Muhammed (Dieu le bénisse et le sauve !)

par Hamza Boubakeur

Source : http://www.mosquee-de-paris.net/cat_index_93.html

On comprendra que dans un traité de théologie de l'Islam, la vie de son Prophète soit étudiée avec plus de détails que les Prophètes dont se réclament les autres religions.

On comprendra aussi que sa noble figure nimbée de lumière, sa haute silhouette d'apôtre de l'humanité tout entière, dans le temps et l'espace, la place privilégiée qu'il occupe - Dieu le bénisse et le sauve -dans le coeur des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes, des riches et des pauvres de sa communauté ('uninia), quelle que soit leur race, en quelque lieu de la terre où ils vivent, ne peuvent être mises en relief qu'en fonction du milieu géographique, historique et culturel où il naquit.

Nous aurons donc, à examiner, dans ce qui va suivre - 'in shâ'a Allah - le milieu qui le vît naître et où il eut à accomplir sa mission. Pour compléter autant que possible le sommaire biographique que nous lui consacrons, il nous paraît utile de faire état des témoignages portés sur lui par quelques grands penseurs européens.

1. Le milieu qui le vit naître

Le Prophète de l'Islâm - Dieu le bénisse et le sauve - est né dans le dernier tiers du VIe siècle après J.-C., à La Mekke, en Arabie. L'aire géographique où il dut lutter pour le triomphe du Message (Coran) dont il était chargé et le moment historique au cours duquel il proclama l'Islâm ne pouvaient, de toute évidence, manquer d'avoir des incidences notables sur sa vie et son apostolat. Assurément le choix divin dont il fut l'objet est sans rapport avec le milieu naturel et humain qui fut le sien. Cependant le Coran et la Tradition relatent des faits aussi nombreux que complexes qui ne peuvent être compris qu'à la lumière d'une connaissance sérieuse du passé de cette partie du monde, des facteurs ethniques, moraux, sociaux, religieux, culturels et des antécédents sociologiques qui pesèrent sur sa destinée. Aussi importe-t-il de jeter un coup d'il rapide, sur la géographie et l'histoire de l'Arabie pré-islamique pour mieux connaître et juger à bon escient les efforts que le Prophète dut déployer et les résultats auxquels, Dieu aidant, il finit par parvenir, dans l'accomplissement de sa haute mission.

Passé obscur, en vérité, qui déroute, dès l'abord, le chercheur par sa complexité et l'indigence des travaux qui lui ont été consacrés. Les données de la tradition orale, les témoignages que la langue et la littérature anciennes fournissent, les résultats des fouilles archéologiques entreprises relativement depuis peu dans le Sud de l'Arabie, de part et d'autre de la vallée du Tigre et de celle de l'Euphrate, et enfin en Syrie Palestine, ne sont ni assez nombreux, ni cohérents, ni parfaitement interprétés pour permettre de retracer depuis ses débuts l'histoire d'un des plus vieux peuples du monde, histoire qui couvre près de trois mille ans dans le temps et près de trois millions de km2 dans l'espace. D'où la difficulté de mettre en relief les facteurs qui ont présidé à son destin pré-islamique, de souligner les secousses générales ou sporadiques successives ou concomitantes qui ont forgé sa mentalité, marqué ses murs, ses institutions, ses mythes, et enfin d'essayer d'indiquer le degré auquel il était parvenu dans le domaine du savoir, de la sensibilité et de l'art, avant son islamisation.

Il ne saurait être question, bien entendu, de retracer ici cette histoire dans toute son ampleur; ce n'est pas notre sujet. Il nous paraît, néanmoins utile de dégager les traits géographiques du berceau de l'Islâm et de souligner les étapes de son histoire, pour mieux connaître la vie d'un homme qui devait en bouleverser le destin.

a) Cadre géographique et ambiance sociologique

L'histoire de l'Arabie ancienne que ses habitants appellent non sans raison "1'Ile des Arabes" est dominée plus que celle 4e tout autre pays par sa configuration géographique. Dans le devenir de ces pseudo insulaires, les facteurs géographiques ont joué un rôle primordial, plus déterminant que les virtualités de la race ou l'influence de l'environnement historique. Plateau massif, incliné d'Ouest en Est, l'Arabie s'apparente géologiquement à l'Afrique, à l'Inde, à l'Australie avec lesquelles elle formait un continent axé sur l'équateur.

La région côtière d'Omân est de la même formation que l'Iran et l'Inde dont elle a été séparée durant l'ère secondaire (période jurassique), et c'est au cours de l'ère tertiaire qu'elle s'est détachée de l'Afrique dont elle demeure séparée par la Mer de Qulzûm, appelée à une époque plus récente, par référence aux sources grecques, Mer Rouge.

La partie occidentale de cette immense auge dépassant par sa surface le quart de l'Europe est formée par une zone de plaines et de plateaux (Tihâma, Hijâz), de vastes étendues de lave (Harra) que surplombe une chaîne de montagnes atteignant jusqu'à trois mille huit cents mètres au Jabal Shu'ayb (au sud de San'â', capitale du Yémen), prolongée vers le nord par des monts dénudés, grisâtres, brûlés par le soleil, sans grâce ('Asîr, Sarât, 'Aja, Shammâr, etc.).

Les zone côtières du Yémen, du Hadramawt, d'Omân au sud, la bordure sablonneuse du Golf arabo-persique à l'est, les vastes plaines fertilisées par le Tigre et l'Euphrate, la plaque calcaire syro-palestinienne en forme les trois autres dimensions. A l'intérieur des plateaux recouverts d'une couche de grès (Najd) et d'immenses étendues de sable quasi infranchissables comme ar-Rubû'-l-Khâlî (le quart vide) est le pays par excellence des dunes vertigineuses (al-ahqâf) dont l'âpreté est évoquée dans le Coran. Pas de massifs centraux en Arabie pouvant modifier par l'altitude les conséquences de la latitude. Les déserts y succèdent aux déserts et l'influence du climat n'est contrariée par aucun autre élément géographique. Les effets bienfaisants de la mer s'arrêtent aux bords immédiats des côtes. Côtes on ne peut plus inhospitalières, plates partout et partout encombrées de bancs de sable, toutes en lignes droites ou en courbes à grands rayons, pauvres en baies, en caps, en îles. Nulle part on ne rencontre une indentation propice à la création d'un port naturel. La mer y exerce une action différente de son influence habituelle.

Au lieu de favoriser comme en Grèce, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suède ou au Japon les entreprises hardies et les échanges avec d'autres peuples, elle empêche au contraire de sortir du pays ou d'y entrer et condamne par là même l'Arabie à vivre repliée sur elle-même derrière ses côtes rectangulaires. Cet isolement n'est malheureusement pas corrigé par l'influence des fleuves Si favorable à la naissance des civilisations. La plupart des veines d'eau qui serpentent à l'intérieur de l'Arabie ne sont que des oueds qui ne méritent ni le nom de vallée, ni le nom de rivière; leur importance sur le plan de la civilisation a été en tout temps quasiment nulle.

Les quelques cours d'eau dont les moins négligeables sont les Wâdi Sirhân, Rumma, Dawâsir, Sahba, Hadramawt ont leur lit sec d'ordinaire et se transforment en torrents impétueux emportant tout sur leur passage quand il pleut, ce qui est rare en Arabie. La végétation rabougrie, terne, triste à laquelle ils donnent naissance sur de vastes étendues est insignifiante. Nulle part ces oueds ne s'offrent comme voies commodes de pénétration ou d'expansion, même pour les caravanes. On ne peut même pas dire qu'ils aient intéressé outre mesure les tribus dont ils traversaient les zones de nomadisme et à aucun moment de l'histoire de l'Arabie, ils n'ont pu servir d'axes autour desquels pouvaient s'agglutiner des groupements humains, ou de foyers assez puissants pour susciter de grands événements.

L'histoire de l'Arabie avant l'Islâm sera donc, comme sa littérature et son folklore, une histoire terrienne et la civilisation des Arabes païens sera conditionnée non par des mouvements fluviaux ou maritimes, mais uniquement par le climat qui y a figé la vie économique du pays et déterminé ses fluctuations et la volonté de ses habitants. C'est l'histoire d'un grand désert.

L'Arabe fut donc, avant l'Islâm, durant des millénaires, l'homme des grands déserts. Si la vie de l'antique Arabie côtière apparaît en effet en rapports assez fréquents avec les empires environnants (Ethiopie, Egypte, Phénicie, Sumer, Perse, Inde, Grèce, Rome, Byzance), il n'en demeure pas moins vrai qu'à l'intérieur du pays elle dépend uniquement de la météorologie. Les grandes divisions de l'histoire de la vieille péninsule sont marquées indéniablement non par la marche du temps, mais par les zones climatiques et végétales. Au voisinage des oueds, des puits et des quelques rares sources existantes, un certain urbanisme a pu exceptionnellement se développer en des oasis d'une fécondité relative Khaybar, Yathrib, ancien nom de Médine, Tayma, Taif, Najrân, San'â'. Mais en dehors de ces centres de vie, les déserts du nord et du centre n'ont offert qu'une maigre subsistance aux nomades et à leurs troupeaux. Le sud de l'Arabie pourtant est à mettre à part. Le Yémen et le Hadramawt, grâce aux moussons et aux techniques d'endiguement et d'irrigation (rayy) furent des régions de cultures maraîchères, d'horticulture, de céréaliculture et d'arboriculture.

Ces oasis et ces régions irriguées ont quelque peu atténué çà et là les rudesses climatiques, favorisé la naissance et le développement d'un sédentarisme limité, sans pour autant influer sur la marche de l'histoire. Elles ont, néanmoins, exercé une certaine attirance sur les tribus nomades environnantes au point de former quelques rudiments d'unité politique sans frontières précises. Ces agrégats de tribus dont les tentes étaient dressées les unes au voisinage des autres, formaient de petites agglomérations mouvantes qui organisaient pour des motifs parfois futiles des raids (razzia meurtriers contre leurs voisins pour les piller, saccager leurs domaines, s'emparer de leurs troupeaux, asservir leurs femmes et leurs enfants, faisant régner sur toute l'étendue de l'Arabie une insécurité endémique. Ces formations tribales étaient mues non par un idéal politique, un sentiment national, une idée morale, mais uniquement par l'esprit de rapine (nahb, ghanima) et de vendetta (thâr). Aussi leur existence, pénible en elle-même, était elle marquée du signe de l'instabilité et de l'incohérence. De ce fait, l'histoire des Arabes païens apparaît, surtout dans le centre et le nord, comme une histoire de razzias, de lutte pour les zones de pacage et d'oasis.

Pour toutes ces raisons, les anciens groupements arabes, le Yémen excepté, n'ont trouvé ni le temps, ni l'occasion de s'interpénétrer pour se sentir solidaires et forger une nation dans le sens où nous entendons ce mot. Malgré leur individualité ethnique ils ont, durant des millénaires avant l'Islâm, vécu dans la défiance sur une terre ingrate, campés plutôt qu'installés, considérant comme ennemi quiconque n'était pas de leur clan ou solidaire de leurs intérêts.

Mais à côté des facteurs géographiques, les facteurs ethnographiques et sociologiques sont également à prendre en considération. Les habitants de l'Arabie appartiennent à un groupe humain ethniquement bien connu: la race Sémitîque caractérisée par sa brachicéphalie, un visage droit, un nez aquilin et une taille moyenne et svelte. C'est une variété de type humain qui fut assez répandue à l'aube de l'histoire dans le Yémen et qui a dû sous la pression d'un cyclone désastreux ou d'une sécheresse particulièrement persistante émigrer, à diverses époques, vers le nord pour former des communautés qui ont fait parler d'elles: Babyloniens en Mésopotamie, Cananéens, Amalécites, Araméens, Hébreux, en Syrie et en Phénicie.

Tout au long de leur histoire ces groupements sémitiques ont formé des agrégats de tribus de fondement agnatique et de régime d'abord matriarcal, puis patriarcal. Chaque tribu fondait sa cohésion non sur un totem, mais sur le sang. Le sentiment de solidarité ou esprit tribal ('as abiyya) selon le terme même du génial historien Ibn Khaldûn supposait chez eux l'appartenance à un même ancêtre éponyme. C'est là une donnée sociologique sans laquelle l'histoire de l'Arabie ancienne n apparaîtrait que comme une suite de faits incompréhensibles et de moments contradictoires. Durant des millénaires, cette 'as abiyya fut pour les Arabes païens la base d'une morphologie sociale dans laquelle la tribu offrait l'image d'un état originel. Au nord comme au centre et au sud de l'Arabie, et tout au long de leur histoire, les groupements arabes ont été profondément marqués par cette conception. Leur organisation, leurs coutumes, leurs murs, leurs tribulations en ont partiellement dépendu. Les uns se sont fixés au voisinage de points d'eau, dans un milieu relativement favorable et ont créé parfois des villages ou même des cités. Les autres, plus inquiets ou moins ingénieux ont continué leur existence nomade.

A la veille de l'Islâm, la société arabe païenne apparaît comme une mosaïque de tribus fortement organisées, alliées ou ennemies, séparées non par la race, la langue ou la religion, mais par le mode de vie, des vieilles querelles et l'hétérogénéité des traditions. Chaque tribu comprenait tous ceux qui se prétendaient descendre d'un ancêtre commun. Sa force était fondée sur la densité des hommes valides, aptes au combat. Elle pouvait également s'agrandir d'éléments étrangers venus individuellement ou par petits groupes s'intégrer à elle, qu'elle tolérait d'abord comme simple bénéficiaires du droit de voisinage et qu'elle incorporait ensuite après quelques générations, avec tous les droits reconnus à la parenté Sanguine.

La tribu, dont les membres avaient les mêmes droits et les mêmes obligations, tolérait à sa tête un sayyid (chef) qui symbolisait l'embryon d'une autorité essentiellement morale et librement reconnue par les notables de la tribu. La siyyada n'était pas héréditaire, en principe, mais pratiquement elle était transmissible de père en fils. Un sayyid ne pouvait être reconnu comme tel que s'il s'imposait aux membres de sa tribu par sa lignée généalogique (nasab), ses qualités morales (makârim) et sa position sociale (hasab). L'autorité qui lui était reconnue ne lui conférait ni privilège, ni droit spécial. Cependant, dans les délibérations importantes, son avis était prépondérant. Il avait la charge de maintenir la bonne entente au sein de sa tribu, de veiller par le jeu des alliances (hilf) sur sa sécurité, de régler les litiges entre ses contribules, de faire respecter au profit des siens leurs zones de pacage et de déplacement, de prévenir toute attaque ennemie et d'organiser en cas de besoin des raids de vengeance ou de pillage. Son dévouement à la cause de la tribu devait s'affirmer en toute circonstance. Les Arabes païens voyaient dans leur sayyid, beaucoup plus un commis qu'un chef véritable et disaient expressément : Sayyidu-l-qawmi khadîmuhunî (le chef du peuple est son valet).

Un autre personnage qui joue pour la tribu un rôle important est le poète (shâ'ir), rôle sur lequel nous reviendrons plus loin. Dans la vieille Arabie, la véritable cellule sociale est non pas la famille, mais la tribu ou le clan. La famille en est une simple émanation, une organisation secondaire. Le pater familias exerce sur les membres de sa famille une autorité absolue, sur ses enfants, sur ses femmes - on cite le cas de certains chefs de famille qui avaient plus de dix épouses -' sur ses esclaves. Il avait sur eux un droit de vie et de mort que nul ne pouvait contester. Dans certaines tribus un père pouvait enterrer ou faire enterrer sa fille en bas âge, pour prévenir tout déshonneur, ou supprimer une bouche inutile en cas de disette 2 Et par disette, il faut entendre avant tout une aggravation d'une sous-alimentation aussi chronique que générale. L'Arabe en effet, vivait de peu. Sa nourriture était à base de lait, de viande fraîche ou déshydratée et conservée, de dattes, d'herbes comestibles.

Les mariages exogamiques étaient exceptionnels; c'est parmi les filles de sa tribu qu'un homme doit choisir, moyennant une dot (mahr) une ou plusieurs femmes, et un dicton enseigne : " épouse ta cousine même Si elle est laide, et cultive ton champ même s'il est stérile ". Selon plusieurs témoignages dont celui de Strabon, plusieurs formes de mariages étaient pratiquées dans l'antique Arabie: polygamie, polyandrie, mariages temporaires. Dans certaines tribus, il était loisible à un homme qui partait en voyage de "louer " sa femme durant son absence, à un ami ou à un parent éloigné, comme il était admis qu'un mari pût confier quelque temps à un homme réputé pour ses qualités physiques et morales, sa femme, dans l'espoir d'avoir un enfant de lui. Les échanges d'épouses pour un temps limité entre amis et connaissances étaient également tolérées. Le divorce consistait en une simple répudiation dont la femme pouvait aussi bien user que l'homme. Lorsqu'une femme voulait répudier son mari, il lui suffisait de montrer publiquement sa nudité en sa présence ou de profiter de son absence pour changer l'orientation de sa tente et l'époux ne pouvait plus, alors, y entrer sans tomber dans le déshonneur. Lorsqu'un homme voulait répudier irrévocablement sa femme, il prononçait la formule: " Tu es aussi illicite pour moi que le dos de ma mère "

La contrainte paternelle (jabr) dans les unions conjugales n'était pas une règle absolue. Il était permis aux femmes de choisir elles-mêmes leur époux et de s'en débarrasser en cas de conflit ou de dégoût. On cite le cas d'une certaine Salma bint 'Amr qui se maria une vingtaine de fois, choisissant elle-même son conjoint et le répudiant quand il lui déplaisait. Elles étaient libres d'aimer qui elles voulaient, de faire commerce de leur chair en signalant à l'attention des amateurs ou des passants, leurs tentes ou leurs boutiques par des drapeaux Spéciaux (rayât).

Les femmes n'avaient aucune vocation successorale 4. En cas de décès du pater familias, elles étaient considérées non pas comme des héritières, mais étaient héritées elles-mêmes au même titre que tout ce qui constituait le patrimoine du défunt. La coutume faisait du fils aîné de celui-ci l'héritier des épouses de son père et à défaut les frères du défunt.

De telles coutumes n'étaient cependant pas générales et dans beaucoup de tribus les femmes jouaient un rôle éducatif social et parfois politique non négligeable. La femme est pour un mari le symbole même de son honneur. Le terme hurma sous lequel une épouse est désignée signifie étymologiquement honorabilité, sacrée. Elles participaient aux grandes batailles pour stimuler l'énergie des guerriers, contrôler leur courage, donner à boire aux combattants, soigner les blessés, enterrer les morts. On cite à cet égard parmi les plus célèbres dispensatrices de vaillance 'Umm 'Imara bint Ka'b, 'Umm Hakîm bint-l-Harith et la poétesse al-Khansâ qui accompagnait ses fils pour soutenir leur ardeur au combat, lequel chez les Arabes comprenait trois phases : les joutes poétiques suivies de duels, avant la mêlée générale. Elles participaient également à d'autres activités intellectuelles ou artistiques. On cite parmi les femmes médecins, Zaynab-t-Tabîba, parmi les femmes éloquentes la voyante Zarqâ bint-l-Khass et Jum'a bint Habis.

On peut affirmer, sans risque d'être contredit, que chez aucun peuple les femmes n'eurent autant d'influence que chez les Arabes, sur la poésie et nous aurons à revenir sur cet aspect de leur civilisation dans ce qui va suivre.

Les Arabes païens avaient un idéal de la beauté féminine : la femme parfaite ne devait être ni grosse, ni maigre. Elle devait avoir une chevelure longue et abondante, une taille moyenne et des dents aussi belles que des perles. Leur préférence n'allait ni aux blondes, ni aux brunes, mais à celles de teint ivoire, dont les grands yeux noirs 5 " produisaient sur l'esprit le même effet que le vin", ('Imru-l-Qays) et dont le cou et l'allure rappellent la gazelle blanche des grandes dunes (rîm).

L'individu au sein de la famille et la famille au sein de la tribu étaient absorbés par la collectivité qui primait tout et demeurait fidèle à elle-même et à ses traditions à travers les siècles et les espaces de parcours. De ce fait l'Arabe païen ne parvenait guère à la notion d'individu distinct du groupe: l'instinct inventif, la spontanéité créatrice, l'élan initiateur Si caractéristiques chez les espèces humaines, étaient étouffés brisés chez l'Arabe païen par la pesée de la tribu. Son histoire est donc celle d'un homme figé sociologiquement parlant, sauf lorsque les circonstances lui imposaient des changements relatifs au sein de son clan essentiellement xénophobe, réfractaire aux influences extérieures, aux innovations (qui, le cas échéant, exaltaient ses instincts primitifs). Aussi, l'individu était-il étouffé au sein du groupe, incapable de se métamorphoser par une évolution intérieure ou le perfectionnement de ses techniques agricoles, pastorales ou artisanales.

Subordonné passivement et durant des millénaires aux impératifs complexes de son groupe, l'Arabe païen était en raison même d'une longue socialisation de sa pensée, enserré en des coutumes et des murs immuables qui institutionnalisaient en quelque sorte son psychisme et dictaient ses faits et gestes.

L'une des coutumes les plus anciennes qui s'observaient chez les Arabes, était la vendetta ou poursuite du droit privé qui par le jeu des coutumes devenait un droit tribal. La tribu était tenue de protéger chacun de ses membres dans sa personne, ses biens (kasb) et son honneur ('ird). La victime d'un meurtre devait être vengée par sa tribu sous peine pour celle-ci d'être à jamais déconsidérée, méprisée et de créer un précédent dangereux pour son existence même. Elle était solidairement responsable de tout meurtre commis par l'un de ses membres et chacun de ces derniers devait répondre d'un meurtre commis par lui-même ou par l'un de ses contribules. Les mobiles du meurtre y compris la légitime défense et l'identité du meurtrier importaient peu. La loi de la vengeance ne limitait pas la sanction à l'unique agresseur, mais l'étendait à toute la tribu et transformait ainsi le meurtre en une affaire d'honneur à régler entre collectivités, soit par la livraison et la mise à mort du coupable, soit par un dédommagement matériel ou rachat du sang (diya) attribuable aux ayants droit, supporté par le meurtrier lui-même ou, en cas de carence, par sa tribu, soit enfin par une guerre d'extermination.

Les conflits moins graves entre individus ou tribus étaient soumis à l'arbitrage d'une homme auquel la commune renommée reconnaissait une impartialité fondée sur une grande expérience, une sagacité éprouvée et une maîtrise dans l'art divinatoire. Cet arbitre (hakam) qui était également un devin (kâhin) était choisi d'un commun accord par les parties qui se rendaient chez lui, pour lui exposer leur litige. Lorsque le hakam, après étude de l'affaire et réflexion, prononçait sa sentence, il considérait son rôle terminé et ne se souciait nullement de son application, car il était considéré comme jurisconsulte, non comme juge.

Une autre coutume fort en honneur chez les Arabes était le droit du voisin et de l'hôte de passage. L'honneur imposait à tout homme d'assister son voisin, de le convier au repas qu'il offrait, de l'associer à ses joies et à ses peines, de ne rien entreprendre contre lui de ne le trahir en rien, de considérer ses filles et son épouse comme sacrées. Pour la même raison, l'hôte était sacré et avait droit à une hospitalité durant au moins trois jours; un dicton prescrit à cet égard: " à l'hôte on doit servir ce qu'il y a de meilleur dans la tente, veiller avec lui jusqu'à ce qu'il ait sommeil et lorsqu'il s'en va on doit l'accompagner jusqu'à ce qu'il se sente en sécurité "

D'autres coutumes qu'il serait long d'exposer dans ces pages limitées dénotent chez les Arabes païens un idéal moral impliquant à côté de certaines murs sauvages particulières à quelques tribus, comme l'enterrement des fillettes vivantes, des qualités exceptionnelles: vaillance et loyauté dans les combats, fidélité à la parole donnée, protection des faibles, respect de la vieillesse, mépris de la mort, une franchise qui ne s'embarrassait pas de grossièreté, un engouement marqué pour la poésie, un profond sentiment de l'égalité, une grande sensibilité et le culte de la beauté féminine. Les plus hautes vertus de la race étaient à leurs yeux l'éloquence (fasâha), la générosité (karam) et la bravoure symbolisée par le sabre (sayf).

Pour toutes ces raisons, l'histoire des Arabes païens, avant leur islamisation, sera l'histoire non pas d'un peuple, mais l'histoire de groupements tribaux caractérisés par une morphologie sociale figée, une anarchie chronique, d'immuables coutumes millénaires et un idéal moral élevé.

b) Complexe religieux

La grande masse des Arabes, avant l'Islâm, était idolâtre. Ils adoraient des divinités d'importation babylonienne ou grecque et des divinités locales: Allât, 'Uzza, Hubal, Quzah. Les unes étaient adorées par tous les clans, les autres avaient un caractère strictement tribal. Un proverbe souvent cité recommande:

"Quand tu entres dans un village, jure par son dieu"

Il y avait au temple de la Ka'ba à La Mekke plus de trois cents idoles que le Prophète fit briser le jour même de la conquête de cette cité en disant:

"Voici la vérité (Islâm) ! Périsse l'erreur (idolâtrie) ! "

A l'instar des Grecs qui reconnaissaient une primauté à Zeus, les Arabes païens plaçaient au-dessus de leurs divinités un dieu supérieur, Allah. Mais ils ne croyaient pas à la vie future. "La nature, disaient-ils, fait vivre et le temps fait périr". Ils accablaient de mépris et de persiflage tous ceux qui parlaient de résurrection qu'ils qualifiaient de radoteurs rapportant des fables naïves ('asâtir-l-'awwalin), fables des primitifs). Leur religion n'impliquait aucune liturgie particulière et avait avant tout en caractère astral ou magique. Elle se ramenait à un ensemble de rites et de pratiques: pèlerinages, processions, pyrées, rogations, culte des bétyles, de certains arbres, de certains animaux, de certaines pierres et de certains astres comme la lune, Cyrius, Canope, la Grande Ours. Le bétail offert en oblation à ces divinités était sacrifié et de son sang on aspergeait l'idole en l'honneur de laquelle il était offert.

Les religions révélées étaient, plusieurs siècles avant l'Islâm, assez répandues dans les zones périphériques de l'Arabie et également dans certaines tribus et quelques cités de l'intérieur. Dans le Yémen, pays de grand commerce, le Judaïsme était, au début du VIe siècle après Jésus-Christ, la religion dominante. L'un de ses rois, Zû Nuwâs, qui s'y était converti, persécutait les non-Juifs. Selon des témoignages concordants, notamment celui du Coran, il livra au bûcher la totalité des habitants de Najrân qui étaient chrétiens. Dans le Hijâz, l'opulente oasis de Khaybar était entièrement juive. A Yathrib (ancien nom de Médine) les Juifs détenaient le monopole de la bijouterie, de l'armurerie, de la poterie, de la ferronnerie, de la dinanderie et vivaient en clans homogènes, dans des quartiers fortifiés.

Le Christianisme était pratiqué surtout dans les deux états tampons du nord, celui des Ghassanides vassaux de Byzance et celui des Lakhmides vassaux de la Perse. Sa pénétration au sud, dans le Yémen, fut facilitée par le puissant appui de l'Abyssinie. Un général éthiopien, Abraha, devenu après la conquête de ce pays, vice-roi7 édifia partout des églises et une grande cathédrale, la célèbre Qulaysa, à Sana'â' dont il avait fait sa capitale. Il voulut, en détruisant le temple de la Ka'ba, amener peu à peu les Arabes au Christianisme et faire de San'â' un centre de pèlerinage annuel à la place de La Mekke. Mais il échoua aux approches immédiates de la vieille cité et le Hijâz resta jusqu'à l'avènement de l'Islâm la patrie de l'idolâtrie arabe avec la Ka'ba, indéniable panthéon religieux national vers lequel les tribus qu'elles fussent du nord, du centre ou du sud affluaient au mois de zu-l-hijja, chaque année, avec leurs oblations pour l'accomplissement d'un pèlerinage aux rites compliqués et aux processions pittoresques, d'hommes et de femmes complètement nus.

c) Antécédents historiques

Malgré l'isolement consécutif à la configuration de leur pays et malgré l'anarchie endémique dans laquelle leur société était plongée, les Arabes païens de la périphérie ont été mêlés dans l'antiquité à beaucoup de mouvements historiques. Selon le témoignage de Strabon, Mexandre le Grand qui admirait beaucoup l'Arabie et ses habitants, avait projeté, peu avant sa mort, de conquérir le pays et de s'y établir lui-même.

L'empereur romain Gallien avait cultivé l'amitié d'un grand chef arabe Septimius Odenatus, vainqueur de Sapor 1er (261 ap. J.-C.) et qui compte dans l'histoire romaine parmi les Augusti.

Les souverains de H ira (en syriaque Hera, caserne) firent également parler d'eux aux côtés de leurs suzerains sassanides dans leur longue lutte contre Byzance. Leur cour était réputée pour sa magnificence, l'éclat de sa culture, ses poètes, ses astrologues, ses médecins, le renom des grands personnages qui s'y rendaient, la noblesse et les gestes de ses princes qui non seulement avaient un immense prestige en Arabie du nord, mais intervenaient encore dans les affaires de l'empire perse. L'un d'eux Nu'mân b. Munzir obligea, les armes à la main, les prêtres de la Perse, à couronner comme empereur son protégé Bahrâmghûr (420 ap. J.-C.). Mais le plus illustre des souverains de cette dynastie fut Munzir III, mort en 554 ap. J.-C., après un règne de cinquante ans. L'historien Procope a vanté son élégance, son intelligence, sa bravoure et a rendu hommage à ses qualités chevaleresques.

Au centre de l'Arabie un seul petit royaume est signalé par les chroniqueurs, celui de Kinda fondé à la fin du Ve siècle ap. J.-C. Il compte parmi ses princes le célèbre poète 'Imrû-l-Qays et marque une première tentative d'unification des tribus de l'intérieur de l'Arabie autour d'une autorité centralisée. Mais, sa durée fut éphémère, car il fut ruiné, après quelques dizaines d'années d'existence, par ses puissants voisins du nord, les Lakhmides (529 ap. J.-C.).

Dans l'Arabie du sud où le climat offrait des conditions favorables à l'effort humain, une grande civilisation à base de commerce et d'agriculture florissait dès le second millénaire avant J.-C. Les fouilles archéologiques ont confirmé dans leurs grandes lignes les récits légendaires relatifs aux générations industrieuses qui s'y sont succédées. Elles ont révélé des vestiges de cités prospères, de puissants châteaux-forts, de temples grandioses et d'imposantes digues comme celle de Ma'rib, destinées à l'emmagasinement des eaux de pluie et à leur utilisation rationnelle. Des inscriptions dont les plus anciennes remontent au ville siècle avant J.-C. témoignent de l'extraordinaire richesse de cette région, d'une organisation politique et sociale très adaptée au pays et d'un grand raffinement de murs.

Les noms des dynasties qui s'y sont succédées et sur lesquelles nous sommes malheureusement peu renseignés demeurent comme les points de repères d'une longue période de faste, de lutte et de réalisations. Les Minéens, les Sabéens, les Himyarites ont tour à tour imprimé à cette partie de l'Arabie un essor tel qu'elle fut à juste titre surnommée dans l'antiquité " l'Arabie heureuse ", célèbre par ses encens, ses épices, sa production agricole, ses fleurs, son miel, ses métaux précieux, ses perles et les produits ingénieux d'un artisanat fort actif. Le pays, antique carrefour commercial entre l'Inde, le Zanzibar, l'Ethiopie, l'Egypte, le Proche-Orient et la Perse, sans compter l'Arabie intérieure, suscita plus d'une fois, les convoitises de ses puissants voisins.

La Bible et le Coran évoquent les rapports de Balqîs reine de Sabâ' avec Salomon. L'histoire romaine signale l'échec du général Gallus en 24 avant J.-C. dans sa tentative de s'emparer du pays. Les chroniqueurs arabes et éthiopiens font état des incursions des armées du Négus et de Chosroès dans cette région de l'Arabie, incursions suivies de périodes plus ou moins longues de domination étrangère. Mais l'existence des deux petits royaumes à la frontière nord, la résistance à la colonisation éthiopienne dans le sud, l'ébauche d'un pouvoir organisé autour de la confédération des tribus de Kinda ne doivent pas faire illusion.

L'Arabe païen n'a jamais pu avant l'Islâm nourrir un sentiment vraiment national, ni aspirer à l'unification de son pays. Les tribus se livraient, souvent pour des mobiles futiles, on le répète, à des luttes longues et meurtrières. Les ouvrages qui traitent de l'Arabie ancienne font état de toute une liste de ces batailles intestines sous le nom de " Journées des Arabes " dont les plus célèbres furent celles d'al-Basûs qui mit aux prises deux fractions de la confédération de Rabi'a, d'al-Ghâbrâ qui fit affronter deux tribus de Mudar, celles d'al-Fijar qui opposa les Ourayshites aux Kinânites. Aussi serait-il excessif d'attribuer aux Arabes pré-islamiques le moindre rôle dans les grands événements de l'histoire.

Les lois de la géographie s'ajoutant au caractère altier, indiscipliné, anarchique de la race ont conféré au peuple arabe avant 1'Islâm, un passé d'incohérence, de contradictions, de luttes intestines stériles, de fatuité et d'efforts sans lendemain.

d) Principales manifestations culturelles anté-islamiques

Est-ce à dire que les Arabes n'aient eu aucune civilisation avant 1'Islâm? Ce serait faire table rase d'un apport qui n'est pas négligeable.

La richesse de la langue arabe ancienne qui par sa morphologie permettrait au dernier des chameliers d'avoir le sentiment de la racine étymologique et des formes verbales et nominales témoigne au contraire d'une indéniable culture. Les philologues ont pu dresser des monographies linguistiques édifiantes à cet égard où l'on peut noter chez les Arabes un goût marqué pour la propriété des termes, la concision, l'exactitude, l'horreur des amphibologies, des expressions vicieuses, de la prolixité. " Le meilleur langage, disaient-ils consiste à exprimer beaucoup d'idées en peu de mots (khayru-l-kalâm mâ qalla wa dalla). Cent termes désignent les variétés de vents, cent autres désignent le vin, deux cents le sabre, trois cents cinquante le lion, cent-soixante-dix l'eau, vingt l'il, huit les lieux de réunion, cinquante l'obscurité, vingt la lumière, plus de cent le chameau, etc.

Cette richesse synonymique indique également une grande faculté de discernement et d'observation, et l'extrême souci de la clarté. Elle a drainé toute une technologie commerciale, agricole et artisanale qui suppose une connaissance approfondie dans ces domaines. La pureté de la langue des tribus du centre, en particulier des Hawâzin, a durant des siècles servi de référence aux philologues, aux grammairiens, aux orateurs, aux narrateurs et aux poètes postérieurs. La poésie demeure la manifestation la plus frappante de la civilisation des Arabes avant l'Islâm. Elle a joué dans leur vie le même rôle que de nos jours, la radio, le journal ou le livre venant de paraître. La poésie, disaient-ils est " le diwân des Arabes" c'est-à-dire, le recueil de leurs archives et le musée de leurs grands souvenirs.

On disait communément: "La beauté se manifeste en deux choses, un vers bien tourné ou une tente bien faite ". L'authenticité de l'immense production poétique qui nous est parvenue de cette époque lointaine a soulevé une âpre controverse voici une cinquantaine d'années dans le Proche-Orient. Personne n'a cependant soutenu sérieusement qu'elle ne reflétait pas la sensibilité et la mentalité des Arabes païens. Pour les vieilles tribus arabes, le poète (shâ'ir) était la marque d'une faveur divine envers son clan. La racine (sh'ara) dont dérive le terme qui le désigne en arabe, signifie percevoir, connaître par intuition ou par affectivité. Le poète, à leurs yeux, était un voyant d'une nature spéciale, un être privilégié en relation mystérieuse avec le monde invisible.

La forme la plus ancienne de cette poésie, le hijâ (genre diffamatoire), n'était pas exempte d'imprécations particulièrement redoutées de ceux contre qui elles étaient prononcées. Les autres thèmes de cette même poésie (qasîda) sont lyriques et le fait semble paradoxal car, Si dans les littératures des peuples antiques la poésie a précédé la prose, une telle poésie était généralement épique ou dramatique. La poésie arabe ancienne, spontanée comme chez les Grecs, cadencée, monorime, exprime avec une grande délicatesse, à travers les sentiments personnels du poète, des sentiments généraux, une philosophie désabusée, sans illusion sur le futur. Le bonheur auquel le poète aspire n'est ni compliqué, ni impossible. Selon un vers attribué à un auteur anonyme très tardif, mais valable pour la poésie ancienne " le bonheur est en trois choses: dans les feuillets des livres, sur le dos des chevaux et entre les seins des femmes ".

Un idéal moral élevé, les grands spectacles de la nature, le courage, la gloire, la générosité, la fidélité et l'insolence devant la mort y sont particulièrement exaltés. Fondamentalement bédouine dans son inspiration, sa langue et sa composition, cette poésie est l'oeuvre de rapsodes errants qui pleurent sur les ruines, les campements abandonnés par la tribu de la bien-aimée, souffrent d'amour, de faim et paradoxalement presque jamais de soif dans un pays où pourtant l'eau est Si rare. Sur les quelques cent poètes anté-islamiques dont la tradition orale nous a conservé les noms et les oeuvres fragmentaires ('Imru-l-Qays, Antara, Labîd, Tarafa, an-Nabîgha, Shanfara, etc.), une trentaine sont du Hijaz, vingt cinq sont du Yémen, cinq de l'Irâq et quarante du Najd. Les femmes participaient à cette intense vie littéraire.

On cite volontiers al-Khansâ' et ses magnifiques élégies et Jundub, épouse du poète 'Imrul-Qays qui était choisie souvent comme juge-expert en la matière, pour départager les poètes rivaux sur la valeur de leurs productions. Sakîna bint-l-Husayn et 'Aysha bint Taîha tenaient chacune une sorte de salon littéraire fort en vogue. M-Kharqà recevait dans le sien, à La Mekke, littérateurs, généalogistes, poètes et rapporteurs de faits historiques.

La poésie occupait une place Si importante dans la vie arabe que des foires poétiques étaient organisées annuellement durant les mois de trêve en des centres fort célèbres comme 'Ukâdh, Dawmatu-l-Jandal, San'â', Sihar, Majna, etc. foires qui donnaient lieu à des concours poétiques. Les poèmes couronnés étaient, dit-on, écrits en lettres d'or et affichés au temple de la Ka'ba. C'est sous le nom de " poèmes suspendus " (mu'allâqât) que nous sont parvenus les meilleurs spécimens de cette production contestée de nos jours.

De la prose arabe anté-islamique, il nous reste peu de chose: une prose rimée (saj') attribuée aux devins, aux juges-arbitres des joutes de jactance (manâfir, mafâkhir), des proverbes, des maximes, des apophtègmes et surtout les fables de Luqmân. On a pu également attribuer aux Arabes le livre de Job, mais la question est controversée.

La culture arabe anté-islamique se manifeste également dans la chronologie, la botanique, la zoologie et la météorologie. L'hippiatrique était fort en honneur chez eux en raison même du rôle que le cheval jouait dans leur existence. Le cheval pour l'Arabe était un ami, un soutien fidèle sur lequel il pouvait compter pour attaquer l'ennemi ou lui échapper. Le terme hisân qui le désigne appartient étymologiquement à la même racine que hisn (forteresse). Pour son maître, le cheval était pour ainsi dire une " forteresse volante ", le compagnon des bons et des mauvais jours. L'art de le soigner conférait au vétérinaire (baytâr) considération et richesse. Plus de cent cinquante mots désignent le cheval avec toutes les nuances de robustesse, de couleur, d'âge, de corpulence, de taille, de maladies, de marche et de rapidité.

Parmi les sports pratiqués par les anciens Arabes (lutte, escrime, tir à l'arc, course) l'équitation tenait la première place. Ils tiraient augure du maintien du cheval, de sa manière de trotter, de galoper, d'aller à l'amble, de hennir ou de caracoler, de même qu'ils tiraient augure du cri et du vol des oiseaux, du visage " de l'hôte arrivant le soir ou partant le matin ", de l'éclat de la lune, des animaux sauvages, des insectes, des omoplates, etc.

Pour des nécessités vitales, ils étaient versés dans la radiesthésie, les clefs des songes et l'interprétation des phénomènes atmosphériques (vents, nuages, tonnerre, pluie). Ils étaient également versés dans la médecine (saignées, cautères, homéopathie) et passaient pour des maîtres dans la réduction des fractures. Parmi leurs panacées figurent le lait, le miel et bon nombre de plantes médicinales dont les vertus sont de nos jours reconnues. La vieille poésie nous enseigne par allusion qu'ils pratiquaient une curieuse vaccination lors des épidémies de variole et jugeaient la gravité des fièvres en tâtant le pouls des malades. Ils savaient soigner ingénieusement le strabisme, l'eczéma, les troubles gastriques, le foie, la calvitie et disposaient de tout un ensemble d'antidotes végétales contre le venin des scorpions et des reptiles. Dans les villes et les villages, à l'instar des Chaldéens, ils plaçaient les malades dans les rues pour que les passants ayant été atteints par la même maladie leur indiquassent les remèdes à prendre. On prétend qu'Hippocrate mit à profit ces recettes de médecine empirique dans son traité bien connu.

En matière d'hygiène, l'eau était pour eux l'élément fondamental de la purification corporelle. Les bains d'eau froide étaient fort recommandés et les mères faisaient comme principale recommandation à leurs filles en les mariant l'usage fréquent de l'eau pour leur toilette intime.

e) Remarques générales

Quelle conclusion tirer de ces faits épars et des facteurs naturels qui ont, pendant des millénaires, présidé au destin des Arabes païens? La géographie du pays et le climat y régnant condamnaient l'Arabe païen à vivre à l'intérieur de sa presqu'île ingrate, dans une anarchie chronique, en terrien errant, sensible, courageux, mais sans grande imagination et sans le moindre penchant pour une vie communautaire organisée. Le destin des Arabes paraissait celui d'un peuple obscur, médiocre, sans promesse d'avenir, contrasté, instable, inquiet, raffiné et sauvage à la fois, préoccupé avant tout de sa subsistance immédiate. Son histoire n'est marquée ni par des aspirations politîco-morales, ni par des inventions techniques extraordinaires.

On ne note en effet aucune évolution sérieuse de ses institutions, aucune manifestation d'un art ou d'un savoir remarquables, au cours de sa longue histoire aucune intervention dans le choc des empires environnants, aucune participation importante aux grands mouvements de l'histoire, et encore moins à l'épanouissement d'une forme de civilisation, tant il est vrai que celle-ci n'est, en vertu d'un processus constant, ni le fait des races homogènes, ni celui des coureurs de grands chemins.

Il fallait, pour faire des Arabes un grand peuple, une force supérieure aux lois de la nature, à leur atavisme fortement enraciné et cette force fut l'Islâm qui a galvanisé leur énergie, secoué leur torpeur pour faire d'eux une masse d'un dynamisme irrésistible, capable de culbuter des empires, de construire des cités, de donner à travers l'Asie, l'Afrique et l'Europe l'impulsion à une brillante culture, de créer une des plus grandes civilisations et de véhiculer la plus grande religion du monde. L'homme qui par un choix exceptionnel devait transmettre un tel message, propulser un élan créateur, mettre fin à l'anarchie tribale et lui substituer le concept d'une communauté organisée et égalitaire de peuples sans discrimination raciale, fut Muhammad - Dieu le bénisse et le sauve -.

2. Principales sources historiques intéressant sa biographie

Le Coran, pour les Musulmans, est l'oeuvre de Dieu. Muhammad fut Son envoyé (rasûl) pour le communiquer comme mémoration (zikr) aux hommes sans aucune discrimination de race, de fortune, ni de sexe. Le Prophète de l'Islâm que vénèrent, à l'heure actuelle, plus de huit cents millions d'hommes sur tous les points du globe fut, est et sera longtemps, sans doute, une énigme, un sujet d'étonnement pour ceux qui ne professent pas l'Islâm. Des milliers d'ouvrages lui ont été consacrés dans toutes les langues du monde connues, par des libres penseurs, des Juifs, des Chrétiens et d'autres croyants appartenant à toutes les religions du monde.

Ce qui se dégage des sources historiques concernant Muhammad - Dieu le bénisse et le sauve -' c'est sa nature essentiellement humaine. Le choix divin porté sur lui n'a fait de lui, ni un démiurge ni un indigète, dans la conception que se font de lui, aujourd'hui comme hier, de génération en génération et d'une contrée à l'autre, les peuples qui ont reçu et transmis le Message dont il était porteur.

De son vivant Muhammad s'est toujours défendu d'être un être surnaturel; il a toujours affirmé n'être qu'un homme chargé de la transmission d'une révélation d'origine divine; il a protesté chaque fois qu'on a voulu lui attribuer ou exiger de lui le pouvoir de faire, à l'instar de Jésus ou de Moïse, des miracles. Aux amateurs de prodiges, il conseillait invariablement de les chercher dans l'oeuvre de Dieu, par la méditation des signes miraculeux, la création étant en elle-même le premier et le plus grand des miracles. C'est une raison suffisante pour que nous ne fassions point mention ici, des prodiges dont la piété musulmane entoure son apparition et son apostolat. Nous nous attacherons aux faits historiques que nous devons aux sources suivantes:

1. Le Coran, révélé au fur et à mesure des événements, durant plus de vingt ans et qui, par ses allusions ou d'une manière directe, nous dévoile non seulement la doctrine islamique elle-même, mais encore les souffrances du Prophète, ses difficultés, ses joies et les qualités exigées de lui pour le succès de sa mission. L'exégèse a développé avec une parfaite probité intellectuelle les versets qui intéressent une vie aussi extraordinaire que la sienne, en s'efforçant de combler les lacunes ou de fournir les précisions historiques qu'appelle directement ou indirectement tel ou tel passage.

2. Une autre source qui doit être exploitée avec prudence, est la Tradition. Elle est extrêmement riche puisqu'elle s'est efforcée moyennant une sévère critique externe des chaînes de transmission ('isnâd), de rapporter les propos du Prophète (hadith) et les témoignages recueillis sur ses faits et gestes. Les recueils les plus sûrs et aussi les plus abondants, considérés à juste titre comme classiques sont les Sahîhâni (les "Deux authentiques "), l'un de Muhammad-l-Bukhâri (m. 257/870), l'autre de Muslim b.4-Hajjâj (m. 261/875); le Musnad (" l'Appuyé ", le " Référencé ") d'Ahmad b. Hanbal (m. 241/855); les deux collections de Sunan (" Traditions "), l'un de Sulaymân 'Abû Dâwûd (m. 275/888), l'autre d'Ahmad-n-Nasâ'i (m. 309/915) et enfin les Shamâ'il (" Traits de caractère, qualités ") de Mulsammad-t-Tirmizi (m. 279/893). Nous y reviendrons plus loin.

3. Ces deux sources d'information, le Coran et la Tradition, ont permis dès le début du IIe/VIIIe s., de rédiger de copieuses biographies chronologiques cohérentes relatives au Prophète (sîra) dont la plus ancienne semble celle de Ibn Ishâq (m. 152/769)6 qui fut reprise et augmentée par Ibn Hishâm (m. 213 ou 218/828 ou 833). On peut citer encore celle connue sous le titre de Kitâb-l-Iktifâ' d'al-Kalâ'i (m. 634/ 1237) et la Sîra dite halabiyya de 'Ah b. Burhân4-Halabi (m. 1044/1634). Aussi intéressante est la biographie que consacre au Prophète 'Abû Bakr-l-Bayhaqi (m. 4 8/1066) et celle de 'Abd-r-Rahmân-l-Jawzi (m. 597/ l20l).

Dans cet ordre d'idées on pourrait établir une longue liste d'ouvrages composés par des auteurs d'Orient et d'Occident, qui sous divers titres traitent du même sujet. Mais cela dépasserait les limites de ce travail qui ne peut faire état que de l'essentiel.

4. Les récits des expéditions militaires du Prophète (maghâzî) constituent une intéressante source documentaire, Si l'on fait abstraction de ce qui relève de l'hagiographie. On y découvre des faits d'une valeur historique appréciable qui jettent beaucoup de lumière sur la vie du Prophète, sur son génie de conducteur d'hommes et sur le comportement de ses compagnons. Le plus important de ces ouvrages est celui, très populaire, du Médinois Muhammad-l-Wâqidi (m. 207/822) dont on connaît un grand nombre de versions pour la plupart apocryphes. Le seul exemplaire manuscrit qui, à l'heure actuelle existe, à notre connaissance est celui conservé au British Muséum de Londres, daté de 465/ 1073. Une édition en a été donnée par Mandson Jones, en trois volumes.

5. Les monographies biographiques appelées Tabaqât (classes, étages) où sont classés méthodiquement, par génération, les personnages illustres appartenant à une même discipline intellectuelle, à une même école jurisprudentielle, à une même catégorie sociale, à une même corporation. Elles fournissent sur la vie du Prophète une information fort riche et variée. Les plus remarquables en la matière sont les Tabaqât-lKubrâ, de Muhammad b. Sa'd (m. 230/845) et celle de Abd-l-Wahhâb sh-Sha'râni (m. 973/1565).

Autre variété de monographies: les monographies urbaines. Les plus importantes sont celles d'Ah.mad-l-'Azraqi (m. 219/834), auteur de l'histoire de la cité de La Mekke ('Akhbdr Makka) et de Abd-l-Hamîd-lAbbâsi, auteur de 'Umdat-l-'Akhbâr fi Madînat-l-Mukhtâr.

6. Les ouvrages d'histoire générale et les ouvrages de généalogie. La vie du Prophète a naturellement intéressé les historiens et généalogistes musulmans. Ils nous rapportent tous les faits qu'ils ont pu recueillir et une narration assez vivante des événements qui se sont produits, en s'attachant à leur déroulement chronologique sans les lier de près ou de loin - sauf peut-être At-Tabari et Ibn Khaldûn - à une quelconque philosophie de l'histoire. A la base de leur information, l'utilisation des documents d'archives est plutôt rare, sans être pour autant absente. Leur source principale est la tradition orale, le témoignage, qu'ils soumettent à une sérieuse critique externe de la chaîne de transmission. Leur ferveur ne leur a jamais fait perdre de vue les exigences requises en matière historique, même quand elles pouvaient paraître gênantes.

Parmi eux, le premier à citer est incontestablement Muhammad b. Janr-t-Tabari (m. 310/921). Son histoire générale (Tâ'rîkh-r-rusul yva-lmulûk) a été plusieurs fois éditée en Orient et en Occident et partiellement traduite en diverses langues.

D'autres historiens rapportent directement ou indirectement de précieux renseignements sur la vie du Prophète. Méritent d'être cités à cet égard, 'Ahmad-l-Balazuri (m. 279/893) à qui nous sommes redevables d'une excellente " Généalogie des nobles " ('Ansâb-l-'ashrâf), malheureusement inachevée; 'Ali-l-Mas'ûdi (m. 345/956) auteur des Murûj-zZahab (prairies d'or) et du Tanbih (Admonition); Anmad-th-Tha'âlibi (m. 427/1035) dont les " récits relatifs aux Prophètes " (Qisas-l-'Anbiyâ) surclassent ceux de Muhammad-l-Kisâ 'i qui n est pas à confondre avec l'illustre philologue de Kûfa de même nom, et dont le patronyme et l'époque (v"/XIe s.) soulèvent encore des discussions.

Une mention spéciale doit être faite de Al-kâmîl fi tâ 'rîkh (Le parfait en matière d'histoire) et le 'Usud-l-ghâba (Les lions de la forêt) de 'Izz-d-Dîn 'Ah b. Al 'Athîr (m. 630/1234); le Mukhlasar pi Tâ'rikh-lbashar (Abrégé de l'histoire des hommes) d'Ismâ'îl 'Abû-l-Fidâ (m. 732/ 1331), auteur également d'une excellente Sîra du Prophète éditée pour la première fois, en Europe, avec une traduction latine à Oxford, en 1722 par Joes Gagnier. Enfin l'histoire générale de 'Abd-r-Ralimân b. Khaldûn (m. en 808/1406) intitulée Kitâb-L-'ibar (Le livre des événements servant de leçons).

7. D'autres sources biographiques concernant plus spécialement les compagnons du Prophète éclairent indirectement l'arrière-plan de la scène, la succession des événements, les faits et gestes de ceux qui, de près ou de loin, ont gravité autour de la forte personnalité de Muhammad.

Parmi ces sources on doit signaler le dictionnaire biographique (Al-'îstî'âb fi ma'rifat-l-'Ashâb) de l'ancien cadi de Lisbonne, le Cordouan Yûsuf b. Abd4-Barr (m. 463/1070) et le " compendium exhaustif " (Alisâba fi tamyizs -s aliâba) d'Ahmad b. Hajar (m. en 852/1449). Beaucoup d'autres ouvrages sont naturellement à citer. Nous nous sommes contentés, ici, de faire état non d'une liste bibliographique complète, mais des ouvrages importants facilement accessibles aux étudiants surtout.

Nous nous sommes abstenus à dessein de faire état des biographies très en vogue actuellement dans les pays musulmans, consacrées par des historiens et des écrivains modernes émérites (Haykal, Taha Hussain, al-'Aqqâd, 'Abd-l-Bâqi, Sarûr, al-Hadri, Tantâwi, etc.) au Prophète, à ses épouses ou a ses compagnons. Nous voulons avant tout fixer l'attention du lecteur sur les références de base. Il y a à l'heure actuelle, toute un littérature, très en vogue, inspirée, certes, par la foi, la défense du Prophète contre les calomnies chrétiennes et orientalistes, mais aussi et surtout par une exploitation des sources anciennes de base dont nous venons de citer les plus importantes. N'oublions pas dans cet ordre d'idées les remarquables travaux de Madame 'Aysha b. Ash-Shâti.

3. Résumé des principales étapes de la vie du Prophète

(Puisse Dieu répandre ses bénédictions sur lui et lui accorder le Salut.)

Après ce tour d'horizon exploratoire du milieu naturel et des sources d'information intéressant la biographie du Prophète abordons l'exposé des étapes marquantes de la vie de celui au sujet duquel le poète al-Bûsîri a pu dire " tout ce que l'on sait sur lui, c'est qu'il appartient à l'espèce humaine, et qu'il demeure la meilleure de toutes les créatures de Dieu". Notons tout d'abord que de tous les Prophètes de Dieu, Muhammad est le seul dont l'existence n'ait jamais été contestée. JI appartient à l'histoire, non au monde des mythes. C'est le 1er septembre 570 qu'il naquit à La Mekke, république marchande ploutocratique et capitale religieuse du Hijâz. Sa naissance, comme celle de tous les grands héros de l'histoire (le côté légendaire mis à part), n'eut rien d'extraordinaire. Elle fera dire néanmoins, après les traditionnistes de l'Islâm, à Victor Hugo (m. 1885) douze siècles plus tard

"O chef des croyants ! le monde Sitôt qu'il t'entendit, en ta parole crut Le jour où tu naquis une étoile apparut Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent "

Son père 'Abd-l-Lah - nom qui a dû lui être donné post-mortem - était le fils d'un notable de la tribu de Quraysh, 'Abd-l-Mutt.alib, chef d'un clan honorable, mais économiquement faible: le clan de Hâshim qui détenait le privilège de la distribution de l'eau sacrée de Zamzam (siqâya), aux pèlerins, lors de la célébration par à peu près tous les Arabes, du grand pèlerinage coutumier et annuel (lîajj). Clan en vérité très attaché au paganisme, Si l'on songe que l'un des oncles du Prophète, 'Abd-l-'Uzza (le serviteur de la déesse 'Uzza), surnommé plus tard 'Abû Lahab, sera l'un des plus farouches adversaires de l'Islâm, et qu'à l'article de la mort, son autre oncle 'Abû Tâlib refusera de se déclarer musulman pour rester fidèle à la religion de ses ancêtres.

'Abd-I-Lah mourut au cours d'un voyage d'affaires à Médine deux ou trois mois avant la naissance de Muhammad, laissant pour toute fortune une vieille servante éthiopienne, quelques moutons et cinq chameaux. Sa mère 'Amina bint Wahb b. 'Abd Manâf, était la fille du chef du clan médinois des Banû Zahra. Se conformant à un usage fort ancien à La Mekke, elle le confia à une nourrice bédouine, nommée Halîma bintl-llârith, dont la tribu - les Banû Sa'd - nomadisait d'ordinaire entre la capitale qurayshite et l'oasis de Tâ'if. Les cinq années qu'il passa dans cette tribu, en plein désert, au grand air, parmi les Hawâzin qui parlaient un arabe très pur, dans la liberté et l'insouciance, seront les seules années vraiment heureuses de sa vie.

C'est au cours de ce séjour dans le désert, que la Tradition et l'exégèse dans son interprétation de la Sourate XCIV, 1-3, placent la purification mystique de son coeur. Deux anges se saisirent de lui, lui ouvrirent la poitrine et enlevèrent de son coeur une tâche noire selon le témoignage d'un jeune berger présent à la scène.

Doit-on donner une interprétation littérale à ce passage ou y voir un symbole signifiant la sortie des ténèbres de l'ignorance et du paganisme vers la lumière de la vérité et de la foi? Des Chrétiens sans prévention contre l'Islâm pensent que le verset indique que le coeur de Muhammad a été lavé du péché originel, dont seuls Jésus et Marie étaient exempts dès leur naissance. Pour être séduisante cette opinion n'est pas partagée par les savants de l'Islâm qui n'accordent aucun crédit à la thèse du péché originel.

A l'âge de six ans, Muhammad, revenu à La Mekke, eut la douleur de perdre sa mère. Une pénible vie d'orphelin de père et de mère commence alors pour lui. Il est d'abord recueilli par son vieux grand-père, 'Abd4-Muttalib, qui l'entoure d'une grande affection. Mais celui-ci meurt octogénaire, deux ans après. Le Coran fait de brèves allusions à ces vicissitudes du sort de Muhammad en sa prime jeunesse. Il fut alors pris en charge par son oncle 'Abû Tâlib, frère de Abd-l-Lah de père et de mère. Celui-ci tiendra toujours lieu de père à son malheureux neveu durant sa dure enfance et sera son meilleur soutien pendant ses premières années d'épreuves et de lutte à La Mekke. Il le prit donc chez lui et, par honneur autant que par affection, il fit preuve à son égard d'un grand dévouement, lui prodiguant des soins paternels, l'emmenant au cours de ses déplacements pour satisfaire sa curiosité et aussi pour servir d'auxiliaire aux caravaniers.

C'est ainsi qu'il fut donné au jeune homme de se rendre en Palestine et en Syrie où il ne manqua pas de voir les couvents chrétiens et de nombreux vestiges que le Coran évoquera souvent comme signes de Dieu montrant la vanité et la brièveté de ce monde. Le spectacle de ce qui subsistait encore des cités légendaires détruites (Hijr, Madyan, Sodome, etc.) produisait sur lui une forte impression. A vrai dire, l'âme arabe a toujours été sensible au spectacle des vestiges. Les poèmes anté et post-islamiques débutent invariablement par l'évocation des ruines ou des larmes versées à la vue des campements abandonnés. Ce sont des témoins: témoins de la fragilité des oeuvres humaines, preuves de la brièveté de la vie et de la fatalité de la mort. Bien avant les poètes romantiques européens, les poètes arabes ont posé à la vue des ruines cette angoissante question demeurée sans réponse: " As-tu interrogé les ruines? Et que t'ont-elles répondu ? ". Le Coran, en attirant l'attention sur elles rappellera la leçon qui s'en dégage: tout ce qui est sur terre est voué au néant. Subsistera, seul, le visage de ton Seigneur plein de majesté et de noblesse.

La Tradition nous apprend qu'au cours d'un de ces voyages, il fit la connaissance d'un moine chrétien fort versé dans les Ecritures, Bahîra, qui reconnut vite en lui, le Prophète annoncé par la Thora et l'Evangile et attendu par l'humanité depuis des siècles.

Il se rendait également à la foire annuelle de 'Ukadh, festival auquel participaient tous les Arabes et où ils pouvaient non seulement côtoyer des gens de diverses races et de diverses religions, mais assister aux joutes des poètes, aux compétitions sportives (lutte, tir à l'arc, course) et entendre les sentences rythmées des devins dans l'ambiance d'un mouvement commercial extraordinaire qui attirait des Arabes de tous les coins de la vieille péninsule et aussi des étrangers venant de Syrie, de Perse, d'Egypte, des Indes, etc.

Au cours de ces mêmes années d'adolescence, il devait, comme tous les jeunes Arabes, épouser les querelles et les amitiés de sa tribu. C'est ainsi qu'il eut l'occasion de participer à la " guerre impie " (llarb 1-fijâr) qui, quatre ans durant, mit aux prises les Bédouins Hawâzin et les Qurayschites.

A l'âge de vingt-cinq ans (595), il entra comme commis de commerce au service d'une riche veuve d'un clan mekkois honorablement connu, les 'Asd, Khadîja bint Khuaylid. Elle gérait elle-même ses affaires, et sa firme commerciale passait pour l'une des plus prospères de La Mekke. Quelque temps plus tard, ils se marièrent.

Mariage heureux, qui aura pour le Prophète et pour l'Islâm, une importance décisive. Muhammad devenu riche grâce à cette union dans une société où les gens sont jugés d'après leur fortune, ne tarda pas à compter parmi les notables de sa ville natale. Ses qualités morales et intellectuelles le prédisposaient du reste à bénéficier de la sympathie et de l'estime de tous. De son mariage avec Khadîja naquirent quatre filles (Zaynab, Ruqayya, 'Umm Kulthum et la plus illustre d'entre elles, Fâtima) et trois garçons qui moururent tous en bas âge (al-Qasim, Tayyib, Tâhir). Il adopta alors un jeune esclave qu'il affranchit, Zayd b. Hâritha.

Délivré des soucis de la vie matérielle, il vécut tranquille dans sa cité natale, dans l'amitié et la considération de ses concitoyens comme l'atteste sa participation à la remise de la Pierre Noire à l'emplacement qui lui était réservé dans le Temple sacré reconstruit (prérogative qui avait failli déclencher à La Mekke une guerre civile, chacun réclamant l'honneur de remplir cet office). Il avait tout ce qu'il souhaitait pour mener une existence paisible et heureuse. Néanmoins, à l'âge de quarante ans (610), sa vie intérieure fut marquée par une inclination irrésistible à la méditation, à la solitude, à des pratiques d'ascèse étrangères à l'idolâtrie. Il se promenait tout seul, gravissant les montagnes environnantes ou se réfugiait sans raison apparente dans les vallées. Il se reposait parfois dans les cavernes à l'ombre des rochers. L'isolement apportait quelque soulagement à ses angoisses qui avaient toutes les apparences d'une maladie.

Il finit par s'imposer des retraites prolongées dans la grotte du Mont Hîra où l'on venait de temps en temps lui apporter quelques provisions de bouche. Ces retraites qui devenaient de plus en plus longues et fréquentes traduisaient chez lui une prédilection toute nouvelle pour la vie contemplative, le recueillement, le repliement sur lui-même. Elles apparaissent comme un prélude de la grâce qui ne s'infuse jamais sans douleur et sans déchirement intérieur préalables.

Cette grave crise à laquelle la réflexion, la solitude, la tristesse, les jeûnes, le spectacle d'un univers splendide et mystérieux avaient servi de prémices, devait d'abord se manifester chez lui par le désarroi, le désespoir, l'exaltation dans la méditation, les veilles, le dégoût du monde. Le jour et la nuit se confondaient, la réalité ne se distinguait plus du rêve pour lui, quand il ne perdait pas tout à fait conscience. Ses visions intérieures l'épouvantaient. Quand il lui arrivait de s'endormir, il lui semblait qu'un être extraordinaire, " grand comme la distance de la terre au ciel ", lui apparaissait, le subjuguait. Son souffle devenait alors haletant, précipité, son corps s'agitait. Et l'être s'approchait de lui, le dominait, couvrait l'horizon et courait vers lui pour le saisir. Il se réveillait alors, tremblant et transpirant. Khadîja dissimulant son anxiété, se penchait calmement sur lui et l'interrogeait sur son étrange malaise. Muhammad restait taciturne, éludait les questions et se levait pour errer dans le silence et l'anxiété.

En quelques mois, ces crises devenant de moins en moins espacées, l'épuisèrent. On s'apitoyait sur son sort quand on le voyait amaigri, les cheveux en désordre, le regard absent, la marche chancelante, traverser les rues ou gravir les pentes de la montagne d'Abû Qubays qui surplombe la ville. Il était visiblement brisé, cherchant désespérément à échapper à une puissance obsédante qu'il sentait et tenait pour un maléfice. C'était, pensait-il, des esprits mauvais, des dijnns qui s'étaient emparés de lui et faisaient de lui un possédé. Il se crut fou. Mais une nuit de la dernière décade du mois de Ramadân de l'année 612 et alors qu'il dormait dans la grotte de Hîra, la " secousse de la grâce " se produisit sous forme d'une descente de la parole incréée et absolue de Dieu, dans le relatif, dans le coeur de Muhammad. En cette nuit bénie entre toutes, son destin lui est révélé. L'être mystérieux qui n'était autre que l'ange Gabriel, s'approche de lui, alors qu'il était dans un état intermédiaire entre le sommeil et l'éveil, tenant un tissu blanc couvert de signes énigmatiques et lui ordonne : "Iqrâ " (lis)" - Mais je ne sais pas lire , dit Muhammad, et l'ange d'ajouter:

"Lis de par le nom de ton Seigneur qui a créé! Qui a créé l'homme d'une jonction sanguine! Lis, car ton Seigneur est très généreux! Il a enseigné par le calame; Il a enseigné à l'homme ce qu'il ne savait pas "

Muhammad répète ces paroles et se sent subitement illuminé. L'être mystérieux disparaît. Il se réveille avec la certitude d'avoir dans le coeur le contenu d'un livre de sagesse, de miséricorde, de bonne direction pour les hommes, de rappel des mystères d'un Dieu unique, le Dieu d'Abraham, de Moîse, de Jésus. Il sort de la grotte, puis s'arrête, se prosterne, reprend sa course folle par monts et par vaux. Ne l'ayant pas vu revenir, Khadîja est inquiète. Elle le fait chercher et ce n'est que le lendemain qu'elle le voit rentrer à la tombée de la nuit, plus épuisé et terrifié que jamais. Elle le reçoit avec douceur, le réconforte en s'efforçant de dissimuler ses larmes. Puis, elle lui prépare son lit, l'aide à s'y installer, le recouvre d'un manteau et se rend, sans lui en parler, auprès de son cousin, le vieil aveugle Waraqa b. Nawfal, homme sage, versé dans les Ecntures et de bon conseil. Elle lui narre les faits et lui demande son avis. Quand elle lui eut tout raconté, le vieillard s'écria:

Par Celui qui tient mon âme en Ses mains, Si tu dis vrai, Muhammad est le Prophète attendu! L'être qu'il a vu, c'est le Namûs, l'ange que Dieu envoie auprès des Prophètes. Je serai le premier à croire à sa mission. Retourne auprès de ton mari, réconforte-le et calme ses craintes !

A son retour, elle le retrouve dormant paisiblement. Mais soudain, il est aux prises avec les mêmes phénomènes : l'être mystérieux était revenu pour lui ordonner:

"O toi qui est couvert d'un manteau! Lève-toi pour avertir! Ton Seigneur, magnifie-Le! "

Khadîja le réconforte et l'apaise. Elle est la première à croire en sa mission, à accepter le Message qui lui est transmis, à se convertir. Waraqa, rencontré quelques jours plus tard, près du Temple de la Ka'ba, le fortifie en lui disant: " Par celui qui tient mon âme entre Ses mains, tu seras le Prophète de cette nation! Tu as reçu l'ange Gabriel que Moïse avait déjà reçu. Que ne suis-je plus jeune pour t'aider au milieu des épreuves qui t'attendent: On te combattra, on te traitera d'imposteur, de fou! On te chassera! " Et prenant la tête de Muhammad entre ses mains, il lui baisa le front, au comble de l'émotion.

Selon presque toutes les sources arabes, le vieux Waraqa était chrétien, sans qu'il soit possible de préciser son obédience. On le présente comme fort instruit des Ecritures. Il vit en Muhammad le Prophète attendu depuis Jésus, en souvenir du passage de l'Evangile de saint Jean, sur le Paraclet 12 Sa déclaration se situe dans l'atmosphère du moment.

On parlait, en effet, un peu partout, en particulier dans les milieux judéochrétiens de l'arrivée du Messie annoncé par les Ecntures et appelé à réformer le monde. Waraqa voit en Muhammad le Prophète annoncé.

Durant les trois années qui suivirent, Muhammad prêche l'Islâm discrètement. S'y convertissent d'abord ses proches et ses amis : Khadîja, 'Ali (qui avait une dizaine d'années), Zayd b. Hâritha, 'Abû Bâkr b. 'AbI Quhâfa (le futur as -S îddîq), 'Uthmân b. 'Affân, 'Abd-r-Rahmân b. 'Awf, Zubayr b. -l-Aw'vâm, etc.

Après ces trois années de diffusion secrète de l'Islâm, le Prophète décide de prêcher publiquement la nouvelle doctrine, à la suite de la révélation des versets suivants

"N'invoque avec Dieu aucune autre divinité, sinon tu serais du nombre de ceux qui seront châtiés. Avertis les (membres) les plus proches de ton clan... "

Le Prophète obéit et proclama ouvertement, solennellement, l'unicité de Dieu, la condamnation du polythéisme et de l'idolâtrie: Dieu seul est Dieu! Dieu exige qu'on n'adore et qu'on n'implore que Lui. Tout autre culte n'est qu'erreur et superstition. Dieu seul est créateur, vivant éternel, subsistant, omnipotent, sage et libre. Il guide qui Il veut et égare qui Il veut. L'enfer attend les pervers et le paradis les vertueux, car il y a la vie d'ici-bas, illusoire et éphémère, et la vraie, la vie future.

Sa prédication amuse, puis irrite les Mekkois trop attachés à la religion de leurs ancêtres et absolument réfractaires à toute idée de vie outre-tombe. Il donne à la religion qu'il prêche le nom d'Islâm, c'est-à-dire une doctrine qui exige la soumission à Dieu, le total et confiant abandon en Sa volonté, confirme la révélation antérieure faite à ses prédécesseurs, notamment Abraham, Moïse, Jésus, et se propose de ramener le Judaïsme et le Christianisme à une conception plus stricte du monothéisme.

C'est alors que commence pour le Prophète et les premiers adeptes de l'Islâm une période de persécution particulièrement pénible. La nouvelle religion se répand rapidement parmi les femmes, les Chrétiens, les esclaves, les opprimés, les pauvres. Quelques hommes réputés pour leur violence et redoutés à juste titre à La Mekke, comme son oncle Hamza b. 'Abd-l-Muttalib et 'Umar b.-1-Khatt.âb, se convertissent spectaculairement. Mais la bourgeoisie qurayshite reste hostile, moqueuse, impitoyable dans ses réaction, dédaignant une prédication qui " attire les pouilleux, les nauséeux, les déclassés "

Mais au fur et à mesure que l'Islâm se développe et que les adhésions augmentent, l'hostilité des Qurayshites s'accentue et s'exaspère. Ils défendent aux Musulmans de prier publiquement. Les filles de Muhammad sont répudiées, les esclaves battus. Le Prophète ne peut plus passer dans les rues, ni s'approcher du Temple sacré sans être injurié, menacé, couvert d'immondices. Des poètes stipendiés composant de violentes satires contre lui. Les croyants et leur Prophète résistent tant bien que mal, mais la réaction de la bourgeoisie menace de plus en plus leur vie. Les moins soutenus, ceux qui n'ont ni clan, ni protecteur finissent par émigrer clandestinement vers l'Abyssinie; les autres pressent le Prophète d'obtenir de Dieu des secours miraculeux. Les Qurayshites se concertent et frappent de bannissement les Hâshimites.

L'année 620 sera pour lui une année terrible: l'année du deuil, " l'année du chagrin ". Coup sur coup, il perd ses meilleurs soutiens sa femme Kadîja et son oncle 'Abu Tâlib. Son découragement est àson extrême limite. Mais la révélation lui apprend que tous les Prophètes de Dieu subissent de dures épreuves, que tout arrive à son " heure qui ne peut être ni avancée, ni reculée, que Dieu est omniscient et omnipotent, que les impies ne sauraient réduire Dieu à l'impuissance. Aussitôt, le Prophète retrouve de nouvelles forces en lui et crie à l'adresse de ses persécuteurs:

"D'autres générations de mécréants ont agi comme vous, à l'égard des Envoyés de Dieu et ont été anéantis ". " Attendez! J'attends comme vous. "

Il cherche un appui à l'extérieur, nul n'étant prophète en son pays! Il essaie d'abord d'intéresser à sa cause les Arabes nomades. Mais leur hostilité et leur perfidie le déconcertent.

Le Prophète s'adresse à l'opulente oasis de Tâ'if. L'échec est plus grave encore. Il est injurié; on crache sur lui, on lui jette des pierres, et c'est à grand-peine qu'il échappe à la foule déchaînée contre lui et parvient à se réfugier dans un jardin où deux esclaves chrétiens usent de charité à son égard, lui donnent un peu d'eau, quelques fruits, pansent ses blessures et le cachent avant d'assurer sa fuite. " Qui êtes-vous pour vous apitoyer sur mon sort ? " leur demande-t-il - " Nous sommes chrétiens ! " - répondent-ils.

Banni, blessé, le coeur brisé, il retourne à La Mekke où d'autres épreuves l'attendent. Les Qurayshites songent, en effet, à en finir avec lui une fois pour toutes, sans qu'il puisse être vengé.

Pendant ce temps, l'oasis de Yathrib suit les événements, commente les nouvelles et porte un intérêt croissant à tout ce qu'on raconte sur l'homme qui se dit envoyé de Dieu. Les Juifs et les devins avaient prédît plus d'une fois qu'un Prophète allait arriver. Les deux clans principaux de Yathrib, les Khazraj et les 'Aws, tous deux d'origine yéménite, jugent prudent d'avoir le Messie annoncé chez eux et de profiter ainsi de son apostolat au détriment des Juifs. Ils décident de le contacter. Une délégation profite du pèlerinage pour se rendre à La Mekke et s'entendre discrètement avec lui. Un accord secret est conclu entre les Médinois et Muhammad. Il obtient d'eux asile et protection. Quelques Musulmans l'y précèdent. Le complot ourdi pour l'assassiner le contraint à fuir, le vendredi 16 juillet 622 avec son fidèle ami 'Abû Bakr, vers Yathrib, devenue depuis, la ville du Prophète et surnommée " l'Illustre " parmi toutes les cités (al-Munawwara).

Ayant donc réussi à regagner non sans danger - sa tête avait été mise à prix - l'accueillante cité, il s'y fit reconnaître dès son arrivée comme Prophète et juge. Il crée une première mosquée, à laquelle il en substitue une autre (l'actuelle). Celle-ci devient la Maison de l'Islâm, son tribunal, le siège de son Conseil d'Etat et le refuge des malheureux et des persécutés (Dâr-l-Islâm).

La période qui s'étend entre 622 et 632 sera pour l'Islâm une période de lutte armée, de succès et parfois de revers, et, sur le plan intérieur, une période d'organisation de la future communauté islamique en un état théocratique avec ses premières institutions et ses lois fondamentales. Communauté distante du Judaïsme et du Christianisme, égalitaire, fraternelle, anti-raciste, orienté vers la conquête du monde au nom de l'unicité de Dieu. Elle marquera, malgré les réticences des uns et l'hypocrisie des autres, l'unification de l'Arabie autour d'un même idéal religieux et la fin de l'idolâtrie dans cette contrée du monde.

Deux ans après son arrivée à Yathrib, il entreprend, en effet, une série de campagnes militaires (quatre-vingts environ) contre les Quraysites et toutes les tribus arabes, à la tête des Mekkois qui avaient émigré avant ou après lui (les Muhâjirûn), des Khazraj et des 'Aws, surnommés les 'Ans âr, les " Assistants " auxquels l'Islâm doit sa survie et ses premiers succès.

La bataille victorieuse de Badr (en 2 H/624) est payée chèrement par la défaite de 'Uhud, l'année suivante, au cours de laquelle le Prophète faillit perdre la vie. Mais cette victoire à l'actif de l'idolâtrie n'arrête nullement l'expansion de l'Islâm. Les tribus sont soumises et converties les unes après les autres ! Les grandes cités de l'Arabie font tour à tour leur reddition sans condition en ce qui concerne le dogme unicitaire. Après les centres d'hostilité entourant Médine, habités par les puissants clans juifs (Qaynuqâ', Nadhira, Qurayda), ce fut le tour de la capitale opulente du Judaïsme en Arabie, l'oasis de Khaybar (en 7 H/628), de La Mekke et de Hunayn, capitale des redoutables bédouins Hawâzin (peu distante de La Mekke), de Tâ'if, l'année suivante. Deux expéditions en territoire byzantin, l'une se soldant par un échec, l'autre par une victoire inespérée, indiquent dans quel sens l'expansion de l'Islâm allait être dirigée à l'extérieur de l'Arabie.

L'année 9 de l'Hégire (630) marque la soumission ou la destruction de tous les centres de résistance de l'Islâm, en Arabie et aussi des ufûd ou grandes députations tribales venant de tous les coins de l'Arabie pour faire acte de conversion à la nouvelle religion, et demander des préfets instructeurs pour les initier à l'Islâm, trancher les différends qui peuvent surgir entre eux, collecter l'impôt et représenter l'autorité du Prophète parmi eux. La sourate CX qui passe pour être la dernière qui fût révélée, décrit ainsi la situation de l'Islâm peu de temps avant la mort du Prophète!

" Lorsque le secours de Dieu vient, ainsi que la victoire, et que tu vois les gens entrer en foule dans la religion de Dieu, exalte ton Seigneur par la louange et implore son pardon! En vérité, Il accueille volontiers le repentir. "

En zû-l-hijja de l'an 10 de l'Hégire (mars 632), le Prophète accomplit son dernier pèlerinage à La Mekke, 'Arafa, Minâ : " Le Pèlerinage de l'Adieu " (Hajju-l-Wadâ'). Dans le sermon qu'il prononce à cette occasion, il réitère les prescriptions de Dieu en mettant l'accent sur le respect et la reconnaissance des droits de la femme, la fraternité humaine, la condanation du racisme, l'égalité des hommes, leur différence n'étant fondée que sur le mérite, la vertu et la foi. Le Coran est proclamé comme un testament intangible et impérissable et un témoignage de la miséricorde divine envers tous les hommes. Puis il termine par la récitation du verset:

"Aujourd'hui, j'ai parachevé pour vous votre religion, vous Si comblés de Mon bienfait et ai agréé 1'Islâm comme doctrine religieuse pour vous. "

Sa mission est ainsi reconnue accomplie.

Le 13 rabi' de l'an II de l'Hégire, au début de l'après-midi (8 juin 632), il rend le dernier soupir, après avoir dit d'une voix à peine perceptible à sa fille Fâtima qui s'affligeait à ses côtés

"Pour moi l'affliction est finie! Dieu... oui... avec le Compagnon le plus élevé... "

Ce furent ses derniers mots.

Sa mort provoque un immense désarroi, voire des dessensions parmi les croyants. 'Umar veut la tenir secrète. Mais 'Abû Bakr qu'il avait déjà chargé de diriger la prière durant sa maladie, refuse, monte sur la chaire de la mosquée et prononce dans le tumulte, d'une voix forte et claire, devant les croyants rassemblés, un grand discours resté célèbre par son préambule, tiré du Coran:

"Muhammad n'est qu'un Prophète que d'autres Prophètes avaient déjà précédé! Retourneriez vous sur vos pas, s'il mourait [d'une mort naturelle] ou s'il était tué ? Retourner sur ses pas, ne nuit en rien à Dieu qui récompensera ceux qui sont reconnaissants. Personne ne peut rendre l'âme, sans la permission de Dieu, au terme préfixé par écrit. "

Et depuis des siècles, des millions de femmes et d'hommes de toute race, de toute condition, de tout âge et dans toutes les langues du monde, témoignent que Muhammad est l'envoyé de Dieu, qu'il a transmis fidèlement la révélation qu'il avait reçue de Lui. Du haut d'innombrables minarets, des muezzins témoignent, après le Noir Bilâl, premier muezzin de 1'Islâm et qui avait tant souffert pour sa foi, que " Dieu est grand, unique, que Muhammad est Son apôtre ", appelant l'humanité tout entière au culte de Dieu, à la paix et à la félicité de la foi.

La ferveur que portent ces millions d'hommes et de femmes à travers les siècles, les pays et les générations au souvenir de celui àqui ils doivent la bonne direction (hudâ), la voie droite (sirât mustâqim) qui mène vers Celui à qui ils se sont soumis et livrés en toute confiance (muslimûm), vers Dieu dans Sa majesté et Son unicité, a été exprimée d'une manière magistrale par le poète panégyriste al-Bûsîri (m. 695/ 1296) en des vers dont la traduction ne saurait rendre le souffle, ni les rythmes:

" Muhammad est le Seigneur des deux mondes, des deux races (visibles et invisibles) et des deux nations : les Arabes et les non-Arabes. C'est lui notre Prophète: il a ordonné le bien et défendu le mal. Nul ne f ut plus véridique que lui dans ses négations et ses affirmations. C'est lui l'ami de Dieu en l'intercession de qui on peut espérer contre toutes les angoisses.

Il a surpassé les Prophètes par ses dons physiques et sa grandeur morale. Ni en science, ni en longanimité, ils ne sauraient l'égaler. "

Consulter d'autres biographies de Mahomet.