui est toute la philosophie du Coran, et le chef-d'oeuvre de Mahomet, persistera malgré tout pendant près de deux siècles ; elle produira cette « civilisation arabe » grâce à laquelle l'Europe secouera définitivement la maîtrise romaine, vraiment barbare, continuée dans une trop large mesure par le christianisme césarien, papal.

CHAPITRE XXI

Allah, Dieu unique.

- Le Prophète.

- Les Grands et le Peuple.

- La révélation.

- Le Coran.

- Légendes, prodiges, miracles.

- L'Église chrétienne en Arabie.

- Descendants d'Abraham.

- Influences iraniennes.

- Résistance des Juifs.

- L'oeuvre de Mahomet.

- Influence alexandrine.

- La société subordonnée à la religion.

- Mahomet et Zoroastre.

- Tolérance.

- Esprits évangélique et bouddhique.

- Soufis et derviches.

- Le fanatisme musulman.

Ce qui domine dans le Coran, c'est l'affirmation d'un unique Dieu, Allah, providence « clémente et miséricordieuse », pourvu qu'on lui soit fidèle. L'attitude de son Envoyé, Mahomet, le « Prophète », s'y modifie suivant les circonstances, tantôt porte-parole inconscient de la divinité l'inspirant, chacun tenu de croire en lui, et tantôt législateur, faisant intervenir Dieu trop visiblement, aux yeux des Arabes, dans l'intérêt de son commandement personnel, ce qui le diminuait.

L'aristocratie de la Mecque - les « Grands », disait Mahomet, - se refusant à lui obéir, il les signale tels que des « hommes criminels », et il est important de constater qu'au même moment le Resoul évoque l'histoire biblique pour dénoncer à l'indignation du peuple cette résistance traditionnelle des aristocrates aux ordres de Dieu : « Nous avons envoyé Noé vers son peuple et il lui dit : « 0 mon peuple ! adore Dieu ! Pourquoi « adorer d'autres divinités que lui ? » Les Grands de son peuple lui dirent : « Nous voyons que tu es dans une « grossière erreur....»

C'est alors que Mahomet s'applique à se rapetisser lui-même, en quelque sorte, pour entrer dans le Peuple et opposer ensuite le Peuple aux Grands, improvisant une hiérarchie de supériorités religieuses destinée à supplanter la hiérarchie sociale : Dieu au-dessus de tout, inaccessible; l'Apôtre, les prophètes, les justes, les martyrs et les hommes vertueux, une élite.

S'il est l'Apôtre, c'est comme prophète qu'il agit, prophète expressément choisi parmi le peuple : « Un prophète est venu vers vous, un prophète pris parmi vous. Vos iniquités lui pèsent, il désire ardemment vous voir croyants. Il est plein de bonté et de miséricorde ». Ce prophète n'est qu'un avertisseur, un homme : « Je n'ai aucun pouvoir soit de me procurer ce qui m'est utile, soit d'éloigner ce qui m'est nuisible, qu'autant que Dieu le veut. Si je connaissais les choses cachées je deviendrais riche, et aucun malheur ne pourrait m'atteindre. Mais je ne suis qu'un homme chargé d'annoncer les promesses et d'avertir le peuple des Croyants. »

L'acte divin par excellence, c'est la révélation du Coran à Mahomet, au moyen de versets dictés d'abord, suivis de développements. Ces « développements », qui expliquent, modifient, changent même le sens de la parole divine, où se voyent les tâtonnements de l'Envoyé, ont permis de dire que la foi des disciples de Mahomet, dans le musulmanisme primitif, a été parfois supérieure à celle du fondateur; Mahomet dit sans ambiguïté : « Nous n'abrégerons aucun verset de ce livre, ni n'en ferons effacer un seul de ta mémoire sans le remplacer par un autre, meilleur ou pareil ». Cette déclaration loyale fut une faute, car on ne manqua pas de réclamer au Prophète des corrections à la « loi de Dieu », au fur et à mesure qu'il la promulguait.

Mahomet s'abrita derrière la crainte de désobéir, de mériter « le châtiment » du Seigneur » au « jour -terrible de la résurrection » ; mais il s'était découvert. Quant aux contradictions, le Prophète ne les admet pas :

Dieu ne saurait se contredire. Dieu est l'auteur du Coran, le Coran corrobore ce qui a été « donné » dans les Écritures. A ceux enfin qui faisaient un choix dans les prescriptions du Livre, Allah dit : « Nous punirons ceux qui divisent, qui scindent le Coran en parties ». Le Livre est un tout, un tout inséparable.

Le Coran n'eut d'autorité qu'après la mort de Mahomet, lorsque ses héritiers, ses successeurs, pourrait-on dire, dans le sens monarchique, continuèrent son oeuvre. L'enthousiasme surexcita les imaginations. A côté du Livre, on recueillit avec un zèle pieux - de l'an 50 à l'an 140 de l'Hégire, - tous les faits qui pouvaient témoigner de la mission prophétique accomplie. Les traditions (hadiths), s'accumulaient; on relatait les moindres actions du Resoul ; on faisait de la réalité à l'aide des métaphores les plus simples : Un disciple contemporain du Prophète avait dit que lorsque Mahomet parlait du haut de sa « chaire de bois » ses auditeurs, « suspendus à ses lèvres, buvaient sa salive », image orientale ordinaire, et on en conclut que la salive du Resoul communiquait de son pouvoir.

Bien que l'Islamisme ait été et soit une religion « sans miracles », on essaya cependant, pour ne pas le laisser inférieur aux autres religions, d'en affirmer quelques-uns. Sa mère avait dit : « Quand j'étais enceinte de Lui il sortit de moi une lumière si éclatante, qu'elle me permettait devoir les palais de Bosra », la Bosra syrienne !.. Lorsque Abou-Taleb, l'oncle de Mahomet, confia son neveu au moine chrétien Bahira, celui-ci découvrit « le sceau de la prophétie » marqué entre les deux épaules de l'enfant. Un jour Mahomet fendit la lune en deux ! Il fit rétrograder le soleil, parce qu'Ali avait oublié de dire la prière à l'heure fixée. Les animaux, les arbres et les pierres s'inclinaient devant l'Envoyé d'Allah passant, ou lui parlaient...

Des prédictions, évidemment écrites postérieurement aux faits, et en conséquence d'une minutieuse précision, furent attribuées à Mahomet. On interpréta avec ingéniosité des poésies antéislamiques comme des prophéties ayant annoncé la mission du Nabi.

Le Coran fut unifié, arrêté, par Othmân; au xv siècle, cependant, Mahomet II en comptera sept variantes. Le Coran d'Othmân demeura le plus répandu ; c'est le texte actuel, livre suffisant, à l'exclusion rigoureuse de tous autres, pour la vie musulmane, à la fois hymne, prière, code, sermon et histoire, - histoire claire et de la fondation du Musulmanisme et de la vie de son fondateur - avec cette particularité que, malgré les exagérations postérieures, les légendes et les miracles insérés, Mahomet ne devint ni mystique ni surnaturel.

L'Église chrétienne de Bosra avait répandu de nombreux missionnaires en Arabie (180), et jusqu'à l'avènement de Mahomet on peut dire que les relations entre Arabes et Chrétiens ne cessèrent pas. L'évêque de Pharan, Théodore, en son oasis du mont Sinaï, et qui tenait pour l'hérésie monothélite (540), et saint Jean de Climaque, l'ascète (606), essayèrent sur les Arabes une influence peu faite pour les convertir à la religion du Christ. Les subtilités du christianisme hellénique, leur répugnaient; le tumulte des sectes chrétiennes, toujours en querelles, les éloignait d'un Dieu dont on en était encore à formuler la définition.

Mahomet s'initia seulement au christianisme des « communautés ultrajordaniques » insoumises au credo de Nicée; il ne connut que le Jésus des Docètes, qui ne croyaient pas à la vie réelle du Christ. C'est pourquoi les Musulmans nièrent que Jésus (Isa) fût mort d'une mort humaine sur le Golgotha : Dieu, pour eux, n'avait prêté à son Verbe qu'une apparence de vie. Et puis, l'idée de la Trinité chrétienne se dressait en obstacle infranchissable devant les Arabes voués au monothéisme intransigeant.

Écarté du Christianisme par le scandale des dogmes en discussion et le spectacle des ascétismes inutiles, - l'empire « chrétien » d'Abyssinie étant désormais l'ennemi des Arabes, de mémoire vive, vindicatifs, - Mahomet songea aux Juifs, clientèle nombreuse et riche, à laquelle se joindraient, pensait-il, les sectes chassées de l'Église du Christ : les Esséens, les Osséens, les Jesséens, les Aïkasaïtes... Les Juifs ont été le « peuple élu de Dieu », conduit par Moïse, et Dieu les a dispersés en châtiment de leurs fautes inexpiables; les Arabes, par Mahomet continuateur de Moïse, seront, s'ils le veulent, le « peuple élu ». Il n'y aura pas de substitution, car les Arabes, par Agar et Ismaël, descendent d'Abraham autant et de la même manière que la postérité d'Isaac.

Cet argument troubla saint Augustin, qui écrivit :

« Comment donc Dieu dit-il que c'est d'Isaac que sortira la postérité d'Abraham, tandis qu'il semble en dire autant d'Ismaël ?» - « Pour Ismaël, avait dit en effet Jéhovah, je l'ai béni et je le rendrai excessivement puissant ». Mahomet évoquait et escomptait cette promesse. La Bible ouvre la voie au Coran : « Pour les infidèles, dit Allah au Prophète, leurs richesses ni leurs enfants ne sauraient nullement servir comme équivalent de Dieu ; ils seront l'aliment du feu ; tel a été le sort des gens de Pharaon et de ceux qui l'ont précédé ». L'histoire musulmane se soudant ainsi à l'histoire biblique, les Juifs pouvaient être Musulmans sans conversion. Mais les perfidies et les traîtrises des Juifs indignèrent Mahomet : Conservant ce qu'il avait emprunté à la Bible et aux Évangiles, il se retrancha dans l'originalité de sa religion, et s'écria, s'adressant aux Juifs persécuteurs des Chrétiens, un jour qu'ils poussaient ceux-ci, vaincus, dans un fossé où crépitaient les flammes d'un feu dévorant : « Périssent les maîtres du fossé ! »

Par l'instruction sommaire qu'il avait reçue des récits bibliques - et non des textes, sans doute, - Mahomet s'était imprégné d'idées iraniennes. Il croyait souvent s'appuyer des paroles du Dieu d'Israël tandis qu'il rééditait le Zend-Avesta, et c'est ce qui causa le succès de l'Islamisme chez les Persans aryens, « de haute culture ». Le Bouddhisme de l'Orient et le Christianisme de l'Occident avaient fait de la Perse, où les deux nouvelles forces idéales s'étaient rencontrées, un centre de lutte, de résistance, propice à la régénération de l'ancienne religiosité mazdéenne. Mânes, en concevant sa religion universelle destinée à « remplacer l'oeuvre de Jésus », imparfaite, ou « corrompue par les disciples » du Christ, et qui tâcha, dans cette intention, de concilier le Zoroastrisme et le Christianisme, avait été le précurseur laborieux de Mahomet. Inconsciemment, par un trait de génie, Mahomet reprenait l'oeuvre de Mânes.

C'est ainsi qu'après avoir été émerveillé du récit de la création tel que le donne la Genèse hébraïque, - ce qui inspira à Mahomet ce beau verset : « C'est Allah qui a créé les cieux et la terre d'une création vraie, le jour où il dit : « Sois ! et il fut ! » - le souvenir iranien perce dans le Coran, par le personnalisme des anges « bons » et « mauvais », les archanges du mal, séducteurs perpétuels, capables de dénaturer les volontés d'Allah. Mahomet lui-même dut « chercher auprès de Dieu » un refuge contre le Maudit, qui le tourmenta : Condamné par Dieu à cause de son orgueil, Satan a obtenu un « répit » jusqu'au jour de la résurrection; il tentera les hommes jusqu'au jour du triomphe d'Allah. C'est, intégralement, le dualisme zoroastrien.

L'Arabie se serait très probablement ralliée à ce judéo-mazdéisme, si les Juifs du Hedjaz ne s'étaient montrés, dès les commencements de la prédication active de Mahomet, absolument réfractaires à la révolution religieuse et nationale que le Prophète ébauchait. Ils craignirent à la fois et pour leur autonomie, sorte d'État dans l'État, et pour leurs richesses, que les impôts risquaient d'amoindrir : « Auront-ils, demanda Mahomet indigné contre ces avaricieux, auront-ils quelque part dans l'empire du monde, eux qui ne donneraient pas un brin du creux d'un noyau de dattes! » Or, à ce moment, Mahomet ne pouvait substituer au Dieu d'Israël, qui le trahissait, le Dieu-Christ, un, parce qu'il ne connaissait qu'un Jésus fantastique, encore discuté.

De ces difficultés, de ces ignorances, de ces emprunts divers, incomplets, mal soudés, le génie du Prophète fit un ensemble qui serait un Judéo-christianisme expurgé. de complications. Mahomet simplifie tout, écartant le sacerdoce, rejetant la mythologie, supprimant le surnaturel; c'est un Zoroastre arabe, amélioré de tout ce que les religions anciennes et nouvelles ont laissé, en passant, sur les plages de la péninsule chevaleresque, car . les premiers musulmans sont des guerriers.

Le fonds religieux du Coran reste disparate, tel verset étant la reproduction d'un verset biblique, tel autre, un texte des Évangiles copié, l'oeuvre totale imbue d'un bel esprit de tolérance; sauf pour les idolâtres, seuls irrémissiblement condamnés : « Abraham dit : « Prendras-tu « des idoles pour Dieu ?» - Et encore, même envers les idolâtres, Mahomet, invoquant Abraham, voudrait comme lui user de modération : « Car Abraham était doux, compatissant, enclin à l'indulgence ».

Par les incidents fortuits de sa constitution, le Musulmanisme fut une institution politique autant que religieuse. Les actes religieux de Mahomet empruntaient aux circonstances un caractère d'ordre politique : il pactisa par exemple avec les Chrétiens du Nadjran, révoltés, en stipulant qu'à l'avenir ceux-ci fourniraient des vêtements et des armes aux Croyants; d'autres traités réglèrent avec des Chrétiens et des Juifs des questions d'impôts. C'est grâce aux événements historiques, également, que le Musulmanisme s'étendra bientôt hors de l'Arabie, ce que n'avait certes pas prévu Mahomet : En effet, en Syrie, en Mésopotamie, la clientèle musulmane future se formera, d'abord, des Chrétiens hérétiques, dissidents, que les empereurs de Constantinople jugeaient, condamnaient, traquaient.

En élevant Byzance contre Rome, l'empereur Constantin avait divisé la chrétienté, jeté les fondements de l'Église grecque ennemie de l'Église latine, tranché en conséquence, dans son germe, le christianisme universel, littéralement « catholique ». Voici que Mahomet faisait de la Mecque une rivale de Rome et de Constantinople, et, en sus, de Jérusalem, car il restaurait en Arabie le monothéisme judaïque, une religion essentiellement politique. L'affirmation d'un unique Dieu maître de tout, tyran jaloux et terrible, corroborait l'idée du souverain despotique : « Ton Seigneur est riche et plein de pitié ; s'il voulait, il vous ferait disparaître et vous remplacerait par tels autres peuples qu'il voudrait ».

Comme Zoroastre et Bouddha, Mahomet ne prétendit jamais participer de la divinité ; il n'accomplit réellement aucun miracle; il se présenta- conception due à une connaissance biblique sommaire, - en Moïse nouveau ; il est le Moïse musulman. Il sait si peu, ou, pour mieux dire, si mal l'Ancien Testament et le Nouveau, que son énumération des prophètes, sorte de dynastie à laquelle il se rattache, demeure vague : C'est d'abord, Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, Jésus, Job, Jonas, Aaron, Salomon, David, Moïse; ensuite, Noé, Isaac, Jacob, David, Salomon, Job, Joseph, Moïse, Aaron, Zacharie, Yaya (saint Jean), Jésus, Élie, Ismaël, Elisée, Jonas, Loth. Il est intéressant de dire ici que saint Pierre, dans un discours, avait qualifié Jésus de « prophète égal à Moïse », qu'il en faisait un serviteur de Dieu, « un saint et un juste ». Mahomet, chronologiquement, succédera à Jésus.

Jésus ayant échoué dans sa mission divine, comme Moïse avant lui. Dieu l'a rappelé - car, selon le Coran, les Juifs se trompent lorsqu'ils disent : « Nous avons mis à mort le Messie, Jésus fils de Marie, l'Envoyé de Dieu... » - et l'oeuvre de Jésus, l'oeuvre de Dieu, étant de nouveau dénaturée, Mahomet est envoyé à son tour pour rétablir la vérité faussée, ramener à Allah tous ceux qui s'en sont éloignés, notamment les Chrétiens : « 0 vous qui avez reçu les Écritures ! dans votre religion ne dépassez pas la juste mesure, ne dites de Dieu que ce qui est vrai. Le Messie, fils de Marie, est l'apôtre de Dieu et son Verbe qu'il jeta dans Marie; il est un esprit venant de Dieu... Et ne dites point : II y a trinité... car Dieu est unique. Gloire à lui ! Comment aurait-il un fils ? »

L'Arabie, fréquentée des marins de Phénicie, des Égyptiens et des Hellènes d'Alexandrie, n'avait pas été sans subir l'ascendant moral des civilisations vieillies. Le mysticisme sensuel des Alexandrins s'était étendu, d'homme à homme, jusqu'à la Mecque, jusqu'à Médine, échauffant l'esprit de ceux qui pensaient, réagissant avec énergie sur leurs moeurs.

Le même sentiment qui, à Alexandrie, faisait entrer dans le même cadre philosophique Pythagore, Platon, Aristote et Jésus, - les « Sages », - troublait les quelques doctes, studieux ou curieux, qui habitaient en Arabie, et il en résultait chez les Croyants discoureurs ou réfléchis, bavards ou taciturnes, - Mahomet le premier, - de singulières idées, de bizarres tendances, des imaginations vagues, qui se cristallisaient, se solidifiaient, se faisaient certitudes.

La conception du paradis fut une de ces idées, formule littéraire que le Prophète consolida en fait : « Les élus, lit-on dans l'Apocalypse, n'auront plus faim, ils n'auront plus soif, ils n'auront plus de la chaleur... » cri d'éloquence annonçant une béatitude ; Mahomet adopte cette esquisse oratoire, mais en y ajoutant une énumération de jouissances. Du récit de la première tentation de l'homme dans le « paradis terrestre », qu'il puisa dans la Bible, il exclut le serpent, comme du récit de la création, également copié, il supprime le « repos » du créateur après l'exécution de son oeuvre.

Le rédacteur du Coran, comme avant lui le rédacteur du Zend-Avesta, travaillait à une organisation sociale et politique appuyée d'un principe, d'une morale et d'une religion. L'exemple du Judaïsme et du Christianisme actuels l'entraîna à subordonner la société à la religion. Et exactement comme Zoroastre, situation identique, Mahomet dut prendre les armes pour vaincre ses adversaires : la victoire qu'il remporta sur les Mecquois fit triompher à la fois le monothéisme et l'empire; ainsi, jadis, en Iran, la défaite des Touraniens assura en même le triomphe du roi Ké-Gustasp et du dieu Ormuzd. La fondation de l'empire arabe date du jour où Mahomet fut assez puissant pour renverser et briser impunément, devant ses ennemis stupéfaits, les trois cent soixante idoles de La Caaba.

Successivement, les Arabes avaient passé du Sabéisme, incapable de concevoir une divinité créatrice, - la pluralité des dieux s'ensuivant nécessairement, dieux faisant partie du monde qu'ils gouvernaient, - à une sorte d'hellénisme capricieux, chacun inventant sa divinité à son gré, selon son idéal ou sa crainte. L'Islam abattit d'un coup ce monument mal étayé; Mahomet décapita l'idolâtrie avec la rectitude et la décision d'un bourreau. Mais ni Mahomet, ni sa famille, ni ses disciples, ni ses guerriers, ni ses successeurs, ne pouvaient s'affranchir des influences délétères, atmosphère lourde, enveloppante, pesant de toutes parts sur leur intelligence, imprimant à leurs actes ces directions illogiques, contraires même, parfois, au mouvement initial.

La tolérance religieuse régnait en Arabie, à Médine, à la Mecque, alors que Mahomet prêchait avec le plus de véhémence le monothéisme national, l'idolâtrie seule y étant radicalement condamnée. L'existence simultanée et respectée des temples que desservaient les prêtres des religions nombreuses est inscrite dans le Coran : « Si Dieu n'eût repoussé une partie des hommes par les autres, les monastères, les églises, les synagogues et les oratoires des Musulmans, où le nom de Dieu est invoqué sans cesse, auraient été détruits ».

En effet, les moines dans leurs retraites collectives, les prêtres dans les églises du Christ, les rabbins dans les synagogues, priaient, officiaient et commentaient leurs Écritures au nom du même Dieu. Ces religions différentes aboutissaient, en somme, au monothéisme, le Dieu unique adoré diversement, mais adoré, espèce de fédération religieuse se résumant en la reconnaissance d'un seul Dieu.

Cette synthèse finale explique les emprunts du Coran - idées et textes, - à la Bible et à l'Évangile, emprunts quelquefois singuliers, les Testaments plutôt interprétés, traduits, que lus. C'est ainsi qu'avec une surprenante et pourtant bien naturelle naïveté, Mahomet découvre, en s'en émerveillant, l' « histoire inconnue » de Noé, et s'attarde ensuite à rééditer celle de Joseph : « Nous allons-le raconter la plus belle des histoires révélées dans ce Coran, une histoire dont tu ne t'es pas douté jusqu'ici : un jour Joseph... » Et après avoir détaillé, avec la complaisance puérile d'un narrateur étonné, l'anecdote biblique : « Telle est cette histoire, du nombre des récits inconnus que nous te révélons ». Allah s'abaisse au rôle de conteur. Or le rédacteur de la Bible n'avait fait qu'insérer dans le Livre des haggadas que Mahomet reprenait à son tour.

L'esprit évangélique, dans le Coran, se montre mieux approprié à la moralité de l'oeuvre, et en des textes presque littéraux : « Lorsque mes serviteurs te parleront de moi, je serai près d'eux, j'exaucerai la prière du suppliant qui m'implore ». Pour Mahomet, à ce moment, et il le dit, l'Évangile est « le livre qui éclaire ». Il admet, en ne la modifiant guère que par une liberté de traduction, la maternité miraculeuse de la Vierge Marie : « Les anges dirent à Marie : « Dieu t'a choisie, il t'a exemptée de « toute souillure, il t'a élue parmi toutes les femmes de « l'univers ». Plus loin, accentuant davantage, et précisant : « Les anges dirent à Marie : « Dieu t'annonce « son Verbe. Il se nomme le Messie, Jésus fils de Marie, illustre dans ce monde et dans l'autre, et un des « familiers de Dieu. - Seigneur, répondit Marie, comment aurais-je un fils ? aucun homme ne m'a touchée. - C'est ainsi, reprit l'ange, que Dieu crée ce « qu'il veut : II dit : Sois ! « et il est ! »

L'esprit bouddhique, par la voie persane ou par l'océan Indien, ou par les Esséniens venus en Arabie, s'est introduit dans une sourate qui assimile les sociétés, les « communautés » d'animaux, - les « bêtes sur la terre et les oiseaux volant de leurs ailes », - à la communauté des humains, créatures de Dieu toutes, et toutes destinées à se rassembler un jour, ressuscitées, devant le créateur, grand juge. Cet « esprit d'amour pour les êtres doués de vie », qui est le fond de la morale des disciples de Çakya-Mouni, se rencontre ça et là dans le Coran. C'est par imitation bouddhique encore, brahmanique, bien plus que par l'exemple chrétien, que le Musulmanisme, franc de sacerdoce, se compliquera de confréries parasites.

Le grand poète païen Imr-oul-Qaïs, avant Mahomet, vantait les solitaires Chrétiens « dont les lampes servent de guides aux voyageurs égarés ». Au temps de Mahomet, des cénobites vivaient aux environs de la Mecque et de Médine, s'infligeant des mortifications, ayant partagé entre eux tous leurs biens; on les nommait soufis, du vêtement de laine grossière dont ils se couvraient en voeu de pauvreté. Le Prophète prêchait encore sa religion, exonérée de culte et de prêtres, lorsque Abou-Bekr et Abou-Taleb innovèrent des congrégations monastiques en dérobant aux soufis leurs statuts.

De ces ruches essaimèrent des confréries ayant chacune son scheikh, son chef, dont les disciples se nommèrent deroueuch, ce qui signifie : aussi humbles que le seuil d'une porte sur lequel on marche, - « chiens » dévoués à la maison qu'ils gardent, au maître choisi, et qui formeront, malgré le fondateur de la religion musulmane, une sorte de corps sacerdotal, disséminé, insaisissable, très dangereux.

C'est dans ce milieu surtout, où se jetèrent tous les surexcités de la Pérée, de Moab, de l'Iturée, du pays des Nabathéens, des bords de la mer Morte, sectaires d'El-Kasaï, au dévouement criminel, que surgit et se développa le fanatisme musulman.

Achevé d'imprimer

le 15 novembre mil huit cent quatre-vingt-dix-huit

PAR EMILE KAPP

POUR

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

A PARIS

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