mensuel HISTORIA, janvier 1975, N°338

mensuel HISTORIA, janvier 1975, N°338

Ce numéro 338 contient un dossier de 10 pages sur le Coran.

JEAN BÉRAUD-VILLARS

Aujourd'hui le Coran

Comme les chrétiens se réfèrent à l'Ancien et au Nouveau Testament, des centaines de millions d'hommes trouvent leur guide dans le Coran. Qu'est donc ce livre sacré qui inspire une grande partie de l'humanité dont l'Occident sent, en ce moment, le poids dans le sort du monde? Il nous a semblé intéressant d'offrir dans une nouvelle série l'essentiel d'un de ces livres inspirés qui influencent la vie des hommes. Jean Béraud-Villars, dont on connaît les travaux sur les Musulmans, analyse à grands traits son contenu.

historia338, page90le Coran est l'ensemble des sermons prononcés par Mahomet au cours de son apostolat. Il fut mis par écrit, peu de temps après la mort du Prophète, par ses secrétaires et les témoins de son existence à l'instigation du troisième de ses successeurs, le calife Othman.

Chaque sermon constitue ce que l'on nomme une soura. Il y a dans ce livre 116 [114] « sourate » de longueurs diverses, allant de cinq lignes à quarante pages.

Pour les Musulmans, le Coran est un guide indispensable et suffisant pour se diriger dans la vie spirituelle et dans la vie matérielle. C'est un recueil de prières, un rituel religieux, un code civil, un code pénal, une doctrine politique. Il est nécessaire de connaître ce livre et ses origines pour acquérir quelques lueurs sur l'Islam et sur la mentalité des Musulmans.

historia338, page91Par malheur, le Coran est d'un abord difficile pour les Occidentaux qui, l'ouvrant sans préparation, se perdent dans une accumulation de traditions arabes, de récits empruntés à la Bible et aux Evangiles et passablement déformés, de préceptes moraux, de rappels des événements qui ont marqué les premiers temps de l'Islam, de malédictions, d'objurgations et de prières, le tout encombré de redites et de longueurs et rédigé dans une langue archaïque difficile pour les lettrés arabes eux-mêmes.

une version difficile à établir

II faut du temps, une étude patiente, l'aide aussi de l'érudition moderne pour se diriger dans ce déconcertant labyrinthe, mais ces efforts ont leur récompense et si l'on approche ce livre saint de millions de croyants avec une âme respectueuse et le sens de la poésie et du divin on y trouve presque à chaque page les accents lyriques les plus émouvants et les cris de la foi la plus haute.

Il est probable que Mahomet ne savait pas écrire, mais dès le début de son apostolat, il eut près de lui des secrétaires qui, sur sa demande, notaient ses paroles sur des morceaux de cuir, des fragments de poterie, des feuilles de palmier, des os plats de chameaux et d'autres animaux.

La tradition veut qu'une « soura » ait été entièrement écrite, sous sa dictée, sur une omoplate de chèvre et [on] ajoute que lorsque le Prophète sentait venir l'inspiration, même au milieu de la nuit, il appelait à lui l'un de ses scribes pour fixer immédiatement le message divin.

Après la mort de l'Envoyé de Dieu, alors que certains disciples conservaient dans leur mémoire les paroles du Maître et les récitaient par coeur au cours des cérémonies religieuses, d'autres rassemblèrent sur des rouleaux de parchemin ou de papyrus le plus grand nombre possible de sermons.

Hafsa, fille du calife Omar et veuve de Mahomet, possédait l'un de ces recueils que l'on considérait comme le plus fidèle et le plus complet.

Toutefois, les différentes versions rédigées à cette époque divergeaient, leurs auteurs se querellaient au sujet de la valeur de leurs textes respectifs, il y avait là des germes de schismes et de disputes religieuses au sein de la secte nouvelle.

C'est alors que le troisième calife, Othman (644-655), douze ans après la mort de Mahomet, décida de doter la communauté islamique d'un texte complet et définitif de la Révélation.

Il chargea une commission de lettrés (dont Zaid Ibn Tabit qui avait été l'un des secrétaires du Prophète) d'établir une version officielle, une vulgate, dont la source principale fut constituée par les « Feuillets d'Hafsa » dont il a été parlé.

Ce travail achevé, et pour éviter les controverses et les conflits futurs, Othman s'efforça de faire disparaître tous les documents qui avaient servi à la rédaction de la vulgate, ainsi que les recueils, parfois différents de la version officielle, qui circulaient dans le monde islamique et il fit, dit-on, bâtonner à mort Abdallah Ben Masoud, un des contemporains du Prophète et un récitateur célèbre du Livre saint, qui se plaignait insolemment de ne pas avoir été consulté pour la rédaction de la vulgate et en critiquait le texte.

Cinquante ans plus tard, sous les Omeyyades de Damas, le calife Abd El Malik (685-709) fit rédiger de la vulgate un texte plus intelligible, dans une langue plus moderne et surtout dans une écriture plus lisible que celle de la version primitive.

Le texte omeyyade apporta quelque amélioration. L'emploi des caractères coufiques mis en usage au VIIIe siècle par les scribes de Koufa près de Bassorah en Irak, plus beaux et plus précis que ceux de la vieille graphie hedjazienne, permit, plus tard, l'établissement de manuscrits beaucoup plus clairs.

le Coran devint ainsi accessible à des milliers de fidèles.

Le premier Coran imprimé le fut à Venise vers 1530 pour et par des chrétiens, mais l'autorité ecclésiastique exigea la destruction d'un livre jugé diabolique.

En 1787 parut à Moscou un Coran imprimé pour les Musulmans, mais ces derniers regardaient avec suspicion les exemplaires de leur Livre saint qui n'étaient pas manuscrits. Cette prévention a, en grande partie, disparu depuis l'édition au Caire, en 1923, d'un Coran précis et bien présenté.

le Coran fut, dès le Moyen Age, traduit en latin, puis dans presque toutes les langues européennes. La traduction française la plus répandue est celle de Kasimirski, faite au milieu du siècle dernier et popularisée par les Editions Garnier.

Elle est critiquée par les érudits, mais le profane est séduit par ce texte, peut-être infidèle, mais qui exprime dans un français facile et élégant et sous une forme aisément intelligible, la poésie, l'émotion, la ferveur dont est pénétré le Livre sacré.

Une traduction récente de Régis Blachère répond à toutes les exigences de l'érudition et de l'exégèse modernes. Elle est ardue pour le non-spécialiste, mais sa documentation et ses annotations magistrales permettent au lecteur ignorant l'arabe de trouver sa route dans le dédale qu'est ce pur produit de l'âme orientale.

un étrange désordre

L'esprit occidental, qu'il soit de formation gréco-latine ou anglo-saxonne, a besoin d'un minimum d'ordre et de logique. En ouvrant le Livre essentiel de l'Islam, il s'attend a trouver, soit un exposé de doctrine, soit un recueil de prières, soit l'histoire d'un apostolat, peut-être une mythologie. En abordant le Coran, il se perd dans une inextricable confusion.

Ce livre, on l'a dit, est constitué par les 116 [114] révélations qu'au cours d'un apostolat de vingt ans, Mahomet reçut de Dieu par l'intermédiaire de l'archange Gabriel et transmit verbalement à ses fidèles, ces « sourates » constituant l'alpha et l'oméga de la doctrine musulmane.

Si ces sermons nous étaient présentés dans l'ordre où ils ont été prononcés, nous pourrions suivre l'enchaînement logique de l'enseignement du Prophète, mais dans la vulgate d'Othman ils sont disposés de la façon la plus inattendue pour un Occidental : dans l'ordre de longueur décroissante, sans souci aucun du sujet traité ni de la date à laquelle ils furent prêchés.

Le Livre donne l'impression de confusion dans laquelle nous apparaîtrait le Code civil si les articles en étaient imprimés dans l'ordre dégressif de leur longueur, un article sur le mariage s'insérant entre un article sur les contrats et un autre sur le testament, proportionnellement au nombre de leurs lignes.

Cette disposition est d'autant plus dommageable pour l'intelligence du livre que l'ordre adopté est, dans l'ensemble, exactement contraire à l'ordre chronologique et que l'apostolat de Mahomet est présenté à rebours.

Les courtes prières, les appels passionnés, d'une force à la fois mystique et poétique qui déterminèrent le mouvement irrésistible de l'Islam et dont l'importance fut prépondérante dans l'histoire de la foi nouvelle, sont rejetés à la fin du Livre, tandis que l'on rencontre au début (après toutefois l'admirable Liminaire qui est le Pater des Musulmans), les longs sermons détaillés, didactiques, par lesquels le Prophète, dont la vigueur oratoire avait décliné mais dont le rôle de chef d'Etat ne cessait de grandir, s'efforçait d'organiser un Etat théocratique et qui sont plus proches des vieux coutumiers arabes que des psaumes lyriques du début de la Révélation.

Les théologiens musulmans ont compris les inconvénients de l'étrange désordre du Livre saint et se sont efforcés de dater et de situer chaque « soura », mais leur respect d'un document sacré leur a interdit d'en modifier la présentation écrite.

Les érudits occidentaux que n'arrêtent pas les mêmes scrupules ont tenté - s'aidant d'ailleurs des traditions et de l'exégèse musulmanes - de publier des traductions du Coran où l'ordre chronologique des « sourate » soit rétabli et où s'insèrent d'abord les sermons prêchés à La Mecque par Mahomet que venait bouleverser une illumination soudaine, puis, après ces éblouissements, un exposé plus méthodique de la foi nouvelle.

Ainsi présenté et compte tenu de la part d'hypothèse que comportent de tels travaux, le Coran devient accessible à nos esprits d'Occident.

Quant à la majorité des Musulmans, cet effort de logique doit leur sembler futile et probablement sacrilège, car leur foi ardente, loin d'être rebutée par le désordre et les obscurités du texte sacré, trouve dans les ténèbres où fulgurent des lueurs éclatantes, un aliment infini à leur besoin de spéculation, de ferveur et de foi.

une nourriture spirituelle

le Coran s'ouvre sur le Liminaire. Aucune âme religieuse ne peut être insensible à ces versets que les Musulmans répètent chaque jour au cours de leurs cinq prières obligatoires :

Louange à Dieu, Maître du Monde,
Le Clément, le Miséricordieux
Souverain au jour du Jugement.
C'est toi que nous adorons. C'est toi dont nous implorons le secours.
Dirige-nous dans le sentier droit, Dans le sentier de ceux que tu combles de tes bienfaits
Et non pas de ceux qui ont encouru ta colère Ni de ceux qui s'égarent.

C'est le ton, d'une religiosité profondément émouvante, que nous retrouvons dans les premiers sermons, par exemple dans cette oraison de la « soura » XCIII :

Au nom de Dieu bienfaisant et miséricordieux
J'en jure par la clarté du jour,
Par la nuit quand elle règne,
Ton seigneur ne t'a ni abandonné ni haï.
La Vie future sera meilleure pour toi que la vie présente.
Dieu te donnera alors et tu seras satisfait,
Ne t'a-t-il pas trouvé orphelin?
Ne t'a-t-il pas donné un refuge?
Ne t'a-t-il pas trouvé égaré? Ne t'a-t-il pas guidé?

C'est la période lyrique de l'apostolat de Mahomet, le Prophète transpose sur le plan poétique toutes ses émotions, non seulement ses envolées mystiques et le drame de sa vie religieuse intérieure, mais les événements courants de son existence personnelle.

Mais au fur et à mesure de l'évolution de la mission de Mahomet, le poète fait place à l'apôtre, la discussion dogmatique remplace les images fulgurantes.

Certain de sa mission, il veut persuader les foules de la Vérité qu'il sent vivante en lui et il s'exaspère de toute contradiction. Dieu l'a choisi et lui a dit : « Prêche » et rien ne compte plus pour lui que la Prédication.

Il est en train de connaître toutes les épreuves qui sont celles des grands initiés et la pire qui est l'indifférence des incrédules.

Dans sa conviction passionnée, il se rencontre avec les prophètes d'Israël : Esaïe, Job, Jérémie, et son ton sera exactement le même que celui de ces inspirés.

Esaïe :

Cieux, écoutez, terre, prêtez l'oreille,
Car l'Eternel parle :
J'ai nourri et élevé des enfants
Mais ils se sont révoltés contre moi.
Le buf connaît son maître
Et l'âne sa crèche
Israël ne connaît rien,
Mon peuple n'a pas d'intelligence,
Malheur à la nation pécheresse,
... à la race des méchants.
Ils ont abandonné Dieu, ils ont méprisé le Saint d'Israël.
Quels châtiments nouveaux leur infliger?

et Mahomet :

Voici les versets du Livre Sage.
Il sert de direction. Il est une grâce
accordée par Dieu à ceux qui font le bien.
Il en est qui achèteront des contes futiles
Pour faire dévier les autres du Sentier de Dieu.
Ils n'ont point de sens.
A de tels hommes est préparée une peine ignominieuse.
Si on leur récite nos enseignements,
Ils se détournent avec dédain.
A eux j'annonce un douloureux châtiment.

C'est la même certitude, la même hargne. Ce ton d'ailleurs correspond à une période particulière de la vie du Prophète et qui se place peu de temps avant l'Hégire. Celle où il est persuadé (comme le furent les chrétiens dans les mois qui suivirent immédiatement la mort du Christ) que les temps sont proches, qu'un cataclysme est imminent et que les hommes n'ont que peu d'instants avant le Jugement pour se soumettre à la volonté divine.

On trouve trace de cette « Grand Peur » dans les « sourate » de la seconde période mecquoise avec leur ton apocalyptique.

Les témoins de la vie du Prophète nous ont parlé de cette crise physique et morale dans la vie de Mahomet, au cours de laquelle il fouaille ses adeptes, les poussant vers le Salut à grand renfort de promesses et surtout d'atroces menaces : tous doivent se convertir avant le Jour terrible et cette conviction lui inspire des descriptions d'un féroce réalisme qui font penser aux effroyables images de l'Enfer du Livre d'Exercices d'Ignace de Loyola.

Après ces convulsions morales, le Prophète dut retrouver un certain équilibre et envisager un moins effrayant avenir. Ces catastrophes ne lui semblaient plus si proches et il s'irritait un peu de ceux qui lui rappelaient ses propres vaticinations.

Ils t'interrogent sur l'Heure, dit-il, à quand sa venue?
Réponds-leur : la connaissance n'en est qu'à mon Seigneur, lui seul la manifestera en son temps.

historia338, page94C'est ensuite l'Hégire, l'installation à Médine, la fondation d'un Etat théocratique. Le ton change encore.

Dans les « sourate », on perçoit l'écho de la guerre contre les Mecquois, des luttes intérieures contre les Juifs médinois, le perpétuel souci de ramener à la foi et de pousser à la guerre des partisans tièdes ou hésitants.

Plus tard enfin le pouvoir de Mahomet s'est consolidé. Il est sûr de l'avenir de sa théocratie. Il organise et légifère.

L'une de ses dernières « sourate » (celle dite de la Génisse) est beaucoup moins un message religieux qu'un code et qu'un rituel, car elle traite du mariage et du divorce, de l'héritage, du prêt à intérêt, des prescriptions alimentaires, de la direction de la prière, du pèlerinage pour d'ailleurs, dans ses dernières lignes, s'élever d'un élan magnifique au-dessus du matérialisme des lois civiles et des petites pratiques et retrouver l'accent de la foi et d'une émouvante humilité :

Dieu n'impose à aucune âme un fardeau qui soit au-dessus de ses forces. Seul ce dont chaque âme sera responsable sera allégué pour elle ou contre elle. Seigneur, ne nous punis pas de fautes commises par oubli ou par erreur...
Seigneur, ne nous charge pas au-delà de ce que nous pouvons supporter. Efface nos péchés, pardonne-les-nous, aie pitié de nous. Tu es notre Seigneur. Donne-nous la victoire sur les Infidèles.

Mais ces vues trop rapides et ces trop brèves citations ne peuvent donner idée de la force d'un livre qui a bouleversé le monde et qui reste la nourriture spirituelle de millions de Croyants.

un livre bouillonnant une limpide simplicité

le Coran est écrit dans une belle langue vigoureuse et riche mais archaïque, si bien qu'elle reste très souvent sibylline pour les plus lettrés des Musulmans. On considère que l'arabe du Livre saint est aussi loin de l'arabe moderne que le latin l'est de l'italien ou du français.

Certains versets sont restés des rébus sur lesquels s'exercent la subtilité et l'imagination fertile des exégètes et ont donné lieu à des milliers d'interprétations. Dans l'ensemble, le texte n'en est pas immédiatement compréhensible pour les fidèles, même très instruits.

Au VIIe siècle, la langue arabe était parlée de l'Hadramaout à l'Euphrate en une infinité de dialectes, mais il est probable que l'arabe hedjazien avait une sorte de prééminence en raison de l'importance économique et religieuse de La Mecque.

Le choix de ce dialecte pour la rédaction du Livre essentiel lui a certainement donné avantage sur les autres et contribué à créer une Koiné, une langue officielle pour un vaste groupe ethnique, par un phénomène semblable à celui qui s'est produit par Homère pour le grec, par Dante pour l'italien, pour l'allemand par Luther.

le Coran n'en reste pas moins plein d'obscurités et l'origine de son nom même est controversée par les érudits aussi bien orientaux qu'occidentaux qui ignorent s'il vient d'une racine signifiant lire ou d'une autre voulant dire déclamer ou prêcher, mais ce mystère étymologique ne le rend que plus sacré aux yeux des fidèles.

Quant au style du Coran, c'est de l'avis des croyants comme des profanes quelque chose d'exceptionnel et même d'unique dans la littérature arabe.

Il n'obéit pas aux règles très strictes de la prosodie arabe (qui étaient déjà parfaitement fixées à l'époque de Mahomet), mais il n'est pas pour autant écrit en prose. C'est un langage au rythme puissant, tantôt rimé, tantôt assonancé. L'accent, l'envolée sont mis au service de la prédication.

Même si l'on ignore l'arabe, on perçoit, à travers l'écran des traductions, la poésie et la force de ce livre de feu. Tels versets mystérieux bouleversent par le choc des images, la magie évocatrice des mots, la riche incohérence des pensées, comme vous atteignent certains vers d'Eluard ou de Breton. Quel aliment pour des âmes plus avides de délire que d'équilibre, d'infini que de logique !

Et pourtant, de ce livre bouillonnant, confus, multiple, plein de redites et de contradictions, la doctrine est d'une limpide simplicité. Elle tient en trois phrases :

Il n'y a qu'un Dieu.
La vie future est une certitude.
Croyez et vous serez sauvé.

Monothéisme, foi dans l'au-delà. Le reste, pour le Croyant, est de l'accessoire, de vains ornements - ne compte pas.

historia338, page96Un Occidental qui croyait s'être incorporé à l'Orient, T. E. Lawrence, s'est étonné de cet extrême dépouillement et l'a pris, ou feint de le prendre, pour de l'indigence. « C'est, dit-il, le bagage religieux le plus léger qu'un nomade puisse emporter attaché à sa selle. »

C'est condamner une foi par ce qu'elle a de plus haut : son goût farouche de l'absolu, son besoin de ramener sa conception de la Divinité a l'essentiel, son intransigeant spiritualisme.

Il faudrait dire plutôt que l'idéal du Musulman est de faire le vide autour de lui pour laisser plus de place à Dieu.

En réalité, Mahomet, comme l'avaient fait Sakiamouni et Jésus, réagissait contre les superstitions, les pratiques magiques, le ritualisme, la vénalité du clergé, tout le matérialisme religieux qu'il voyait autour de lui.

Sa doctrine était plus près du déisme de Rousseau que du fanatisme des foules avides de cérémonies spectaculaires et de miracles. Il rêvait d'une foi simple, haute, réduite à l'essentiel.

Bien entendu, comme tous les prophètes ses prédécesseurs, il devait être trahi par ses disciples et, pour conserver ses adeptes, se trahir lui-même. Le besoin de merveilleux est profond chez les hommes. Aucun apôtre, si élevée que soit sa pensée, ne peut l'extirper.

historia338, page96-97 aDe nos jours, le pèlerinage, l'acte principal de la vie mystique du Musulman, est tout imprégné de croyances idolâtres antérieures à l'Islam; presque chacun des gestes imposée aux fidèles est d'origine païenne. Tant il est vrai que malgré son autorité sur ses disciples, Mahomet a dû transiger avec des croyances impures mais profondément ancrées dans le coeur de ses contemporains.

Un philosophe amer a dit que l'histoire de toute religion « était celle d'une impuissance et d'un refus ».

Que Mahomet ait eu grand-peine à faire partager à ses fidèles sa conviction ardente de l'unicité divine apparaît nettement dans le Coran. Son enseignement se heurtait à de vieilles superstitions, à un polythéisme traditionnel et le Prophète ne cessa de fulminer contre les incrédules et les idolâtres qui incorrigiblement revenaient à leurs pratiques coupables.

La menace du feu éternel, sempiternellement répétée avec les détails les plus affreux, montre quelle peine il avait à maintenir ses ouailles dans le droit chemin et combien souvent ils retombaient dans leurs péchés.

un cri éperdu d'amour de Dieu

Une religion, c'est un immense mouvement de mysticisme collectif, mais c'est aussi une aventure littéraire. Seul le Livre, Ramayana, Bible, Evangile, Coran, donne sa forme fixée, définitive, à ce qui était aspirations vagues, confusions, contradictions. Les religions ne seraient que des nébuleuses si n'existaient pas les écrits.

historia338, page97 bJusqu'à une époque récente, jusqu'à l'immense inflation de choses imprimées que connaît notre temps, un seul livre suffisait aux besoins intellectuels, moraux et religieux des fidèles.

Ainsi a-t-on vu les Puritains partir à la conquête de l'Ouest américain avec, pour tout bagage spirituel et pour toute lecture, la Bible qu'ils avaient sous le bras.

De même, le Coran est le livre indispensable, mais, de nos jours encore, suffisant pour les millions de Musulmans.

Peu importe, pour des esprits profondément religieux, que le Livre saint enseigne une morale peu compatible avec les usages et les lois du XXe siècle, prescrive le talion, recommande l'exécution des prisonniers de guerre et la lapidation des adultères [inexact : c'est la biographie de Mahomet qui enseigne le caillassage. Le Coran ordonne le fouet en public].

Les Musulmans sincères du Caire, de Beyrouth ou de Casablanca ne sont pas plus choqués par ce décalage avec leurs moeurs actuelles, que ne le sont les protestants de Boston ou de Philadelphie allant chercher leurs préceptes moraux et leurs exemples de vie édifiante dans les Chroniques et les coutumes des patriarches nomades du XVe siècle avant notre ère.

Ce sont les grâces d'état des âmes ferventes.

historia338, page97 cLa prééminence du Coran sur tout autre écrit est un article de foi pour les Musulmans, si bien qu'en arabe, les verbes lire et étudier signifient lire le Coran ou étudier le Coran, et ce fait a dû avoir une influence profonde sur la formation intellectuelle des peuples islamisés.

Pour l'Occidental qui est parvenu à se diriger dans son éblouissant chaos, la lecture du Coran est une chose exaltante.

historia338, page97 dLe Livre fulmine de façon magnifique contre les chrétiens, les juifs, les idolâtres, les polythéistes, les sceptiques, les tièdes et les rieurs, contre tous ceux qui ne se livrent pas tout entiers avec une soumission totale à une foi monolithique.

C'est un cri éperdu d'amour de Dieu, de désir de Dieu, de confiance en Dieu. Un cri qui a le son rauque des voix arabes, la dure rigueur des âmes primitives, mais quelle certitude, quelle volonté de sacrifice, quel courage brûlant.

Ce n'est pas un livre de paix mais un guide pour les militants. Les Musulmans n'y cherchent pas la paix, mais la certitude, l'inébranlable conviction indispensable à celui qui se bat, la détente délicieuse qu'il y a pour certaines âmes avides d'absolu à s'abandonner sans réserve à un torrent.

la prière mêlée à la vie

Lorsqu'au cours de son voyage nocturne, Mahomet se trouva en face du Maître des Mondes, « Dieu posa sa main droite sur l'épaule du Prophète, sa gauche sur sa poitrine et lui expliqua le sens profond de la prière ».

Sens profond que Mahomet avait toujours perçu, lui pour qui prier éperdument avait depuis sa vocation été une ineffable volupté, mais qu'il fallait révéler aux hommes pour que de l'Islam entier monte sans cesse une immense action de grâce vers le Créateur.

« Le fidèle, dit Allah, doit faire chaque jour cinquante prières à ma louange. »

« Le fidèle fera cinquante prières par jour », répondit Mahomet.

Mais la légende veut que le Prophète quittant l'Empirée ait rencontré Moïse et lui ait fait part de cet entretien. Moïse avait une amère expérience des hommes et de leurs faiblesses :
« C'est trop demander à tes adeptes, déclara-t-il. Jamais ils ne feront ces cinquante prières. Va demander au Seigneur de réduire ce nombre. »

Mahomet retourna auprès de Dieu et les historiographes se plaisent à raconter le long marchandage au cours duquel, prosterné devant Allah au plus haut du Cosmos et dans la ronde des constellations, il obtint que fût réduit à cinq le chiffre des prières que le Croyant doit journellement adresser à son Seigneur.

Mais ces cinq oraisons, il doit les adresser et il les adresse. Cinq fois par jour, il a ce dialogue avec la Divinité. Dialogue tendre, fervent, ardent ou véhément suivant son caractère et le degré de sa foi, mais si fréquent qu'il teinte de mysticisme la vie journalière du plus humble des Musulmans.

Mahomet, bien avant les jésuites et Pascal, savait que la parole et les gestes déterminent et guident la pensée, que les mouvements des lèvres et du corps tendent à provoquer les mouvements de l'âme. Faites ces gestes, dites ces mots et l'élan métaphysique suivra les manifestations physiques.

Cela était vrai pour ses adeptes dispersés qui, en priant, communiaient avec le maître lointain qui priait à la même heure. Cela l'était plus encore dans l'enceinte de la mosquée de Médine où la prière était pour Mahomet un puissant moyen de tenir en main sa communauté.

La prière musulmane est un ensemble de gestes rituels qui semblent au profane aussi compliqués et mystérieux que ceux du prêtre catholique autour de l'autel. Elle a lieu à l'aube, à midi, au milieu de l'après-midi, au coucher du soleil, à la nuit.

Avant son oraison, le fidèle doit se purifier physiquement par des ablutions; s'il n'a pas d'eau, il doit faire avec du sable les gestes de ces ablutions. Puis il s'oriente vers La Mecque et :

1° Debout, les mains ouvertes à hauteur des épaules, il dit : « Allah est grand. »

2° Debout, la main gauche dans la main droite, il récite la Fatiha, première « soura » du Coran :

Louange à Dieu, maître des mondes,
Le Clément, le Miséricordieux
Souverain au jour du jugement.
C'est toi que nous adorons, c'est de toi que nous implorons le secours.
Dirige-nous dans le sentier droit,
Le sentier de ceux que tu combles de tes bienfaits,
Et non pas de ceux qui ont encouru ta colère,
Ni de ceux qui s'égarent.

3° II s'incline, posant ses mains sur ses genoux.

4° II se redresse et élève les mains en disant : « Allah, écoute celui qui te loue. »

5° II se prosterne et touche le sol de ses genoux, puis de ses mains, puis de son nez.

6° II se met à genoux, puis s'asseoit sur son séant, et récite successivement :

La profession de foi (Chahada) : « II n'y a de Dieu qu'Allah et Mahomet est son Prophète »; une prière spéciale à l'intention du Prophète, enfin la formule : « Sur nous soient le Salut et la miséricorde d'Allah », prononcés en se tournant à droite puis à gauche.

7° II se prosterne de nouveau, le nez touchant la terre.

L'ensemble de ces oraisons et de ces attitudes constitue une « Rik'a ». Les prières de midi, de l'après-midi et de la nuit comportent quatre « Rik'a », celles de l'aube et du coucher du soleil deux ou trois « Rik'a » seulement.

Qui a connu le vieil Islam - dont nous sépare à peine une génération - a dans l'oreille la voix aigre et psalmodiée du muezzin appelant du haut des minarets les Croyants à la prière.

Dans les petites villes, l'effet était saisissant de cet arrêt soudain de toute activité, de cette foule se recueillant, accomplissant dans les rues, dans les souks, sur les chantiers, dans les casernes, les mêmes gestes rituels.

Sur ce point, l'Islam s'est modifié, contraint sans doute par le rythme mécanique de la vie moderne. Dans les villes les plus pieuses, Le Caire, Djeddah, Kerbela, Koum, le fracas des camions couvre l'appel à l'oraison.

le tête-à-tête avec la Divinité

II semble bien que l'homme qui monte un pneu, creuse la fondation d'un immeuble et boulonne un pipe-line soit moins enclin à interrompre son travail cinq fois dans la journée.

Y a-t-il là affaiblissement de la religion? C'est difficile à dire. L'Islam se transforme, mais il ne faudrait pas croire hâtivement qu'un manque d'assiduité à une pratique, même essentielle, même millénaire, montre son déclin.

Il reste que la prière musulmane multi-quotidienne, pratiquée pendant des siècles, a modelé l'âme des Croyants, y a laissé, pour des générations, une empreinte indélébile.

Ce n'est pas en vain que de façon si fréquente et du fond du coeur, le Musulman s'abstrait des choses terrestres, se concentre sur le transcendant, pour avoir ce tête-à-tête avec la Divinité, non - et c'est la chose importante - pour lui demander la satisfaction de quelque désir, mais pour se fondre en elle.

Et c'est de là certainement que viennent chez les fidèles ce calme, ce sérieux, cette dignité qui nous frappent, et aussi cette indifférence- aux heurts de la vie que nous appelons fatalisme et qui n'est qu'acceptation de la volonté du Très-Haut.

Et qu'il arrive aux incrédules de leur envier.

Jean Béraud-Villars

Illustrations

Une page du Coran, manuscrit arabe. Depuis des siècles, les calligraphes suivent la tradition en évitant des modifications qui seraient sacrilèges aux yeux des croyants.

Les lieux saints de l'Islam à Jérusalem : la célèbre mosquée d'Omar et la mosquée El Aksa. Manuscrit ouigour du XVe siècle :

Mahomet entouré des six prophètes.

Une page du Coran encadrée de quatre commentaires, dont un en persan. Seul l'arabe est la langue choisie par Dieu comme instrument de sa révélation au Prophète. Et le Coran est « l'ultime perfection dans la beauté et la grandeur du style ». Le traduire en une autre langue serait donc impie. Mais aucun interdit ne pèse sur celle des commentaires.

Maître et étudiants d'une école de théologie à Tash-Kourgan en Asie centrale. Tous les peuples de race turque sont des fidèles de l'Islam depuis le Xe siècle.

La Mecque : au centre de la grande mosquée, le Saint des Saints, la Kaaba, édifice cubique revêtu d'une chape noire et abritant la Pierre noire remise par Gabriel à Abraham.

Dans une bourgade du Turkestan, le muezzin appelle les fidèles à la prière. Un rite que l'on retrouve identique de Rabat à Djakarta, de Samarkand à Niamey. Et partout les fidèles se tournent vers La Mecque.